Le ciel semblait se consumer lentement au-dessus de leurs têtes. Des nuages grisâtres, épais comme de la suie, couvraient les hauteurs, déversant une lumière trouble sur la forêt. À mesure qu’ils avançaient, la végétation changeait. Les arbres prenaient des teintes cendrées, les feuilles devenaient rigides comme du verre, et l’air s’alourdissait, saturé d’un parfum métallique.
Le Val de Cendres portait bien son nom. C’était une terre oubliée, où l’air lui-même semblait avoir été consumé par le feu d’un passé trop ancien pour être raconté. Aucun oiseau ne chantait. Aucune bête ne fuyait à leur passage. Le silence était si dense qu’Elara avait parfois l’impression d’entendre le battement de son propre cœur résonner sur les pierres.
"Nous approchons," murmura Kaelen.
Il n’avait pas parlé depuis des heures. Son visage, d’ordinaire impassible, se tendait désormais d’une inquiétude visible. Même lui, ce prince déchu habitué aux malédictions, semblait craindre ce qui les attendait.
"Le gardien ? Il vit ici ?" demanda Elara, la voix basse, de peur de réveiller quelque chose.
Kaelen acquiesça.
"Pas un être vivant au sens habituel. Le Gardien est né de la brèche elle-même. Il n’a pas de chair. Il a une mémoire. Une volonté. Il juge les âmes."
Elara frissonna. Ce qu’elle avait pris pour des contes de feu de camp prenait désormais forme devant elle. Ces terres maudites ne suivaient aucune logique humaine. Tout y avait été tordu, refaçonné par une magie sauvage, ancienne, insaisissable.
Ils franchirent un passage étroit entre deux rochers de basalte noir. Un frisson parcourut Elara : l’air y était plus froid, chargé d’une énergie vibrante, comme si un souffle invisible passait à travers elle.
Et là, ils y étaient.
Le Val.
Une vallée d’un gris spectral s’étendait à perte de vue. Le sol était couvert d’une cendre épaisse, presque soyeuse, et des structures effondrées émergeaient du brouillard : fragments d’un ancien temple, colonnes calcinées, arches brisées. La ruine d’un sanctuaire oublié.
Kaelen s’arrêta net, posant un genou à terre. Il ferma les yeux et posa la main sur le sol.
"Il est là," murmura-t-il. "Il nous observe."
Elara déglutit. Une énergie sourde, presque physique, pulsa dans l’air. Une onde invisible souleva la cendre à leurs pieds. Elle recula d’un pas, tendant la main vers son carnet comme un réflexe, mais elle savait que le papier ne la protégerait pas.
Et alors, il apparut.
Non pas d’un seul coup, mais en fragments, comme une image brisée qui se recompose lentement. Une silhouette immense se dessina dans la brume, formée de roches flottantes, de racines noircies, et de feuillage calciné. Des orbites vides brillaient d’une lumière intérieure, bleutée, glaciale.
"VOUS N’AVEZ PAS DE NOM DANS CE LIEU."
La voix du Gardien ne sortait pas d’une bouche. Elle vibrait dans les os, dans l’air, dans la terre même. Elara crut s’effondrer sous la pression. Kaelen, lui, resta agenouillé.
"Je viens avec une offrande," dit-il. "Et une carte."
La créature se pencha. Une main formée de cendres s’étendit lentement vers Elara, effleurant à peine son front.
"HUMAINE. TU PORTES L’ENCRE ET LE REGARD. TU ES LA PASSEUSE DES CHEMINS PERDUS."
Elara se sentit vidée, comme si la chose avait fouillé ses souvenirs, ses rêves, sa mémoire entière.
"Je… je veux seulement tracer ce qui a été oublié. Comprendre les frontières. Les réparer."
"CELUI QUI T’ACCOMPAGNE EST DE SANG MAUDIT."
Kaelen baissa la tête. Il n’objecta rien.
"IL NE PEUT PASSER. SA PRÉSENCE EST UNE INSULTE AU SOUVENIR DE CEUX QUI ONT PÉRI."
Un silence tendu s’installa. Elara regarda Kaelen. Il n’avait pas l’air surpris. Il savait. Il savait qu’il ne pourrait pas franchir ce seuil.
"Alors je passerai seule," dit-elle d’une voix tremblante mais résolue.
