Amara
Le vent secoue les branches des arbres autour de nous, et une atmosphère lourde et pesante enveloppe chaque pas que nous faisons. L’obscurité de ce monde se fait de plus en plus palpable à mesure que nous avançons, comme une présence invisible qui attend, prête à se saisir de nous. Eryx est juste à côté de moi, sa silhouette imposante contre le ciel nocturne. Pourtant, quelque chose dans son silence me trouble. Il marche sans un mot, son regard fixé sur l'horizon comme s'il cherchait quelque chose, ou quelqu'un, que nous ne pouvons pas voir.
Nous avons traversé des terres dévastées, des royaumes tombés en ruine sous les assauts de guerres sans fin. Et maintenant, nous sommes là, dans ce lieu maudit, un lieu où les secrets de notre destin nous attendent. Pourtant, malgré la lourdeur de l'instant, Eryx n’a pas dit un mot depuis que nous avons décidé de l’implorer de nous suivre. Une décision que, même si nous avons prise ensemble, reste suspendue dans l’air comme une promesse non tenue.
Selene est de mon côté, ses yeux aussi inquiets que les miens. Nous savons toutes deux qu’Eryx n’est pas un homme facile à convaincre, mais ce silence... Ce silence qui perdure est bien plus lourd que toute parole. Nous l’avons vu, il y a quelques semaines, se battre contre nous, se battre pour ce qu’il croit être sa vérité. Et aujourd’hui, il marche à nos côtés, mais son cœur ne nous appartient pas encore. Il reste un étranger, un allié incertain.
Je fais un pas en avant, mon regard se fixant sur lui, mais Eryx ne semble même pas m’entendre. Il reste là, indifférent à nos présences, comme si quelque chose le retenait, une lutte intérieure qu’il refuse de partager.
Je brise le silence, bien consciente que mes mots ne seront pas faciles. Ce n’est pas le moment pour la douceur. Ce n’est pas le moment pour l'hésitation.
Amara – « Eryx… pourquoi hésites-tu ? Pourquoi ne pas nous rejoindre, tout de suite, comme nous l’avons décidé ? »
Mon ton est ferme, presque accusateur, et mes yeux, je le sais, sont pleins de cette détermination que je suis forcée de cacher depuis trop longtemps. Nous avons pris cette décision, et tout le poids de ce moment repose sur ses épaules. Si lui aussi ne veut pas se battre à nos côtés, tout ce que nous avons traversé sera vain. La guerre, le sang versé, les sacrifices… tout cela pourrait ne signifier rien du tout.
Eryx finit par tourner son regard vers moi, et je le sens alors, ce gouffre entre nous. Il n’est pas encore prêt. Il ne nous a pas encore tout donné.
Eryx – « Vous ne comprenez pas, Amara… Ce n’est pas une simple décision. Ce n’est pas une question d’alliances ou de promesses. Vous… vous êtes des reines, oui. Mais cette guerre que vous voulez mener, vous ne savez pas à quel prix elle se paiera. »
Sa voix est basse, presque un murmure, et je vois ses poings se serrer. Il lutte contre quelque chose, contre une vérité qu’il garde enfouie. Je sens sa résistance comme un mur invisible, une frontière qu’il n’est pas prêt à franchir.
Selene, qui jusque-là n’avait pas osé intervenir, prend la parole, sa voix aussi tranchante qu’une lame. Elle n’a jamais aimé voir des hésitations là où la décision est prise. Elle déteste la faiblesse, et cette incertitude qui émane d’Eryx l’agace. Pourtant, elle se contient. Elle sait que nous devons passer par lui. Et c’est ce qu’il faut comprendre dans chaque mot qu’il prononce.
Selene – « Tu crois vraiment que nous ne savons pas ce que cette guerre implique ? Nous avons grandi avec cette prophétie. Nous avons appris à la craindre et à l’embrasser. Mais, Eryx, tu n’as pas à décider pour nous. Nous choisissons de nous battre. Et nous te demandons de faire de même. »
Il la fixe longuement, un regard de feu qui pourrait faire fondre tout ce qu’il touche. Et pourtant, il hésite encore. Cette résistance… Il y a quelque chose en lui que nous ne comprenons pas, un secret qu’il porte seul, comme un fardeau. Je m’approche de lui, plus près cette fois. Je sais que, pour qu’il accepte, il doit voir quelque chose en nous. Peut-être un reste d'humanité. Un reste de cette connexion que nous avons tissée en lui, malgré tout.
