Amara
Nous avançons à travers la forêt, l’air lourd et humide comme une couverture écrasante. Le vent semble avoir cessé de souffler, comme si même la nature elle-même retenait son souffle. Le silence est assourdissant, mais il est nécessaire. Nous ne pouvons pas nous permettre le moindre faux mouvement. Nous savons tous que des forces immenses, invisibles et implacables nous épient à chaque instant. Cette terre maudite nous observe, attendant une occasion de nous engloutir, et je ne peux m’empêcher de me demander combien de temps nous resterons encore intacts.
Eryx marche juste à côté de moi, son silence pesant. Je sais qu'il n'a pas encore complètement accepté de nous suivre. Il lutte contre cette alliance imposée, mais il n'a pas le choix. Les paroles de Selene ont marqué quelque chose en lui, même si sa fierté le pousse à garder ses distances. Je ressens cette tension dans l'air autour de nous, comme une corde tendue prête à rompre.
Mais, quelque part au fond de moi, une petite voix m’assure qu'il finira par comprendre. Nous avons tous un rôle à jouer dans cette histoire, et même Eryx doit accepter la réalité : il ne peut pas se battre seul. Nous devons l'accepter pour ce qu'il est, et il doit faire de même avec nous. Les destinées qui nous lient sont plus fortes que nos volontés individuelles.
Thalia, un peu plus loin devant, semble plus confiante que jamais. Elle avance avec une détermination sans faille, son regard fixé sur l’horizon. Elle ne prête attention à rien d’autre. Sa nature calme cache une tempête intérieure, je le sais. Elle est prête à tout, mais son esprit est aussi en proie à des doutes. Je peux le lire dans ses gestes, dans la façon dont elle serre parfois son poing sur son arme. Son silence n'est pas un apaisement, mais un masque.
Selene, quant à elle, n’a pas dit un mot depuis notre départ. Sa concentration est totale, mais son regard trahit une agitation profonde. Elle porte la culpabilité sur ses épaules, comme si la perte de chaque être cher la rongeait un peu plus chaque jour. Mais, malgré tout, elle reste forte, ferme, inébranlable. Nous avons besoin de cette force, nous avons besoin de sa conviction. Car si elle se brise, ce sera tout notre monde qui s'effondrera avec elle.
Je sens l’épuisement se faire sentir, mais je n’ose pas le montrer. Pas maintenant. Nous avons encore un long chemin à parcourir avant de trouver ce que nous cherchons. Ce artefact que nous traquons, cette pierre qui pourrait tout changer. Il faut que nous arrivions à le retrouver avant qu’il ne tombe entre de mauvaises mains. Si nous échouons… non, nous ne pouvons pas échouer.
Je m’arrête un instant, jetant un coup d’œil aux autres. Eryx est toujours là, mais il reste loin, à l’écart. Peut-être pour se donner de l’espace, peut-être pour ne pas se sentir obligé de faire partie de ce groupe qu’il n’a pas choisi. Mais je sens que son fardeau est plus lourd que ce qu’il laisse paraître. Il se bat contre quelque chose qui dépasse la simple question d’alliances et de promesses. Peut-être quelque chose qu'il cache même à lui-même.
Amara – « Eryx, tu ne peux pas rester à l'écart comme ça. Ce n'est pas dans ton intérêt. »
Il me fixe alors, et je vois une lueur de résistance dans son regard. Il déteste qu’on lui dise ce qu’il doit faire. Mais il le sait. Il le sait parfaitement. Et c’est ce qui le pousse à réagir.
Eryx – « Je n’ai jamais été du genre à suivre les autres, Amara. C’est toi qui m’as dit qu’il fallait faire un choix. Alors laisse-moi faire le mien. »
Il détourne son regard, comme si mes mots ne comptaient plus. Il continue d’avancer, mais je vois l’étincelle de colère qu’il retient à peine. Nous avons tous des fardeaux à porter, mais le sien semble plus lourd, plus insupportable. Il faut qu’il accepte ce qui vient, mais il est toujours figé dans un combat intérieur qu’il refuse d’abandonner.
Je soupire intérieurement. C’est inutile de le pousser davantage. Pour l’instant, il préfère s’isoler. Cela ne fera que prolonger la tension, mais au moins il n’est pas parti. Il est encore avec nous, même s’il refuse de se l’avouer.
