La voiture gronde doucement sur la route forestière, avalant les kilomètres à mesure que les pins défilent de part et d’autre. Dans le silence qui règne à l’arrière, je garde les yeux rivés à la fenêtre. Je sens la vibration sous mes cuisses, le vent qui s’insinue par la vitre entrouverte, mais je n’entends rien. C’est comme si mes pensées étaient enfermées dans une bulle insonore.
- Tu vas pas nous faire la gueule tout le week-end, hein ? balance Léa depuis le siège passager, un sourire acide au coin des lèvres.
Je ne réponds pas. Je n’ai pas la force. Mes côtes me lancent à chaque respiration et ma pommette droite est encore enflée malgré la glace que j’ai appliquée toute la nuit. Maman n’a rien dit. Elle n’a même pas osé me regarder ce matin, quand j’ai fourré mes affaires dans le sac pour partir. Elle fait toujours ça. Elle détourne les yeux. Comme si ne pas voir rendait la douleur moins réelle.
- T’as pas dormi ou quoi ? me demande Thomas en jetant un regard inquiet dans le rétroviseur.
Son ton est plus doux que celui de Léa. Je devrais lui répondre. Je devrais au moins faire semblant. Mais je reste figée, incapable de formuler la moindre syllabe. Il n’y a plus de place en moi pour les mots.
Je repense à hier soir. À la ceinture de cuir, à la porte claquée, au silence étouffant qui a suivi. Mon corps porte les marques, mais c’est mon cœur qui saigne. J’aurais aimé que Thomas le voie. Qu’il comprenne, sans que j’aie à lui dire.
Nous arrivons en fin d’après-midi dans une clairière bordée d’arbres massifs, à l’abri de la route et du monde. Adrien, toujours enthousiaste, saute hors du coffre avant même que le moteur ne s’arrête, brandissant les piquets de tente comme des trophées.
- Ce week-end va être génial ! clame-t-il. Pas de réseau, pas de parents, que la nature et nous !
Je force un sourire. Il est sincère, Adrien. Trop, parfois. Le genre de type qui croit encore que les choses s’arrangent toujours. Il ne sait pas que certaines blessures ne se referment jamais.
La forêt est vaste, magnifique. Le vent chante entre les feuillages et l’air sent la résine, l’humus et la liberté. Une part de moi veut s’y abandonner. Laisser la douleur derrière. Juste respirer, marcher pieds nus sur la mousse. Mais je suis encore trop lourde. Comme si chaque battement de mon cœur était un fardeau.
Le soir tombe rapidement. Le feu crépite au centre du cercle que nous avons formé. Les flammes dansent, projetant sur nos visages des reflets mouvants, presque surnaturels. Les bouteilles circulent, les rires fusent. Thomas s’assied près de moi, son bras frôle le mien.
-Tu vas mieux ? demande-t-il, bas, pour que seuls nous deux l’entendions.
Je hoche vaguement la tête. C’est un mensonge. Il le sait. Mais il ne dit rien.
Il tente de m’embrasser. Je tourne la tête. Il insiste, pose sa main sur ma cuisse. Je la repousse, fermement.
- Pas ce soir, murmuré-je.
Il recule, surpris. Ce n’est pas de la colère que je lis dans ses yeux, mais de l’incompréhension. Et peut-être une blessure.
- Je pensais que tu voulais... qu’on retrouve un peu de nous, souffle-t-il.
Je baisse les yeux. Il a raison, en un sens. Notre relation n’a pas toujours été chaotique. Thomas avait été là, souvent. Présent. Patient, même quand je m’enfermais dans mes silences. Il avait essayé de me faire rire, de m’aider à me sentir vivante. Il n’est pas parfait. Mais il n’est pas un monstre.
Le problème, ce n’est pas lui. C’est moi. C’est tout ce que je traîne derrière moi comme des chaînes invisibles. Ce mal qui me serre la poitrine, cette honte que je n’arrive pas à dire. Comment pourrait-il comprendre ?
- Je suis juste fatiguée, je lui dis doucement.
Il acquiesce, les mâchoires un peu serrées. Puis il se lève sans un mot, traverse le cercle et va s’asseoir plus loin, près de Léa.
Je le regarde s’éloigner avec un pincement au cœur. Peut-être que j’ai été dure. Peut-être que je devrais lui parler. Lui expliquer. Ce n’est pas juste de le repousser sans le prévenir. Il mérite de comprendre ce qu’il se passe en moi, au lieu de deviner, de se heurter à mes silences.
