Une douleur sourde pulse à l’arrière de mon crâne. Mes tempes tambourinent comme si mille tambours s’y déchaînaient. Je tente d’ouvrir les yeux, mais l’obscurité est totale. Ou peut-être que je suis simplement aveugle.
L’air est moite, lourd. Il sent la terre, la moisissure... et le fer. Un goût métallique emplit ma bouche. Je tousse. Quelque chose coule de ma lèvre. Du sang.
Je suis allongée à même le sol, froid, rugueux. Mon poignet droit est engourdi. Je le bouge - une chaîne cliquette dans l’ombre. Mon cœur se serre. Où suis-je ?
Des voix. Lointaines. Sèches. Incompréhensibles. Puis des pas, qui se rapprochent.
La lumière me frappe comme un coup de poing lorsque la porte s’ouvre brutalement. J’aperçois une silhouette massive. Deux autres l’encadrent.
Un homme entre. Grand. Vêtu de noir. Il ne parle pas tout de suite. Il m’observe. Ses yeux brillent étrangement, comme si une braise y logeait. Il a le visage dur et anguleux, et une cicatrice descend de sa tempe jusqu’à sa mâchoire. Il impose quelque chose de brutal. Implacable. Il ne dégage ni sagesse, ni bonté. Juste de la force sèche.
- Tu étais seule ? me demande-t-il enfin d’une voix grave, sans émotion.
Je tente de répondre, mais ma gorge est sèche, râpeuse.
- Qu’est-ce que tu faisais dans notre forêt ?
Sa forêt ?
- Je...je ne savais pas... je me suis perdue, balbutié-je.
Il s’approche. L’odeur de cuir et de bois brûlé s’accroche à lui comme une seconde peau. Ses bottes résonnent contre la pierre et chaque pas me donne envie de reculer davantage.
- Tu es entrée sans autorisation. Tu as pénétré un territoire interdit. Réponds honnêtement : qui t’envoie ?
Je secoue la tête, paniquée. Mon dos heurte la pierre froide du mur.
- Personne... je vous jure... je suis juste une fille qui a fui...
Il tourne légèrement le menton vers l’un des gardes. Je perçois chez lui quelque chose d’inquiétant. Il prend plaisir à dominer, à effrayer. Il n’est pas là pour chercher la vérité. Il est là pour briser.
- Frappez, ordonne-t-il sans hésiter.
- Non ! Non, je dis la vérité !
Le premier coup m’arrache un cri. Une gifle cinglante qui me fait basculer sur le côté.
Puis le deuxième. Un poing, cette fois, dans l’estomac.
Je crache. Du sang. Je crois.
Mon corps n’est plus qu’un amas de chair douloureuse. Je veux hurler, supplier. Mais je sens que ce serait inutile. Je ne suis rien ici. Un insecte. Une intruse.
- On devrait l’éliminer maintenant, grogne l’un des gardes. Elle n’a rien d’utile.
- Elle a survécu, pourtant, répond l’autre. À l’appel. C’est rare.
L’homme en noir - Tharen, j’entends un garde murmurer son nom - se penche vers moi. Son regard me transperce, profond, mais sans une once d’humanité.
- Qui es-tu vraiment ?
Je n’ai pas la force de répondre. Mes lèvres tremblent. Ma vision se brouille. Mon corps entier vibre de douleur.
Puis, soudainement, une autre voix surgit dans l’encadrement de la porte.
- Assez.
Le ton est calme, mais ferme. Irréfutable. L’air lui-même semble s’arrêter.
Une silhouette s’avance dans la lumière. Plus élancée. Plus jeune. Mais pas moins imposante. Ses traits sont plus nobles, son regard plus clair. Il y a quelque chose de magnétique chez lui. Il n’a pas besoin de crier pour qu’on lui obéisse.
Tharen se redresse lentement.
- C’est une intruse, Kaël. Elle ne parle pas. Elle ment.
- Et toi, tu franchis encore une limite, réplique le nouveau venu. Tu n’avais pas à la battre.