Le chemin devient de plus en plus étroit, les arbres se resserrent autour de nous comme des murs invisibles, et une sensation de malaise s’intensifie. Je ressens les regards des créatures tapies dans l’ombre, ces créatures qui nous épient sans que nous ne puissions rien faire contre elles. C’est un sentiment familier, mais cela ne me rassure pas. Chaque pas que nous faisons semble nous enfoncer un peu plus dans l’inconnu.
Selene s’arrête brusquement, levant la main pour nous signaler de faire de même. Elle plisse les yeux et regarde autour d’elle, comme si elle sentait quelque chose que nous ne voyons pas. Son corps tout entier est tendu, prêt à l’action.
Selene – « Il y a quelque chose… quelqu’un nous suit. »
Je m’arrête à mon tour, me concentrant sur l’atmosphère autour de nous. Ce n’est pas une simple impression. Je le ressens aussi. Quelque chose dans l’air est devenu plus lourd, plus oppressant. Je regarde Eryx, et je vois qu’il a aussi perçu le changement. Il ne dit rien, mais sa posture s’est raidi, et il cherche déjà une échappatoire dans ses yeux.
Thalia – « On n’a pas le choix. Il faut avancer. »
Mais Selene secoue la tête.
Selene – « Non. Nous devons savoir qui nous suit. Si nous sommes attaqués ici, dans cette forêt, on ne tiendra pas. »
Je hoche la tête, approuvant sa décision. Nous n’avons pas de choix. Le danger est imminent. Mais la question qui me tourmente, c’est : qui est-ce qui nous suit ? Et pourquoi maintenant, à ce moment précis ?
Nous restons immobiles, tendus, écoutant le moindre bruit, prêt à agir au moindre signe de danger. Et dans ce silence, cette attente, je réalise à quel point nous avons changé. Chacun de nous porte une part de cette guerre, une part du fardeau que nous devons affronter. Mais plus nous avançons, plus je sens que la fin de ce chemin est proche. Et cela, plus que tout, me terrifie.
Intérieur : Refuge du Nord : InconscienceLe drap est rêche contre sa peau. Sa respiration est lente, presque inaudible. Le souffle d’un corps vivant, mais absent. Les soigneuses, en l’observant, ont cru à une syncope, à une fatigue extrême, à ce que l’on nomme parfois le contrecoup celui qui frappe après la peur, après la fuite, après l’horreur. Elles ne savent pas que ce n’est rien de cela. Que ce n’est pas une absence. Que c’est une immersion.Elle ne dort pas.Elle ne rêve pas.Elle traverse.Et au fond du passage, il y a une porte. Et derrière cette porte, un nom qu’on avait arraché. Une vérité qui brûle.Car elle n’est pas seule.Et ce qu’elle rejoint, ce n’est pas un souvenir.C’est un monde enseveli sous les siècles et vivant encore.Intérieur : Temple du Feu-Mémoire 178 cycles plus tôtLe vent souffle sur les dômes noirs du Temple, transportant les cendres des offrandes passées, les cendres des serments tus, les cendres des vérités trop lourdes pour être portées à la lumière.