Je me lève donc à mon tour, mon cœur battant un peu plus vite à l’idée de le rejoindre. J’imagine déjà les mots que je pourrais dire. « Je suis désolée, Thomas. Ce n’est pas contre toi. Je suis juste... brisée à l’intérieur. » Peut-être qu’il me prendrait dans ses bras. Peut-être qu’il me dirait que ça ira.
Mais alors que je contourne le cercle pour le chercher du regard, je m’aperçois qu’il n’est plus là.
Intriguée, je m’éloigne à pas feutrés. Les voix se sont tues derrière moi. La forêt m’engloutit.
Au détour d’un arbre, je les vois.
Léa, plaquée contre un tronc, les mains dans les cheveux de Thomas. Lui, collé contre elle, haletant. Leurs bouches emmêlées.
Mon cœur rate un battement. Le feu dans ma poitrine n’est plus celui du camp, c’est une brûlure crue, brutale.
Je recule. Une branche craque sous mon pied. Ils se retournent. Thomas blanchit. Léa, elle, esquisse un sourire satisfait, presque triomphant.
Je m’enfuis.
Je cours à travers les arbres, les feuilles me griffent les bras, les racines me font trébucher. Je ne sais pas où je vais. Je veux juste fuir, m’éloigner, ne plus les voir, ne plus rien sentir.
Je pleure. Un flot incontrôlable, sale et brûlant. J’ai mal. Pas dans mon corps cette fois, mais dans mon âme. J’aurais pu tout encaisser si Thomas était resté. Si Léa n’avait pas trahi.
Les sanglots me secouent sans retenue. Ma respiration devient saccadée. La nuit est tombée maintenant. L’obscurité est totale. Je me perds.
Je trébuche sur une racine et m’écrase contre le sol. Mes genoux râpent la terre. Je me redresse lentement, mais je sens que je n’ai plus la force.
Un hurlement déchire le silence. Aigu. Sauvage. Il ne vient pas de moi.
Je m’arrête net.
Un craquement. Une ombre. Des pas lourds. Quelque chose approche.
Je veux crier, mais aucun son ne sort de ma bouche.
Je recule, recule encore, jusqu’à heurter un tronc d’arbre. Mes doigts agrippent l’écorce comme à une bouée.
Ma vision se brouille. Le monde tangue.
Puis plus rien.
Le vide.
Je sentis la résistance avant même qu’ils ne prennent la parole. Les anciens arrivèrent par grappes serrées, manteaux lourds, regards circonspects. Leur silence avait une densité âpre. Je restai droite, le cœur rythmé par une force sûre, la marque à ma nuque vibrante sous le souffle discret de Kaël. Derrière eux, les jeunes se pressaient, yeux clairs, épaules tendues vers l’avant, comme si l’avenir se trouvait déjà dans l’embrasure de notre porte.Le premier à parler fut Maren, barbe blanche tressée, voix rocailleuse. Il évoqua traditions, pureté des lignées, équilibre fragile entre clans. Selon lui, ouvrir un refuge revenait à inviter des tempêtes domestiques. Ses phrases tombaient comme des pierres, destinées à clore la discussion. J’écoutai sans détourner les yeux, paumes ouvertes contre la table.- Vous demandez trop, conclut-il. Une meute de l’entre-deux, ni pleinement des nôtres ni vraiment ailleurs, comment l’empêcher de déborder?La rumeur approuva par endroits. Je laissai le
Le portail n’avait pas encore fini de grincer que la nouvelle s’était déjà diffusée dans les ruelles de bois et de terre. Je n’attendis pas de repos. Je demandai à sonner la conque, la grande, celle qu’on réserve aux décisions irréversibles. Kaël resta près de moi, la main posée dans mon dos comme une ancre discrète. Sa chaleur filtrait à travers le tissu, mon corps répondait par une pulsation têtue que la Lune Rouge n’avait pas domestiquée.La salle du conseil s’emplissait, cercle de bancs, odeurs de sève et de fumée. Les regards passaient sur mes plaies, puis remontaient vers mes yeux. Certains guettaient un tremblement, d’autres un ordre. Je restai debout. Ma voix devait porter sans forcer. J’attendis que la rumeur s’éteigne, puis je pris la parole.- Merci d’être venus. Nous revenons de la nuit la plus périlleuse de l’année. Nous sommes debout. Cela nous oblige.Un frisson parcourut les rangs. Kaël se plaça à ma gauche, légèrement en retrait. Il irradiait une tiédeur qui s’ancrait
