LOGINLa clé de laiton reposait encore sur ma table de nuit.
Chaque matin, la lumière glissait dessus comme sur une promesse qui attend son heure. Je me répétais que je n’irais pas. Que cette femme, cette soirée, n’avaient été qu’une parenthèse étrange dans un décor trop calme. Mais plus j’essayais d’oublier, plus le souvenir de Laila Voss me suivait, léger et brûlant comme un parfum qu’on ne veut pas nommer.Le soir, l’air de Willowridge se chargeait d’humidité ; les cigales parlaient pour ceux qui n’osaient pas.
À dix-neuf heures passées, j’ai pris la clé. Sans y penser, comme on suit un fil invisible.⸻
Le portail du lac Voss s’est ouvert sans un bruit.
Les lanternes balançaient leur lueur dorée sur l’allée, et j’ai senti, avant même de la voir, cette tension familière — la sienne. Laila m’attendait sur la terrasse. Robe de lin clair, cheveux relevés à la hâte, pieds nus sur le bois. Elle souriait à peine, mais son regard disait : je savais que tu viendrais.— Tu es revenue, constata-t-elle.
— Apparemment. — La curiosité est une belle maladie.Elle m’a tendu un verre, le même liquide ambré que la veille.
Son odeur de fumée et d’agrumes m’a traversée comme un souvenir ancien. — Ce soir, le Cercle se réunit. Tu veux voir ? — Je ne suis pas sûre d’en faire partie. — Personne ne l’est vraiment. On ne rejoint pas le Cercle, on le trouve.⸻
Nous avons pris le sentier vers le ponton.
L’eau reflétait les dernières lueurs du jour ; au-delà, la rive opposée vibrait de lanternes rouges suspendues aux branches. Un bateau attendait, déjà prêt. Laila monta la première, sûre d’elle, et me fit signe de suivre.Le moteur chuchotait. Le vent faisait danser les mèches de ses cheveux.
Elle regardait droit devant, mais je sentais qu’elle me voyait quand même. — Tu regrettes d’être venue ? — Je n’en ai pas encore eu le temps. — Alors garde-le ; les regrets sont plus utiles que les excuses.Le lac s’étirait, immense, presque sans couleur.
Une impression de glisser dans un rêve où tout peut basculer d’un instant à l’autre.⸻
Nous avons accosté sur l’autre rive.
Des silhouettes se découpaient autour d’un feu ; les rires flottaient, feutrés, complices. Ivy, René, Claudia — les mêmes visages, mais autrement éclairés. Toutes portaient des masques simples, translucides.Laila m’en tendit un.
— Ici, on voit mieux avec un peu d’ombre.Je l’ai attaché. La forêt s’est métamorphosée : plus dense, plus intime.
Le feu crépitait au centre d’un cercle tracé dans la terre. Claudia fit rouler un dé noir sur une pierre plate ; il s’arrêta sur le chiffre un. — Le commencement, dit-elle. À toi.J’ai pris le dé, l’ai lancé. Il a tourné longtemps, comme s’il hésitait à choisir.
Le chiffre six. René a soufflé : — Le désir.Les regards se sont croisés, et l’air s’est épaissi.
Laila m’a observée, lentement, avec cette patience des prédateurs qui savent que la proie ne fera pas un pas de trop. — Le désir n’est ni une faute ni une vertu, dit-elle. C’est un moyen. Encore faut-il savoir vers quoi il conduit.Je n’ai pas répondu.
Son voix avait le goût d’un ordre que je ne pouvais plus désobéir.⸻
Le jeu continua.
Les règles m’échappaient, mais chacun semblait les comprendre intimement. On tirait un dé, on disait un mot, on rien disait du tout. Les flammes projetaient nos ombres sur les troncs comme autant de mensonges en mouvement.À un moment, Laila s’approcha de moi.