Amara – « Nous ne sommes pas là pour te demander de tout oublier, Eryx. Mais si tu ne viens pas avec nous, si tu refuses d’accepter cette réalité, alors tout ce que nous avons vécu ensemble, tout ce que nous avons partagé, n’aura servi à rien. »
Je pose une main sur son bras. Un geste presque intime. Un geste pour l’ancrer dans cette réalité. Lui dire que, malgré tout, il a sa place parmi nous. Peu importe ce qu’il porte. Peu importe ce qu’il cache.
Il ferme les yeux, comme s'il cherchait à repousser la vérité qui monte en lui. Et c’est dans ce silence qu’il prend finalement une décision. Il n’a pas encore complètement renoncé à sa résistance, mais il le fait pour nous. Pour Selene, pour Thalia, pour moi. Mais surtout pour lui-même. Il sait que nous sommes liés par cette prophétie, par ce destin que nous partageons tous. Et malgré son scepticisme, malgré ses doutes, il finit par nous regarder, ses yeux brûlants de cette rage intérieure qui le consume.
Eryx – « Très bien. Je serai à vos côtés. Mais ne vous attendez pas à ce que ce soit facile. Ce que vous cherchez… cela ne sera pas donné sans sacrifice. »
Sa voix, brisée par la gravité de ses mots, fait naître une vague de soulagement mêlée de tension. Je sais qu’il a pris sa décision, mais qu’il ne s’abandonne pas entièrement. Et peut-être est-ce mieux ainsi. Peut-être que son scepticisme, sa réserve, sont exactement ce dont nous avons besoin.
Thalia – « Bien. Mais sache que la confiance ne se gagne pas en un jour, Eryx. »
Elle nous jette un regard, un regard où se mêle défi et résignation. Nous savons toutes que ce chemin que nous avons choisi de prendre ensemble, aussi incertain soit-il, nous marquera. Il n’y a pas de retour en arrière.
Amara – « Alors, allons-y. Ensemble, cette fois. »
Nous reprenons notre marche, et dans les ténèbres qui nous entourent, une lueur d’espoir semble s’allumer. Cette alliance, aussi fragile soit-elle, pourrait être notre dernière chance.
Intérieur : Refuge du Nord : InconscienceLe drap est rêche contre sa peau. Sa respiration est lente, presque inaudible. Le souffle d’un corps vivant, mais absent. Les soigneuses, en l’observant, ont cru à une syncope, à une fatigue extrême, à ce que l’on nomme parfois le contrecoup celui qui frappe après la peur, après la fuite, après l’horreur. Elles ne savent pas que ce n’est rien de cela. Que ce n’est pas une absence. Que c’est une immersion.Elle ne dort pas.Elle ne rêve pas.Elle traverse.Et au fond du passage, il y a une porte. Et derrière cette porte, un nom qu’on avait arraché. Une vérité qui brûle.Car elle n’est pas seule.Et ce qu’elle rejoint, ce n’est pas un souvenir.C’est un monde enseveli sous les siècles et vivant encore.Intérieur : Temple du Feu-Mémoire 178 cycles plus tôtLe vent souffle sur les dômes noirs du Temple, transportant les cendres des offrandes passées, les cendres des serments tus, les cendres des vérités trop lourdes pour être portées à la lumière.