Intérieur : Refuge du Nord : AubeLa lumière est pâle.Elle glisse entre les pierres, effleure les visages, n’éclaire rien. C’est une aurore sans chaleur, un matin sans promesse. Un entre-deux.Naëra n’a pas dormi.Ses pas sont lents. Précis. Elle avance entre les corps endormis, ses mains effleurant parfois une couverture, un front fiévreux, une cheville maigre. La salle aménagée pour accueillir les enfants est à peine fonctionnelle : une succession de matelas tordus, de chandelles presque consumées, de silences feutrés.Les plus jeunes ont fini par sombrer dans une torpeur presque animale. Les autres… écoutent. Guettent. Retiennent leur souffle.Et deux ne ferment jamais les yeux.Elle les repère aussitôt.Un garçon et une fille. Peut-être dix ans. Trop calmes. Trop nets. Trop éveillés.Le garçon fixe le plafond. Le visage parfaitement lisse, comme vidé. La fille, elle, observe Naëra.Pas avec peur.Pas avec hostilité.Avec une patience ancienne.Un regard de marbre.Un regard de se
Intérieur : Refuge du Nord : Grand HallLe silence est presque sacrilège.Ils sont revenus.Pas tous indemnes.Mais tous vivants.Enfin… ceux qui avaient encore un souffle.Eryx titube entre deux sentinelles, le flanc bandé, la chemise collée au sang séché. Selène avance sans un mot, la mâchoire serrée, le regard fixé devant elle comme si s’arrêter, ce serait se briser. Thalia serre toujours la main de la petite fille. Sa torche est éteinte, mais sa main tremble encore.Et Naëra, au centre.Elle marche en dernier.Pas en guide.Pas en reine.En témoin.Et peut-être, déjà, en coupable.Derrière elle, les enfants.Une cinquantaine.Certains marchent seuls. D’autres s’accrochent. Quelques-uns fixent le sol, les dents serrées comme s’ils attendaient encore un ordre, une punition, un cri.Mais il n’y a que le silence.Et l’odeur.Celle de la pluie sur les cendres.De la suie sur la peau.Du sang sur les bottes.Du feu qui s’accroche aux chairs même éteint.Ils franchissent le seuil du Refu
Extérieur : Vallée d’Eraz : lisière du bois noirLa pluie ne tombe pas.Elle mord.Fine. Acide. Silencieuse.Elle griffe la peau, ronge les paupières, s’insinue dans les failles. Une pluie née de la guerre, de l’air vicié par des siècles d’offrandes humaines et de cendres dissimulées sous les autels.Chaque goutte semble dire : Il est trop tard.Mais ce soir, ils veulent lui répondre : Pas encore.Eryx rampe. Lentement. Une silhouette maculée de boue, de sang séché et de colère. Il ne pense pas à la douleur dans son flanc, ni aux débris qui s’enfoncent dans ses paumes. Il pense aux visages. À ceux qu’on va chercher. À ceux qu’on a déjà perdus.Il murmure :— À droite. Une brèche. Moins gardée. On entre par là. On ressort vivants. Tous.Thalia est juste derrière lui. Sa respiration est maîtrisée, mais son poignet tremble. Toujours ce même tressaillement. Elle pourrait le contenir, le contraindre… Mais ce soir, elle le laisse vibrer. Elle n’a plus besoin de se cacher.Elle le regarde, p
Intérieur : Refuge du Nord : Salle des Anciennes VeillesLe feu crépite, mais ce n’est plus un feu de survie.C’est un feu de guerre.Un feu ancien.Un feu neuf.Autour de la grande table de pierre, des silhouettes se rassemblent. Lentement. Solennellement. Comme si chaque pas vers cette table était un adieu au silence, à la peur, à l’abandon.Thalia s’avance la première. Son visage encore pâle d’émotion, mais ses traits sont tendus, affutés. Sa voix a retrouvé sa force, mais elle porte encore la trace du bouleversement.— Nous n’avons plus le luxe d’attendre. Plus le droit de nous cacher. Elle est revenue. Et avec elle, le monde exige un choix.Selène est à sa gauche. Droite comme un arc bandé. Ses épaules raides. Son souffle maîtrisé. Elle n’a pas dormi, et ça se voit, mais elle n’en montre rien.Eryx, debout à l’autre bout, ne parle pas encore. Il jauge. Évalue. Ses yeux vont d’un visage à l’autre, comme s’il cherchait déjà les failles et les forces de chacun. Il observe aussi Naër
Extérieur : Forêt d’Askal, au sud des Hauts-FeuxLe vent change de direction.Pas un vent normal.Un vent ancien. Un souffle oublié. Celui qui portait autrefois les noms interdits, les chants interdits, les vérités noyées.Les arbres, pourtant immobiles depuis des siècles, frémissent comme sous une caresse. Leurs feuillages s’agitent sans bruit, comme pour murmurer entre eux.Les plus vieux parmi eux ceux dont les racines touchent les eaux profondes, les nappes anciennes où sommeillent les souvenirs du monde s’inclinent. Lentement. Presque en prière.Les animaux cessent de fuir. Les bêtes carnivores baissent la tête. Les proies s'arrêtent de trembler.Et tous, d’un même mouvement, regardent le Nord.Dans la clairière au centre, là où la lumière n'entrait plus depuis la Guerre des Couronnes, le Gardien de Bois s’éveille.Une créature immense, faite d’écorce vivante, de mousse et de silence. Ses yeux de sève liquide s’ouvrent lentement, douloureusement, comme s’il avait dormi trop longt