ThaliaJe sens la tension vibrer dans le marbre.Chaque veine de la pierre résonne comme une corde tendue à l’extrême.Ils sont là. Tout proches.Invisible présence. Respiration étrangère.Je ne sais pas combien. Je ne sais pas où.Mais je sais une chose : ils ne fuient jamais l’annonce. Ils la suivent. Toujours.Comme des charognards assoiffés d’un dernier souffle.Leur flèche, plantée dans le pilier central, tremble encore.Un serment. Un avertissement. Un ricanement de mort.Je fixe le message.L’encre n’a pas coulé.L’écriture est droite, presque élégante.Aucune rature. Aucun mot de trop.Juste une phrase.« Le Néant réclame ce qui lui appartient. »— Il faudra barricader les niveaux supérieurs, je dis.— Ce ne sera pas suffisant, répond Amara, le regard fixé sur l’extérieur.— Rien ne l’est jamais, murmure Selène.Mais ce n’est pas une plainte.C’est un fait. Une vérité gravée dans nos os.AmaraJe m’avance jusqu’aux vitraux brisés.Le vent s’y engouffre, froid et tranchant, por
EryxJe suis là.Derrière les colonnes.Dans l’ombre des pierres qui brûlent encore du souvenir de leur triomphe.Elles sont debout.Les trois.Inflexibles. Inaltérables. Incorruptibles.Leurs silhouettes découpent la lumière filtrée à travers les vitraux éclatés.Elles ne tremblent pas.Elles n’hésitent pas.Elles reconstruisent.Je devrais fuir.Je le sais.C’est ce que ferait un homme sensé. Un homme libre. Un homme qui ne porte pas le poids des trahisons dans sa poitrine.Mais je ne suis plus cet homme.Peut-être ne l’ai-je jamais été.Je reste.Cloué par une force que je ne comprends pas.Ou peut-être est-ce précisément ça, le sens de la loyauté : continuer à regarder ce qu’on ne peut pas affronter.Je les observe.La salle est silencieuse, et pourtant, chaque pas qu’elles font claque comme un tambour.Chaque mot devient loi. Chaque geste, promesse.Elles ne prennent pas le trône : elles le réveillent.Comme si leur présence rendait à ces murs leur mémoire, leur majesté oubliée.
ThaliaLa salle retient son souffle.Les pierres se souviennent.Les murs vibrent. Les colonnes tremblent.Ce n’est pas la peur. C’est la mémoire.Le souvenir du pacte ancien.Des serments brisés.Des reines chassées.Je suis assise.Et lui, l’homme au rire sec, ne rit plus.Il pensait que notre retour ne serait qu’un murmure.Mais nous sommes le grondement.Son regard vacille.Il recule, une main sur la garde de son épée, l’autre sur l’accoudoir du trône qu’il a profané.Ce trône ne lui appartient pas. Il ne l’a jamais fait.Il l’a volé aux morts et piétiné les vivants.— Vous n’êtes que trois, murmure-t-il. Trois femmes contre un royaume.Je penche légèrement la tête.Et dans ma voix, il n’y a ni colère ni pitié.Juste la vérité. Inflexible. Tranchante comme un souvenir trop longtemps refoulé.— Trois reines. Pas trois femmes. Trois tempêtes. Trois volontés forgées dans l’exil.Trois cicatrices devenues armes. Trois cendres redevenues flammes.Il tire son épée.Il croit encore que l
ThaliaLe jour s’est levé sur une terre qui n’a plus peur.Le camp est derrière nous. Les cris, le sang, les adieux étouffés par la fureur.Les morts nous regardent depuis les cendres. Mais ils ne nous retiennent pas.Nous marchons.Vers le nord. Vers ce royaume que nous avions abandonné.Ils l’appelaient le Bastion Blanc.Un trône taillé dans la roche, entre les neiges et les flammes.Une forteresse de femmes. D’armes. De serments.Un refuge bâti sur les serments et défendu par le sacrifice.Je l’ai laissé derrière moi. Trop jeune. Trop amoureuse. Trop fatiguée.Je pensais fuir la guerre. Je ne faisais que retarder l’inévitable.Mais il m’attendait. Comme la lame. Comme le cri.Et aujourd’hui, je reviens.Pas seule.Amara marche à mes côtés. Les épaules droites, le regard fixe.Selène ferme la marche, la lame toujours propre, toujours prête.Nos capes claquent dans le vent. Nos pas frappent la pierre avec la régularité des tambours.Nous portons le même silence. La même rage. La même
ThaliaLe camp s’est formé comme une cicatrice. Trop vite. Trop bien.Les anciens réflexes reviennent.Les gestes d’avant. Les regards d’armes. Les silences de guerre.Mais moi, je ne dors pas.Je veille.Allongée sur la terre, une main posée sur mon ventre.Là où il pousse. Là où il attend. Là où tout commence.Eryx est de l’autre côté du feu. Droit. Immuable. Les yeux levés vers le ciel noir.Il ne parle plus depuis qu’on est revenus.Et je déteste son silence autant que je le cherche.Parce que je connais ce silence. C’est celui d’un homme qui prépare sa fin.— Tu crois qu’on a une chance ? je demande dans l’obscurité.Il ne répond pas tout de suite.Il hésite. Et ça me fait plus mal qu’un non.Puis sa voix fend la nuit :— Pas contre eux. Mais pour ce qu’on a construit. Peut-être.Je me redresse, la mâchoire serrée.— Tu parles de la terre ? Ou de l’enfant ?Un souffle. Comme un coup porté.— Des deux, dit-il. Mais j’ai plus peur de toi que d’eux.Je me fige.L’air me manque.Ses