Elle posa sa main sur mon poignet, exactement là où battait mon pouls. Un geste léger, mais plus profond que toute question. — Tu comprends maintenant ce qu’est le Cercle ? — Non. Pas encore. — Alors reste. Le lac aime les apprentissages lents.Son souffle a effleuré ma joue quand elle s’est penchée pour me parler à l’oreille.
— Demain nuit, la Chasse commence. Ne porte rien que tu ne puisses perdre.Elle s’éloigna sans attendre de réponse.
⸻
Quand je remontai dans le bateau, le feu de la clairière était déjà loin, et les rumeurs du Cercle s’éteignaient derrière nous.
L’eau était si calme qu’elle renvoyait notre silence. Laila conduisait sans me regarder. La lune s’était levée — fine, tranchante, comme un sourire malicieux au coin du ciel.— Tu as aimé ? demanda-t-elle enfin.
— Je ne sais pas si j’ai aimé. Mais je ne peux pas dire que je regrette. — Alors c’est que tu es prête.La rive approchait.
Elle a coupé le moteur et le silence a coulé sur nous comme une vague tiède.Avant que je descende, elle m’a glissé quelque chose dans la main.
Une bande de tissu rouge. — Pour demain, dit-elle. Si tu choisis de venir. — Et si je ne viens pas ? — Alors le Cercle te trouvera.⸻
Sur le chemin du retour, le vent soufflait du lac vers la forêt, comme s’il me repoussait vers elle.
Dans ma voiture, le ruban rouge reposait sur le siège passager, mince et insistant comme un symbole qu’on ne peut pas ignorer. Je n’ai pas allumé la radio. Le bruit du moteur suffisait à remplir le vide entre deux certitudes : je ne comprenais pas encore le jeu de Laila Voss… mais j’étais déjà en train d’y jouer.La brume se leva lentement, comme une révérence retenue, et la vallée entière sembla écouter. Ce matin-là, la mer tenait sa respiration ; les oiseaux, timides, revenaient sur la falaise. Les lampes du temple jetaient des lueurs timides sur la pierre humide. On aurait dit que le monde s’était mis en attente pour voir comment s’achèverait cette histoire tissée de sel, de brûlures et de chansons.Noor marcha la première, pieds nus, le manteau lâche autour des épaules. Elle portait la plume blanche, maintenant un peu grise aux bords, et la spirale d’argent sur la paume — marques des vies qu’elle avait tenues, des serments qu’elle avait dits et défaits. Ses sœurs la suivaient : Aïna au pas mesuré, Isma le regard tout à la fois dur et tendre, Zahara aux lèvres closes, Leila qui pleurait parfois sans bruit, Myrrha qui avait appris la modestie du pouvoir. Amina, depuis longtemps, n’était plus seulement une femme ; elle était devenue légende et présence — et pourtant, si fragile. Céleste n’éta
Le vent d’hiver portait encore les échos des anciennes batailles, mais dans le cœur des femmes du cercle, une flamme nouvelle s’élevait — silencieuse, souveraine, invincible. Noor, drapée d’une robe couleur de lune, marchait au centre du temple reconstruit, là où jadis la douleur avait régné. Autour d’elle, les visages familiers de ses sœurs — Aïna, Lysandra, Éméraude — brillaient d’une force tranquille. Elles n’étaient plus des survivantes : elles étaient des reines d’une ère nouvelle.— Le temps de l’ombre est terminé, murmura Noor, sa voix douce mais ancrée d’un pouvoir ancien. Ce que le feu a détruit, notre lumière le refera naître.Aïna s’avança, un sourire à la fois tendre et blessé. — Mais que faire des cicatrices ? Les nôtres… et celles du monde ?Noor la regarda avec compassion. — Les cicatrices sont les signatures du destin. Nous n’avons pas à les cacher. Elles prouvent que nous avons vécu, aimé, et survécu à ce que d’autres n’auraient pas osé affronter.Un silence sacré sui
