Alessia
Je n’aurais jamais dû accepter cette invitation.
Le velours des murs absorbe les murmures feutrés des conversations, créant une ambiance presque irréelle dans cette salle de réception. Les lustres en cristal projettent une lumière dorée, faisant scintiller le marbre du sol et les bijoux étincelants des invités. Les hommes, habillés de costumes parfaitement ajustés, discutent à voix basse, des sourires de façade sur leurs lèvres. Les femmes, drapées dans des robes luxueuses, rient légèrement en jouant avec le bord de leurs coupes de champagne. Tout semble trop parfait, trop maîtrisé, comme si chaque détail de cette soirée avait été savamment orchestré dans le but de masquer une vérité plus sombre.
Je ne devrais pas être là.
Je le sais, je le sens dans chaque fibre de mon corps.
Mais Bianca Russo a été persuasive. Trop persuasive.
— "Alessia, tu ne peux pas refuser cette opportunité."
— "Quelle opportunité ?"
— "Être vue au bras d’un homme de pouvoir, bien sûr."
Bianca n’a jamais été mon amie. Nous nous sommes côtoyées au lycée, mais elle a toujours eu ce besoin de contrôler son entourage, de manipuler les autres comme des pions sur un échiquier. Je savais qu’elle avait un but caché en m’invitant ce soir, mais j’étais trop lasse pour lui résister.
J’observe la salle en cherchant une issue discrète, une porte de secours, un couloir sombre. L’angoisse monte en moi, une tension sourde qui s’installe dans ma poitrine. J’ai l’impression d’être prise dans un piège invisible.
Puis, je le sens.
Un frisson glacial me parcourt la nuque, comme une main invisible effleurant ma peau.
Je lève lentement les yeux — et je le vois.
Lorenzo Valente.
Il est assis dans un coin de la pièce, le dos appuyé contre un fauteuil en cuir noir, une coupe de whisky à la main. La lumière des lustres danse sur son visage parfait, accentuant la dureté de ses traits : une mâchoire ciselée, une barbe de quelques jours qui encadre ses lèvres fines et impitoyables. Mais ce sont ses yeux qui me frappent. Un bleu glacial, perçant, dénué de toute chaleur.
Il ne sourit pas. Il ne bouge pas. Il me fixe simplement, et pourtant j’ai l’impression que son regard me traverse, fouille mes pensées, met à nu mes secrets les plus intimes.
Je veux détourner les yeux, mais c’est impossible. Je suis happée, prise au piège de ce regard froid et impitoyable.
— "C’est Lorenzo Valente," murmure une voix derrière moi.
— "Le roi de cette ville. Ne t’approche pas de lui, Alessia."
Je sursaute lorsque Bianca glisse sa main sur mon bras. Son sourire est plein de malice, son regard brillant d’un plaisir malsain.
— "Ou alors... fais exactement le contraire."
Je me retourne vers Lorenzo, mais il a déjà bougé.
Il se lève, lentement, avec une grâce prédatrice.
Le bruit de ses chaussures résonne sur le marbre alors qu’il avance vers moi, fendant la foule comme une ombre. Les conversations s’éteignent sur son passage. Les hommes s’écartent avec un respect teinté de crainte. Les femmes le suivent des yeux avec une adoration presque désespérée.
Mais c’est vers moi qu’il se dirige.
Ses yeux sont braqués sur moi.
Mon cœur s’affole.
Il n’a aucune raison de s’intéresser à moi. Aucune. Alors pourquoi me regarde-t-il comme si j’étais déjà à lui ?
Il s’arrête juste devant moi.
Le silence devient oppressant.
— "Je ne crois pas qu’on se soit déjà rencontrés." Sa voix est grave, rauque, une promesse de danger masquée sous une fausse courtoisie.
— "Alessia."
Il esquisse un sourire, mais ce sourire ne touche pas ses yeux.
— "Alessia." Il goûte mon prénom comme s’il le possédait déjà.
— "Je dois y aller."