Kaelen releva lentement les yeux vers elle.
"Tu n’y es pas obligée, Elara. Tu ne me dois rien."
"Mais je me le dois à moi-même."
La créature sembla contempler ce choix avec une forme de curiosité impassible. Puis, lentement, le brouillard se divisa, révélant un chemin de pierre menant au fond du Val.
"AVANCE, CARTOGRAPHE. LA PIERRE-MÉMOIRE T’ATTEND. MAIS SOUVIENS-TOI : CHAQUE CARTE EST AUSSI UNE PRISON."
Elara n’eut pas le temps de poser de questions. La silhouette du Gardien se dissipa aussi lentement qu’elle était apparue.
Kaelen s’approcha d’elle, sortant un petit médaillon noirci qu’il glissa dans sa main.
"Tu en auras besoin. Il contient la trace de mon sang. Il te permettra de voir ce que seuls les anciens peuvent voir."
"Et toi ? Tu m’attendras ici ?"
"Je n’ai plus de place au-delà de cette limite. Si tu réussis… le chemin s’ouvrira. Sinon…"
Il ne termina pas sa phrase.
Elara hocha la tête, serra le médaillon dans sa paume, et s’engagea seule dans le Val.
Ses pas soulevaient des volutes de cendre. Chaque mètre parcouru semblait plus lourd que le précédent. Des murmures montaient du sol, des mots dans une langue oubliée. Et, au centre du Val, reposait un autel de pierre.
Au-dessus, suspendue dans l’air, une pierre cristalline pulsait, comme un cœur ancien.
Elle savait que cette pierre contenait la mémoire du lieu. Peut-être même l’origine de la malédiction.
Mais lorsqu’elle s’en approcha, la pierre se mit à luire d’un rouge menaçant, et une voix inconnue résonna dans son esprit.
"Qui es-tu pour réveiller le passé ? Qui es-tu pour croire que le monde veut être réparé ?"
Elara recula, le souffle coupé.
Elle n’était qu’au début.
Et déjà, le passé semblait vouloir la dévorer.
Au lever du jour, le camp s’éveilla lentement, comme tiré d’un songe. Les dernières braises du feu crépitaient faiblement, projetant sur les visages endormis des lueurs rougeoyantes. Le ciel, lavé de nuit, s’ouvrait dans des teintes pastel, un mariage d’ors pâles et de roses cendrés, étendant sa clarté fragile sur les collines.Le vent portait une senteur de mousse humide et d’écorce fraîche. Un silence dense enveloppait la vallée — pas le silence paisible du repos, mais celui d’un monde qui attend.Elara s’était levée la première. Elle observa longtemps les derniers filaments de fumée s’élever dans le ciel, le carnet contre sa poitrine. Sur ses pages s'entassaient des lignes noires, des tracés d’aventures récentes, des échos de dangers surmontés. Mais cette fois, elle ne dessinait pas l’avenir. Elle s’apprêtait à marcher dans l’inconnu.Derrière elle, Neris pliait méthodiquement les toiles. Chaque geste était mesuré, précis, comme toujours. Son instinct lui soufflait que le territoir
La nuit s’était posée sur la vallée comme une couverture silencieuse. Une nuit douce, presque irréelle, teintée d’un calme trompeur. Les étoiles scintillaient faiblement au-dessus des cimes, timides sentinelles dans l’immensité du ciel. Un voile de brume s’élevait lentement des herbes hautes, effleurant les tentes comme une caresse venue d’un autre monde.Le camp, dissimulé au creux d’une vallée oubliée, semblait hors du temps. Protégé par des arbres anciens, dont les troncs torsadés parlaient de siècles révolus, il respirait la quiétude après la tempête. Une rivière serpentait non loin, son chant discret mêlé au bruissement des feuillages et au souffle contenu du vent. Même les feux de camp, dispersés entre les abris, crépitaient à voix basse, comme s’ils respectaient un silence sacré.Elara s’était éloignée, comme à son habitude. Elle n’aimait pas l’agitation, même paisible. Elle préférait les marges, les endroits où les bruits se dissipent et où les pensées peuvent se déplier sans h