Un instant de silence tend l’atmosphère. Les deux hommes se jaugent du regard.
- Elle n’est pas une simple humaine, dit Kaël en m’observant. Elle a résisté à la nuit, à l’appel. Elle mérite mieux que ta violence aveugle.
Il s’agenouille lentement près de moi. Son regard accroche le mien et pour la première fois depuis que j’ai ouvert les yeux dans ce cauchemar... je sens que quelqu’un me voit. Vraiment.
- Amenez-la en haut, finit-il par ordonner. Qu’elle soit soignée.
- Mais...
- J’ai dit : en haut.
Tharen serre les dents. Je vois sa mâchoire trembler. Mais il obéit. D’un geste, il fait signe à deux hommes de s’exécuter.
Je tente de comprendre ce qu’il insinue. Mais déjà, les bras puissants de l’un des hommes me soulèvent. Mon corps hurle de protestation. Je ferme les yeux.
Je voudrais me débattre, hurler ma terreur. J’aperçois, à travers mes paupières à demi closes, des bribes de couloirs, des torches vacillantes, une chaleur qui monte. On me porte. Je crois reconnaître un escalier en colimaçon. Des murs de pierre, des bannières sombres. Un château ? Un repaire ? Une prison dorée ?
Mais l’odeur du cuir a changé. Le contact est plus doux. On me traite comme un être vivant, pas un objet.
Je veux poser mille questions, mais ma conscience m’abandonne. Tout devient flou.
Puis... le néant.
Le silence qui suit notre étreinte n’est pas vide. Il est chargé d’un apaisement étrange, comme si nos deux douleurs venaient de se reconnaître sans avoir à parler davantage. Je suis toujours dans ses bras, mon front contre son épaule, et je sens son souffle, lent, régulier, contre mes tempes. Il n’y a plus de tension dans ses gestes, juste une paix fragile qui s’installe entre nous. J’ai l’impression d’avoir trouvé un lieu où poser enfin ma fatigue, même si ce lieu est un simple battement de cœur partagé. Puis, presque imperceptiblement, il se penche vers moi et inspire. Je me redresse légèrement, surprise. - Qu’est-ce que tu fais ? demandé-je, un peu méfiante. Un sourire étire ses lèvres. - Je respire. Et tu sens bon. Je le regarde, interloquée. Il ajoute, avec un ton plus joueur : - Tu sens un peu la forêt. Un peu la lavande. Et beaucoup... toi. Je secoue la tête, mi-amusée, mi-gênée. - C’est bizarre, ce que tu viens de dire. - C’est possible, admet-il. Mais c’est vrai.
La chambre est silencieuse. Les rideaux laissent passer une lumière douce et filtrée. Je suis encore allongée, le dos appuyé contre l’oreiller. Le tissu est tiède, imprégné d’une odeur de lavande séchée et de bois ancien. Le genre de parfum qui apaise malgré tout. Kaël est toujours là, assis sur le fauteuil en face, sa main tenant la mienne avec une douceur presque irréelle. Ses doigts sont larges, solides, mais il les garde immobiles, comme s’il craignait d’appuyer trop fort. Comme s’il savait que je pourrais me briser. Je ne sais pas depuis combien de temps on est là. Il ne parle pas. Et je crois que ça me fait du bien. Je n’ai jamais vraiment connu ce genre de silence. Celui qui ne juge pas. Celui qui ne presse pas. Celui qui permet juste d’exister. Je serre un peu ses doigts. Il réagit tout de suite, penche légèrement la tête. - Tu veux que je parte ? - Non, dis-je. Au contraire. Ma voix est faible, mais elle tient. Je prends une grande inspiration. Il faut que je parle.