Je fais un pas en arrière, mais sa main se referme doucement sur mon poignet. Une prise ferme, mais pas brutale. Pourtant, je ressens la force qui se cache sous cette emprise.
— "Je ne crois pas."
Mon souffle se bloque.
Son pouce effleure la peau de mon poignet, et je sens une onde brûlante se propager dans tout mon corps.
— "Je ne suis pas intéressée."
Il rit doucement, un son grave qui résonne dans ma poitrine.
— "Ça, c’est ce que tu crois."
Il m’attire brusquement contre lui. Mon corps se tend lorsqu’il pose une main possessive sur ma taille. Je ressens chaque muscle de son torse sous le tissu de sa chemise, chaque respiration lente et mesurée.
— "Tu ne devrais pas être ici."
— "Je sais."
Il se penche, ses lèvres frôlant ma tempe.
— "Mais puisque tu y es..."
Sa bouche descend le long de ma joue jusqu’à la naissance de mon cou. Mon cœur s’emballe. Mon souffle devient erratique.
— "Tu m’appartiens."
Mon corps se fige.
Je lutte pour me dégager, mais il resserre légèrement sa prise.
— "Je n’appartiens à personne."
Il sourit. Cette fois, le sourire touche ses yeux.
— "Nous verrons."
Il relâche mon poignet, mais l’empreinte de sa main est toujours là, gravée dans ma peau. Je recule d’un pas, la tête en feu, le souffle court.
— "Qu’est-ce que tu veux ?"
Il me fixe longuement avant de répondre :
— "Toi."
Il se détourne enfin, laissant derrière lui une brise glaciale qui me parcourt l’échine.
Je reste plantée là, le cœur battant à un rythme chaotique. Bianca s’approche, un sourire victorieux sur le visage.
— "Tu viens d’entrer dans la cage, Alessia. Bonne chance pour en sortir."
Je m’éloigne, le souffle coupé, mais une part de moi sait déjà que je suis perdue.
Lorenzo Valente a posé son regard sur moi.
Et les hommes comme lui ne renoncent jamais.
AlessiaJe ne sais pas combien de temps nous sommes restés là, emmurés dans le silence, ses bras autour de moi comme un rempart qu’aucun mot ne devait franchir. Ce n’était pas un silence vide. C’était celui qui suit les tempêtes, celui qui recouvre les gravats et les corps, celui où l’on retient sa respiration en espérant que rien ne se brise encore.Chaque respiration était une ancre. Chaque battement de son cœur contre ma tempe me ramenait d’un endroit où j’étais restée trop longtemps enfermée. Je ne pleurais pas. Je ne tremblais pas. Mais j’étais écorchée. Entièrement. Vivement. Et pourtant… vivante.J’aurais pu rester là toute la nuit. Toute une vie. Mais je savais que c’était impossible. Le monde allait revenir. Avec ses exigences, ses souvenirs, ses menaces. Il ne pardonne jamais longtemps ces instants de répit volés.— Tu dors ? a-t-il chuchoté.— Non.Il a resserré son étreinte, son menton contre mon crâne. Ses doigts effleuraient lentement ma colonne vertébrale, comme pour s’
AlessiaIl n’y avait plus que le silence, et ce battement sourd entre mes tempes.Le monde entier s’était refermé derrière nous. Comme une porte que l’on claque après avoir fui trop longtemps. Lorenzo était là, dans mon refuge, dans ce lieu où j’avais appris à recoller mes morceaux loin de lui. Là où chaque brique, chaque rideau, chaque livre portait l’empreinte d’une Alessia qui avait survécu.Et pourtant, c’était encore lui, toujours lui, que j’avais convoqué dans ces murs. Comme une brûlure qu’on gratte encore et encore pour s’assurer qu’elle ne guérisse jamais tout à fait.Je l’ai regardé sans parler. Mon cœur battait trop fort dans ma poitrine. Trop irrégulièrement. Trop bruyamment. Je sentais encore sa main serrer la mienne, comme s’il avait peur que je disparaisse. Comme si j’étais un mirage, et lui un homme qui avait trop erré dans le désert, les lèvres fendillées de silence.— Tu n’as pas froid ? a-t-il demandé, en me scrutant avec cette attention qui me brûlait.Je l’ai fixé