Intérieur : Refuge du Nord : AubeLa lumière est pâle.Elle glisse entre les pierres, effleure les visages, n’éclaire rien. C’est une aurore sans chaleur, un matin sans promesse. Un entre-deux.Naëra n’a pas dormi.Ses pas sont lents. Précis. Elle avance entre les corps endormis, ses mains effleurant parfois une couverture, un front fiévreux, une cheville maigre. La salle aménagée pour accueillir les enfants est à peine fonctionnelle : une succession de matelas tordus, de chandelles presque consumées, de silences feutrés.Les plus jeunes ont fini par sombrer dans une torpeur presque animale. Les autres… écoutent. Guettent. Retiennent leur souffle.Et deux ne ferment jamais les yeux.Elle les repère aussitôt.Un garçon et une fille. Peut-être dix ans. Trop calmes. Trop nets. Trop éveillés.Le garçon fixe le plafond. Le visage parfaitement lisse, comme vidé. La fille, elle, observe Naëra.Pas avec peur.Pas avec hostilité.Avec une patience ancienne.Un regard de marbre.Un regard de se
Intérieur : Refuge du Nord : Grand HallLe silence est presque sacrilège.Ils sont revenus.Pas tous indemnes.Mais tous vivants.Enfin… ceux qui avaient encore un souffle.Eryx titube entre deux sentinelles, le flanc bandé, la chemise collée au sang séché. Selène avance sans un mot, la mâchoire serrée, le regard fixé devant elle comme si s’arrêter, ce serait se briser. Thalia serre toujours la main de la petite fille. Sa torche est éteinte, mais sa main tremble encore.Et Naëra, au centre.Elle marche en dernier.Pas en guide.Pas en reine.En témoin.Et peut-être, déjà, en coupable.Derrière elle, les enfants.Une cinquantaine.Certains marchent seuls. D’autres s’accrochent. Quelques-uns fixent le sol, les dents serrées comme s’ils attendaient encore un ordre, une punition, un cri.Mais il n’y a que le silence.Et l’odeur.Celle de la pluie sur les cendres.De la suie sur la peau.Du sang sur les bottes.Du feu qui s’accroche aux chairs même éteint.Ils franchissent le seuil du Refu
Extérieur : Vallée d’Eraz : lisière du bois noirLa pluie ne tombe pas.Elle mord.Fine. Acide. Silencieuse.Elle griffe la peau, ronge les paupières, s’insinue dans les failles. Une pluie née de la guerre, de l’air vicié par des siècles d’offrandes humaines et de cendres dissimulées sous les autels.Chaque goutte semble dire : Il est trop tard.Mais ce soir, ils veulent lui répondre : Pas encore.Eryx rampe. Lentement. Une silhouette maculée de boue, de sang séché et de colère. Il ne pense pas à la douleur dans son flanc, ni aux débris qui s’enfoncent dans ses paumes. Il pense aux visages. À ceux qu’on va chercher. À ceux qu’on a déjà perdus.Il murmure :— À droite. Une brèche. Moins gardée. On entre par là. On ressort vivants. Tous.Thalia est juste derrière lui. Sa respiration est maîtrisée, mais son poignet tremble. Toujours ce même tressaillement. Elle pourrait le contenir, le contraindre… Mais ce soir, elle le laisse vibrer. Elle n’a plus besoin de se cacher.Elle le regarde, p
Intérieur : Refuge du Nord : Salle des Anciennes VeillesLe feu crépite, mais ce n’est plus un feu de survie.C’est un feu de guerre.Un feu ancien.Un feu neuf.Autour de la grande table de pierre, des silhouettes se rassemblent. Lentement. Solennellement. Comme si chaque pas vers cette table était un adieu au silence, à la peur, à l’abandon.Thalia s’avance la première. Son visage encore pâle d’émotion, mais ses traits sont tendus, affutés. Sa voix a retrouvé sa force, mais elle porte encore la trace du bouleversement.— Nous n’avons plus le luxe d’attendre. Plus le droit de nous cacher. Elle est revenue. Et avec elle, le monde exige un choix.Selène est à sa gauche. Droite comme un arc bandé. Ses épaules raides. Son souffle maîtrisé. Elle n’a pas dormi, et ça se voit, mais elle n’en montre rien.Eryx, debout à l’autre bout, ne parle pas encore. Il jauge. Évalue. Ses yeux vont d’un visage à l’autre, comme s’il cherchait déjà les failles et les forces de chacun. Il observe aussi Naër
Extérieur : Forêt d’Askal, au sud des Hauts-FeuxLe vent change de direction.Pas un vent normal.Un vent ancien. Un souffle oublié. Celui qui portait autrefois les noms interdits, les chants interdits, les vérités noyées.Les arbres, pourtant immobiles depuis des siècles, frémissent comme sous une caresse. Leurs feuillages s’agitent sans bruit, comme pour murmurer entre eux.Les plus vieux parmi eux ceux dont les racines touchent les eaux profondes, les nappes anciennes où sommeillent les souvenirs du monde s’inclinent. Lentement. Presque en prière.Les animaux cessent de fuir. Les bêtes carnivores baissent la tête. Les proies s'arrêtent de trembler.Et tous, d’un même mouvement, regardent le Nord.Dans la clairière au centre, là où la lumière n'entrait plus depuis la Guerre des Couronnes, le Gardien de Bois s’éveille.Une créature immense, faite d’écorce vivante, de mousse et de silence. Ses yeux de sève liquide s’ouvrent lentement, douloureusement, comme s’il avait dormi trop longt