ThaliaJe vomis au lever du jour.Pas une maladie. Pas un poison. Une vie.Je reste accroupie dans l’herbe encore froide, le souffle court, les yeux rivés sur la terre.Le soleil ne s’est pas encore levé, mais je le sens. Cette chaleur en moi, étrangère et douce, un feu minuscule que rien ne peut éteindre.Je me redresse lentement, l’estomac vide, le cœur en désordre.Je l’ai compris quand j’ai cessé de supporter l’odeur du feu. Quand mes tempes se sont mises à battre au rythme d’un tambour que je ne reconnaissais pas.Quand mes rêves sont devenus plus vastes que mes blessures.C’est arrivé sans cri, sans drame.Une simple vérité, dans le silence du matin : je suis enceinte.Je n’ai pas fui.Je n’ai pas pleuré.Mais j’ai senti mes jambes flancher.Une main posée sur mon ventre, comme pour m’assurer qu’il est bien là.Qu’il est réel.Pas à cause de la peur. Pas à cause de lui.Parce qu’une part de moi sait qu’il y a quelque chose en moi qui n’est pas une fin. Qui n’est pas une arme. Qu
EryxLes jours passent sans bruit. Juste le vent dans les arbres. Juste le feu dans le poêle. Je coupe du bois. Je construis. Un toit, d’abord. Puis quatre murs. Rien de grand. Juste assez pour ne plus dormir à la merci du vent, de la nuit, des souvenirs.Je réapprends à faire avec mes mains. À porter, scier, clouer. À sentir mes muscles au lieu de les imposer. À sentir mon souffle plutôt que celui des autres.Sans ordre à donner. Sans trône à défendre. Sans cris dans les couloirs.Le silence est lourd. Mais ce n’est plus un fardeau. C’est un choix. Une rédemption.Je parle peu. Aux villageois, un mot ou deux. Par nécessité. Jamais plus. À moi-même, encore moins.Mais chaque soir, en regardant le feu, je repense à elles.Amara. Selène. Thalia.Trois flammes. Trois blessures. Trois portes que j’ai claquées derrière moi. Ou qu’elles m’ont claquées au visage. Je ne sais plus. Peut-être les deux.Elles m'ont laissé vivant. Elles m'ont laissé seul. Et c’est un cadeau.Pas une punition. Une
EryxJe redescends. Vers le sud. Vers ce qu’il reste du monde, ou de moi. Mes pas me portent malgré la fatigue, malgré le doute qui me ronge la gorge à chaque pas comme un feu lent. Je traverse les hameaux, les terres brûlées, les ruines silencieuses qui chuchotent le nom de ceux que j’ai laissés derrière.Le peuple me regarde sans me reconnaître. Et c’est mieux ainsi. Les regards passent sur moi comme sur une ombre. Le roi est mort. Il ne reste que l’homme. L’exilé.Je ne cherche plus de trône. Je cherche une place. Pas une place offerte. Une place méritée. Arrachée à l’orgueil, au sang, à la peur. Je ne veux plus être au sommet, je veux être à hauteur d’homme. Là où l’on sent le sol sous ses pas, la pluie sur ses joues. J’ai failli. Mais je suis encore là.Le village s’étend au bord d’un lac. Une eau noire, tranquille, qui reflète les montagnes comme un secret oublié. Une vieille femme m’offre du pain. Un enfant me tend une couverture. Un homme m’indique une grange où dormir. On ne
EryxLe vent a changé. Il n’a plus la morsure froide de l’hiver, ni l’odeur des cendres. Il sent la pluie, l’humus et les racines profondes. Celles qu’on croyait mortes, mais qui respirent encore sous la surface. Je marche, encore. Sans but, mais plus sans raison. Chaque pas que je fais, je le fais vers moi-même. Vers celui que j’ai fui pendant trop longtemps.Le sol est meuble, trempé. Il m’enfonce légèrement, comme s’il voulait m’absorber, m’avaler. Mais je m’accroche. Aux arbres, à l’air, à ce que je suis encore capable de sentir. J’ai perdu leur amour. Et c’est une chute sans fond. Mais au creux de cette chute, je touche enfin une vérité nue : je ne peux pas aimer sans me détruire, si je ne me connais pas.Je me suis voulu fort, mais j’étais vide. Je me suis cru digne, mais j’étais divisé. J’ai joué au roi, sans royaume, sans couronne, sans loyauté. Il est temps de devenir plus. Pas pour elles. Pas pour réparer. Mais parce que vivre autrement serait trahir ce qu’elles ont vu en mo