LorenzoLe jour s’était levé sans faire de bruit, glissant entre les volets comme une ombre timide qui ose à peine déranger le silence de la maison. Alessia était partie depuis plusieurs heures, sans un mot, laissant derrière elle une trace de chaleur dans le lit défait et l’odeur âcre de sa peau mêlée à la mienne.Je suis resté immobile, assis sur le bord du lit, les mains croisées sur mes genoux, le regard perdu dans ce vide qui s’étirait plus profond qu’un gouffre. J’avais cru qu’après la tempête, viendrait la paix. Mais il n’y avait que le fracas sourd des cendres sous mes pieds. Et cette douleur obstinée, comme un battement sourd, qui ne voulait pas s’éteindre.Chaque souvenir de la nuit précédente me revenait en éclats. Cette tension entre nous, ce fragile équilibre entre amour et rancune, entre désir et peur, comme si nos corps voulaient se réconcilier alors que nos âmes restaient blessées. J’avais senti ses mains hésiter, ses lèvres qui cherchaient un mot qui ne venait pas, sa
LorenzoElle dormait sans vraiment dormir. Son souffle heurté battait contre mon flanc comme une vague hésitante, retenue par quelque chose d’invisible et de trop ancien pour être nommé. Je sentais sa fatigue ancrée jusque dans ses os, dans cette manière qu’elle avait de ne pas complètement s’abandonner, même après m’avoir pris comme une tempête prend la mer : en brisant tout sur son passage.Mais même les tempêtes finissent par s’échouer.Je n’ai pas fermé l’œil.Pas une seconde.Je suis resté là, les yeux ouverts sur la pénombre, à écouter les bruits de la maison : le tic-tac distant de l’horloge du couloir, le craquement du bois sous les changements de température, son souffle. Ce souffle. Comme une prière ou une malédiction, je ne savais plus.Mon bras sous sa nuque, sa jambe jetée sur ma hanche, comme si son corps lui-même refusait d’admettre qu’elle me gardait là. Elle ne me repoussait pas. Mais elle ne m’appelait pas non plus. J’étais dans cet entre-deux fragile qu’on appelle p
LorenzoJe suis resté encore un moment devant la porte close. À écouter les battements du silence, à deviner ses larmes étouffées de l’autre côté. Mon cœur cognait plus fort que mes poings n’auraient su le faire. Mais je ne frapperais pas. Pas ce soir.Je ne suis pas venu pour imposer.Je suis venu pour m’offrir.Pour perdre.Pour tomber.Quand j’ai posé la main sur la poignée, j’ai cru qu’elle résisterait. Qu’elle me repousserait. Qu’elle me cracherait sa colère une dernière fois. Mais non.Elle n’était pas verrouillée.Et ce détail m’a arraché un frisson.Je suis entré.La lumière était basse, tamisée par les lourds rideaux tirés. Une odeur d’orage et de sueur flottait dans l’air, mêlée à celle de sa peau que je connaissais par cœur, comme un poison lent. Alessia ne s’est pas retournée. Assise sur le bord du lit, les coudes sur les genoux, la tête baissée, elle respirait comme on s’étrangle. Son dos se soulevait par à-coups, fragile et tendu comme un fil prêt à rompre.Je suis resté