Chapitre XIII — Les TisseursLa lumière revint, d’abord timide, puis croissante. Elle caressa les paupières fermées d’Elara, y déposa un frisson chaud, presque irréel après tant d’heures — ou de siècles ? — passés dans le ventre du chaos.Quand elle rouvrit les yeux, son souffle se bloqua dans sa gorge. Sous ses doigts, l’herbe. Pas une illusion, pas une mosaïque vivante, pas un mirage : de la vraie herbe, humide de rosée, qui se froissait sous ses ongles. Elle inspira, et l’air portait enfin l’odeur de la terre et non celle de la faille.Elle se redressa, tremblante, et contempla le monde revenu. Les Landes Fracturées n’étaient plus qu’un pli à l’horizon. Là où le sol se crevassait, de nouvelles pousses brisaient déjà la croûte. Des insectes timides sortaient de trous oubliés. L’air vibrait encore d’un frisson, comme un soupir d’animal qui se réveille.Elara baissa les yeux vers ses paumes. Ses lignes — ces filaments d’encre qu’elle avait appris à tracer depuis l’enfance — étaient to
Tout était silence. Et pourtant, tout criait. Kaelen flottait dans un monde sans forme. Ni ciel, ni terre. Ni vent, ni gravité. Rien qu’un espace sans horizon, un gouffre de brume et d’échos, tissé uniquement de pensée, d’émotion brute, de souvenirs épars. Parfois, un éclat d’image traversait cette mer informe : un éclat de lumière, une ombre mouvante, un fragment de voix perdue. Il n’avait plus de corps. Pas vraiment. Ses membres n’étaient plus que des impressions, ses veines des lignes de lumière rompues, sa peau un voile translucide qu’on aurait effleuré pour voir au travers. À sa place, il n’y avait qu’un esprit, étiré, disloqué, comme une toile qu’on aurait suspendue dans l’obscurité. Il avait l’impression d’être à la fois partout et nulle part. Et au centre… le fragment. Pas un objet. Pas un cristal. Ni une pierre ni une arme. Seulement une présence. Froide. Sereine. Absolue. Comme une nuit sans fin. Une nuit qui ne jugeait pas, qui n’ordonnait pas : elle imposait. Le fragm
Le monde ne tenait plus en place.C’était la première chose qu’Elara ressentit en posant le pied dans les Landes Fracturées. À peine avait-elle franchi la dernière ligne stable qu’elle sentit ses repères se disloquer : la terre sous sa semelle se crevassa pour devenir sable, puis roc, puis mousse, puis de nouveau un sol craquelé qui respirait comme une bête. À chaque pas, la réalité hésitait.Autour d’elle, Liora et Neris avançaient en silence. Liora avait relevé sa capuche, mais ses mèches rousses s’échappaient au vent — un vent qui ne savait pas choisir sa direction, ni son odeur. Parfois il portait un parfum de mer, parfois une odeur de viande fumée, parfois celle de la pourriture. Neris, lui, gardait sa main posée sur la garde de son arme, comme si la lame pouvait trancher non seulement la chair, mais aussi ce qui rongeait l’air.Ils suivaient Elara, parce qu’elle seule savait lire la trace. Ou du moins, ils le croyaient.— C’est pire que je ne l’imaginais, souffla Liora. Sa voix s
Le carnet refusait de se taire.Même fermé, il palpitait contre la paume d’Elara, comme un cœur étranger emprisonné sous cuir et papier. Une lueur noire, presque huileuse, filtrait de ses coutures anciennes. Elle pulsait, lente et entêtante, au rythme d’un battement qui n’appartenait ni au monde ni au temps.Depuis des jours, Elara dormait à côté de ce fragment, comme on veille un ennemi. Chaque nuit, elle entendait son chuchotement ramper sous ses rêves. Chaque matin, elle vérifiait les runes que Liora avait gravées autour du carnet pour le maintenir sous contrôle. Mais au fond, tous savaient que ce n’était qu’une question de temps avant que le cercle ne cède.Neris tournait autour du feu de camp, son manteau soulevé par le vent mordant. Ses yeux clairs fixaient tour à tour Elara et le carnet posé sur la pierre.— On ne peut pas continuer ainsi, dit-il finalement, la voix râpeuse. Le fragment noir cherche une porte. Et il l’a choisie.Il ne montrait pas le carnet, mais Elara. Elle so