Je suis toujours assise à côté de lui, sur ce tronc moussu au milieu des arbres, là où il m’a expliqué son monde, sa meute, cette chose étrange qu’il appelle lien. Ce mot tourne dans ma tête sans relâche. Mate. Une partie de moi voudrait y croire. L’autre hurle que c’est absurde. Je l’ai rencontré il y a à peine quelques jours. Je ne sais même pas combien de temps exactement. Tout est flou, fondu dans la douleur, la peur, les silences. Mon corps est encore marqué, mais c’est mon esprit qui chancelle. Comment quelqu’un peut-il être lié à moi alors que moi-même, je ne me suis jamais sentie liée à rien ni à personne ? Je n’ai jamais eu d’ancrage. Seulement des départs. Des coups. Des abandons. Je regarde Kaël, ce loup-homme silencieux, cet être qui semble porter le monde sur les épaules tout en veillant à ne pas m’écraser. Il est là, sans rien exiger, sans rien imposer. Et je murmure, comme pour moi-même : - C’est impossible... Il tourne lentement la tête vers moi, son regard int
Nous marchons lentement entre les arbres, à bonne distance de la maison. Les feuilles craquent à peine sous nos pas. Kaël avance à mon rythme, comme s’il savait que je ne pouvais pas tout encaisser d’un coup. Ni physiquement, ni mentalement. Depuis qu’il a repris sa forme humaine, il n’a pas essayé de m’imposer quoi que ce soit. Pas une explication de force, pas un contact inattendu. Il est simplement là. Et, étrangement, sa présence ne m’écrase pas. Elle m’ancre. Son silence est plein. Il m’offre l’espace que je n’ai jamais eu : celui de respirer à mon propre rythme. Nous nous arrêtons près d’un tronc large, couvert de mousse. - On peut s’asseoir là, propose-t-il. Tu es fatiguée. Il n’attend pas que je dise oui. Il s’assied d’abord, puis tapote un coin du tronc à côté de lui. J’hésite. Mon corps est encore meurtri. Mais mes jambes tremblent trop pour que je prétende pouvoir rester debout longtemps. Je le rejoins. Le silence s’étire un moment. Il ne me presse pas. Puis il parl
Je suis allongée dans la clairière, le souffle court, encore secouée par l’attaque, le combat, la peur. Autour de moi, la forêt bruisse doucement, comme si rien ne s’était passé.Et pourtant... tout a changé.À mes côtés, le loup immense - Kaël - est toujours là, allongé contre mes jambes. Sa fourrure est tiède, douce, presque apaisante malgré tout ce qu’il représente. Malgré la terreur que je devrais ressentir.Je devrais fuir. Hurler. Me recroqueviller contre un arbre. Mais je ne peux pas bouger. Mon corps est lourd, vidé. Chaque muscle semble fait de plomb. Ma hanche me lance à nouveau et une coupure sur mon bras saigne lentement, laissant une sensation poisseuse sur ma peau.Il bouge.Doucement.Je me fige, tendue. Mes doigts s’enfoncent dans la terre humide. Mon souffle se suspend, mon cœur cogne dans ma poitrine. Je m’attends à tout. À une morsure, un grognement, un sursaut de sauvagerie.Il approche sa tête de mon bras blessé. Son museau effleure ma peau. Mes doigts se crispent
Je suis toujours figée.Le loup noir est à quelques mètres, ses muscles roulent sous sa fourrure sombre. Son souffle soulève et abaisse son flanc dans un rythme calme, presque patient. Ses yeux sont d’un jaune doré et bien qu’aucun grondement n’échappe de sa gorge, je sais que je suis en danger.Mon cœur cogne contre ma poitrine comme s’il voulait s’échapper. Chaque battement me hurle de courir, mais mes jambes sont du coton.Je fais un pas en arrière. Juste un.Crac.Une branche craque sous mon pied.Le loup se fige.Son regard change. Il n’est plus dans l’observation. Il est dans l’attaque.Tout se passe vite.Il bondit.Je n’ai même pas le temps de crier.Je recule, trébuche, tombe à la renverse. Il est sur moi. Son souffle fauve me frappe au visage. Ses crocs brillent à quelques centimètres de mon cou. Il grogne cette fois, un bruit grave, sourd, ancestral. Il n’y a pas de place pour la négociation, pour la fuite ou pour la pitié. Il veut me tuer.Je lève les bras, réflexe inutile