AlessiaIl est resté là toute la nuit.Je le savais. Même sans le voir. Même sans ouvrir la porte. Sa présence était un poids dans l’air, une chaleur irrésolue dans le silence. À chaque fois que je m’approchais, j’entendais sa respiration derrière le bois. Calme. Contrôlée. Mais pas paisible. Jamais paisible.Lorenzo ne sait pas ce que c’est, la paix.Et moi, je suis fatiguée de la guerre.J’ai regardé la poignée plusieurs fois. Une dizaine. Une centaine. Comme si elle allait tourner toute seule. Comme si l’univers allait décider à ma place. Mais rien. Juste cette tension stagnante. Cette peur muette. Et la question qui revenait, lancinante, vrillée dans ma poitrine : et s’il ne partait jamais ?Quand je suis sortie, il s’est levé d’un seul mouvement. Pas brusque. Juste… comme s’il s’était tenu prêt. Comme s’il attendait ce moment depuis des heures, peut-être même depuis des années. Ses yeux me cherchaient déjà. Comme toujours.Il avait cette façon de me regarder qui me dérangeait. Pa
LorenzoJe suis resté là longtemps, seul dans la cuisine, les yeux fixés sur la tasse qu’elle avait laissée. Le café avait refroidi. Il portait la trace de ses lèvres. Un vestige d’elle. Une empreinte discrète, mais brûlante. Et ça m’a suffi pour tenir debout.Pas cette fois.Pas encore.Elle m’a giflé. Pas fort. Pas comme une punition. Mais comme un cri contenu trop longtemps. Un désespoir jeté à la figure. Ce n’est pas la claque qui m’a marqué. Ce sont ses yeux. Sa voix. Son absence de haine. Parce que ce n’est pas la colère que je redoute.C’est son indifférence.Je l’ai vue me regarder comme un étranger. Comme si elle essayait de reconnaître, en moi, quelque chose de vivant. Quelque chose d’humain. Et je n’étais plus sûr de pouvoir lui offrir ça.Je n’ai jamais su m’excuser. Pas vraiment. Pas comme il faut. J’ai appris à m’imposer. À corriger. À punir. À tenir. Mais pas à demander pardon. Pas à supplier. Ce mot ne traverse pas ma gorge. Il s’y coince, comme une lame.Mais ce que j
AlessiaJe n’ai pas dormi.Pas vraiment. Pas profondément. Mon corps est resté piégé dans cette zone morte entre l’éveil et le cauchemar, là où les pensées tournent en boucle, là où la douleur devient une respiration, un battement de plus.Lorenzo non plus n’a pas bougé. Pas une fois.Et sa main nouée à la mienne a été comme un fil entre deux ruines. Un lien. Une corde raide.Ou peut-être une chaîne.Je ne sais plus.C’est étrange, la façon dont le silence peut peser plus lourd qu’un cri. Il résonne. Il étouffe. Il sculpte des creux là où il y avait des pleins. Et cette nuit, j’ai senti mon cœur s’effriter à chaque seconde passée à ne pas parler.Je suis partie avant que le soleil ne se lève.Sans un mot.Sans un regard.Sans un soupir.J’ai défait nos doigts un à un comme on arrache des pétales fanés.Comme on se retire une lame de chair vive.Et je suis descendue, pieds nus, jusqu’à la cuisine. Le sol glacé m’a rappelée à la réalité. Je suis encore vivante. Même si j’ai parfois l’im
AlessiaIl ne m’a pas adressé un mot.Mais il est resté.Je suis demeurée plantée au milieu du salon, les bras croisés contre ma poitrine nue, dissimulée à peine sous le tissu trop léger d’un t-shirt que je n’avais pas pris la peine de changer. J’étais descendue sans réfléchir, sans stratégie, comme on descend au combat — avec la peur logée dans la gorge, la dignité accrochée aux cils.Il était là. Bien sûr qu’il l’était.Assis dans l’ombre, les coudes posés sur les genoux, le dos voûté, la tête penchée comme si le poids du monde reposait sur ses épaules. On aurait dit une statue sculptée dans le silence, pétrifiée dans sa culpabilité.J’ai avancé. D’un pas mesuré, douloureux. Chaque foulée me coûtait quelque chose. Chaque mouvement arrachait un lambeau d’orgueil à ce qui restait de moi.— Je n’ai pas dormi, ai-je murmuré.Il a levé les yeux vers moi. Son regard n’exprimait ni surprise ni remords. Juste une présence nue, désarmée. Comme s’il le savait. Comme s’il n’avait pas dormi non