Le premier geste fut de lever nos doigts mêlés. La peau tirait, les griffures luisaient encore, pourtant ma main ne trembla pas. Entre nos paumes, une chaleur palpitait. Kaël m’observait sans ciller, flamme sombre au fond de l’iris, souffle court, silhouette marquée par la nuit. La Lune Rouge nous avait consumés puis rejetés sur l’aube. J’étais entière, le corps chaviré, les muscles tremblants, les yeux chauds de fièvre. Et debout.L’odeur de terre et de bois humide me montait à la tête. Au-dessus, des fragments de lumière perçaient la voûte des feuilles. La marque à ma nuque irradiait. Je posai le front contre le sien. Inutile de parler. Nos corps disaient mieux que des phrases apprêtées. Deux souffles, des plaies, un lien qui vibrait d’une certitude nue.Il effleura ma pommette avec une précaution inattendue. Sa paume était rugueuse, ses phalanges éraflées. Je soutins la caresse jusqu’à sentir un frisson courir de sa main à mon cou. Nos torses se touchèrent. La mémoire de la nuit re
Je me redressai avec une lenteur douloureuse, chaque muscle tiré comme une corde trop tendue, chaque souffle chargé d’un feu qui refusait de s’éteindre. La nuit avait laissé des cicatrices partout sur ma peau, griffures et morsures encore rouges, certaines couvertes de sang séché. Pourtant, en sentant la chaleur de Kaël près de moi, je sus que rien ne pouvait me briser davantage.Il était étendu sur le sol, à moitié recouvert d’un drap déchiré. Ses yeux clos, sa respiration encore lourde, et ses bras éraflés qui portaient les mêmes marques que les miennes. Le simple fait de le voir respirer me donna un vertige. Nous étions vivants. C’était presque un miracle après la Lune Rouge.Je laissai mes doigts glisser sur sa poitrine, frôlant les cicatrices profondes qui la traversaient. Ses paupières se soulevèrent doucement. Son regard m’atteignit de plein fouet, sombre, fatigué, mais vibrant d’une force qui me serra la gorge.- Tu es là, souffla-t-il, la voix brisée.Je hochai la tête. Je n’
La nuit avait changé de peau, et je sentais sous mes dents un goût métallique qui n’était ni sang ni peur. C’était nous. La chaleur montait par à-coups, comme si la Lune Rouge avait laissé des braises dans nos os. Le lien avec Elina vibrait, mais trop loin, trop fin. Je lui parlais - reste - et la réponse arrivait après une seconde qui me lacérait.Elle s’est tournée, cheveux collés à la tempe, yeux dilatés. Sa main a cherché ma nuque, ma main sa taille. L’odeur de sa peau m’a cogné. Je voulais la boire et la mordre dans le même souffle.- Je te tiens, a-t-elle soufflé.J’ai hoché. Sous ma peau, la fièvre s’étirait. Le lien s’est replié d’un cran. Quand la corde s’amincit, l’instinct hurle.Je l’ai attirée, et nos bouches se sont prises avec une avidité qui ne cherchait plus la douceur, seulement un passage pour l’orage. Elle a gémi contre ma langue; le son a cloué mes reins. Je l’ai couchée sur les peaux, lutte pour rester du même côté du monde.La douleur a commencé là, au point où
On ne discute pas avec la Lune Rouge. Les anciens l’appellent la nuit des débordements pour une raison simple : elle ouvre les verrous des veines et fait chanceler les serments. Le camp a appris cette règle avant moi, et pourtant je la sens plus vive que tous. Elle pourrait retourner un regard tendre en défi, pousser deux mates à se rengorger comme des rivaux. Alors j’ai pris la décision avec Kaël, sans parade : nous montons, seuls, au-dessus des feux.Toute la journée, j’ai fait courir les consignes. Tan vérifie les jarres enterrées. Mira tresse des bracelets de cuir doublés de lin, à serrer pour rappeler la mesure. Les adolescents répètent le code des sifflets. Siham couche sur la craie les besoins des sans-nom. Nul ne quitte son binôme. Ceux que l’ivresse emportera dormiront au centre, main liée à la corde grise. Et s’il fallait un mur humain, Kaël l’offrirait, mais pas cette nuit. Cette nuit, je le garde.Je passe de groupe en groupe, la voix basse, le geste net. Quand je reviens