La terre avait retenu son souffle depuis des lunes. Partout, des rumeurs de lumière et d’ombre couraient comme des oiseaux blessés : des femmes qui s’éveillaient à l’aube avec la marque d’un feu sur la paume, des rêves où des villes entières se transformaient en braseros de mémoire, des prières anciennes qui revenaient au goût du sel. Les Filles du Feu n’étaient plus une légende — elles étaient une armée de cœurs qui battait à l’unisson, une constellation en marche.Amina avait envoyé des messagères partout — des caravanes de femmes portant la braise sacrée, des chants et des pictogrammes, des feux allumés sur des collines oubliées. Les flammes naissaient comme des étoiles neuves, et la nuit, les chemins brillants formaient des constellations que même les marins consultaient. Mais la lumière attire le regard des prédateurs. Là où l’on rallume, les ombres apprennent à guetter.On les retrouva d’abord dans les ports : des pêcheurs virent des silhouettes noires glisser au bord des quais,
La falaise n’était plus qu’un champ de cendres et de lumière. Là où Amina s’était consumée dans le feu noir, il ne restait qu’un cercle parfait, gravé dans la pierre, respirant comme une plaie vivante. Le vent portait encore son nom — Amina… Amina… — comme une prière que la terre refusait d’oublier.Zahara s’agenouilla à l’endroit exact où son amie avait disparu. Ses mains tremblaient, couvertes de suie.— Elle ne pouvait pas mourir, murmura-t-elle. Pas comme ça.Leila posa une main sur son épaule.— Peut-être qu’elle n’est pas morte, Zahara. Peut-être qu’elle est devenue quelque chose d’autre.Le vent s’intensifia. Une pluie fine, argentée, commença à tomber, lavant les visages en pleurs du cercle. Chacune des femmes sentit un frisson étrange courir sur leur peau — comme si une présence invisible les effleurait. Leila leva les yeux.— Regardez !Dans le ciel, une lumière rouge et or se forma, descendant lentement vers elles. C’était un feu, mais un feu doux, vivant, dansant avec grâc
La pluie tombait sur les ruines du vieux monastère, une pluie épaisse, presque rouge, mêlée à la poussière et à la cendre. Le vent faisait gémir les pierres, comme si les esprits de celles qui avaient péri dans les guerres spirituelles revenaient pleurer leur liberté volée.Amina se tenait au centre du cercle, la tête levée, les bras ouverts, sa robe blanche collée à sa peau trempée. Autour d’elle, les nouvelles femmes du cercle se tenaient en silence, chacune portant une flamme dans une lanterne de cristal. Ces flammes représentaient les âmes de leurs mères, de leurs sœurs, de toutes celles que la douleur avait brisées avant elles.Zahara s’approcha lentement, tenant entre ses mains un vieux grimoire couvert de symboles d’or et de sang séché.— Tu es sûre de vouloir le faire ? demanda-t-elle d’une voix grave.Amina hocha la tête.— Je n’ai plus peur. Le feu ne me consume plus. Il m’éclaire.Depuis la mort de Leandro, le silence s’était installé dans le cercle comme une malédiction. L
La route vers l’est était longue, froide et silencieuse. Pendant des jours, elles marchèrent sans dire un mot, le souffle mêlé au vent, leurs ombres étirées par la lueur d’un soleil timide. Les montagnes s’élevaient devant elles comme une muraille faite de souvenirs, trop hautes, trop vieilles pour appartenir encore aux vivants.Naomi ouvrait la marche, guidée par une intuition qui ne la quittait plus depuis la nuit du fragment. Derrière elle, Céleste portait une amulette faite des éclats rouges, rassemblés dans un pendentif scellé de prières. Amara, silencieuse, murmurait sans cesse des paroles de protection, tandis que Léa observait les nuages, lisant dans leurs formes des présages qu’elle seule comprenait.Le froid mordait leurs doigts, mais aucune ne se plaignait. Elles savaient qu’à chaque pas, elles se rapprochaient non pas d’un sanctuaire, mais d’une vérité trop lourde pour le monde.Le troisième jour, alors que la lune se levait, elles virent une lumière au loin. Faible, oscil







