Chapitre 5 - Ce que je n’ai pas dit

Raconté par Elias

Je l’ai sentie avant de la voir.

Un courant d’énergie, presque animal, qui a bousculé l’équilibre de l’air. Comme si la forêt elle-même retenait son souffle. Et puis l’odeur… impossible à ignorer : une fragrance vive et envoûtante, entre l’écorce chauffée par le soleil et le parfum d’une pluie lointaine. Elle s’est glissée jusqu’à moi sans prévenir, m’a envahi les sens, m’a ancré sur place.

Elle.

Je savais que c’était elle avant même que ses pas ne brisent les feuilles mortes.

Et puis je l’ai vue.

Selene Tiaran.

Elle est apparue au bord du sentier, son regard d’un vert-bleu perçant, les épaules droites, le menton levé comme une guerrière née. Sa silhouette respirait l’assurance, sa démarche, la maîtrise. Mais il y avait autre chose — une colère contenue, une blessure plus ancienne que la guerre.

Et soudain, ça a claqué entre nous. Ce lien. Brutal. Viscéral. Inévitable.

Je l’ai senti hurler dans ma chair. Mon loup s’est redressé d’un bond sous ma peau. Il a grogné. Il l’a reconnue.

Compagne.

Je l’ai rejeté d’un revers mental, mais il ne s’est pas tu. Il s’est ancré là, prêt à bondir. Prêt à la revendiquer.

Selene s’est arrêtée, à quelques pas. Son regard s’est planté dans le mien avec une intensité presque sauvage. Et j’ai compris que elle aussi savait. Que ce lien, elle le ressentait. Que ça la brûlait autant que moi.

Mais aucun de nous n’a parlé de ça.

Je n’ai rien laissé paraître.

J’ai verrouillé mes émotions, muselé mon loup, étouffé le feu qui grondait entre mes côtes. Parce que ce n’était pas le moment. Pas ici. Pas avec le Conseil qui nous observait dans l’ombre.

Je me suis contenté de la fixer. D’évaluer.

Et elle m’a regardé comme on regarde un adversaire.

— Elias, ai-je dit.

Ma voix ne tremblait pas. Même si tout en moi hurlait.

— Selene Tiaran, a-t-elle répondu, le ton dur.

Ses yeux lançaient des éclairs.

Je voyais dans son regard la même lutte. Le même refus. Elle ne voulait pas de ce lien. Elle ne voulait pas de moi. Pas de cette faiblesse imposée par la Lune.

Elle m’a défié, sans mot. Juste par sa présence. Et je l’ai respectée pour ça.

Mais intérieurement… j’étais un chaos.

Elle ne savait pas que depuis des mois, le Conseil évoquait son nom avec méfiance, avec crainte. Elle ne savait pas qu’ils me l’avaient montrée sur un dossier confidentiel, m’avaient demandé d’observer, d’analyser. De la juger.

Mais rien ne m’avait préparé à ça.

À elle.

À cette attraction qui dépasse la logique. À cette pulsation dans mes veines. À cette envie folle de… toucher. De mordre. De marquer.

Contrôle-toi.

J’ai reculé d’un pas pour reprendre contenance.

Elle ne devait rien voir.

Et pourtant, je crois qu’elle a deviné. Elle a vu la crispation de ma mâchoire, le battement trop rapide de ma carotide, cette tension dans mes épaules.

Elle a su que je luttais.

Mais elle n’a rien dit.

Et moi non plus.

— Le Conseil te surveille, ai-je fini par dire, pour rompre ce silence chargé. Ils veulent comprendre pourquoi tu attires tant leur attention.

Elle m’a lancé un regard dur.

— Et toi ? Tu es là pour quoi ?

Je n’ai pas répondu tout de suite.

Comment lui dire que j’étais là par devoir, mais que désormais je restais par besoin ?

— Je voulais voir par moi-même, ai-je dit enfin.

Elle s’est rapprochée.

Et je n’ai pas bougé.

Mon loup a grondé dans ma tête. Elle est à nous. Il hurlait. C’est elle.

Je l’ai forcé au silence.

Mais mes yeux ont trahi ma lutte. Elle a dû le voir. Je n’ai pas pu empêcher ce moment. Où mes pupilles ont changé, virant vers un gris profond, presque liquide. Un instant. Une faille.

Je l’ai vue tressaillir.

Et je me suis haï d’avoir été faible.

Alors j’ai fermé les poings. Et je suis parti.

Sans me retourner.

Parce que si je l’avais fait…

Je n’aurais plus jamais pu la quitter.