Share

Chapitre 3

Author: Nyx Evernight
last update Last Updated: 2025-07-11 02:20:14

Elle a passé la nuit dans le lit de cet homme. Son prénom lui échappe déjà, perdu quelque part entre deux rires et la chaleur brute de leurs corps. Son appartement est à son image : grand, épuré, avec une immense cuisine ouverte qui donne sur un salon baigné d’une lumière douce. Les meubles sont design, sûrement hors de prix, laissent deviner un compte bancaire bien garni. Elle a aimé se perdre dans ses bras, entendre son souffle rauque contre son oreille, puis s’endormir lovée dans ses draps encore chauds.

Quand le matin arrive, il dort encore profondément. Moira se lève sans un bruit, ramasse ses vêtements éparpillés sur le parquet, s’habille vite. Pas de petit mot, pas de numéro griffonné sur un coin de table, pas même un dernier regard. Elle lui laisse juste des draps froissés, son parfum sur l’oreiller, et un vide léger, à peine perceptible. C’est comme ça qu’elle fait. C’est plus simple ainsi.

Elle rentre chez elle, l’air du matin est piquant, mord sa peau déjà glacée. Ses doigts serrent un peu plus son écharpe autour de son cou, le tissu rêche contre son menton. Chez elle, elle se débarrasse vite de ses vêtements, file sous la douche. L’eau chaude coule sur son dos, efface les mains de l’inconnu, les soupirs, et la replace dans son monde à elle.

Puis elle s’habille, enfile un autre pull noir, un jean foncé. Elle attache ses cheveux encore humides, prend son sac et sort de nouveau. Pas de cours aujourd’hui, juste des corrections à avancer.

Ce matin, Moira se rend dans son salon de thé préféré, niché tout au fond d’une vieille librairie du centre-ville. La devanture en bois, peinte d’un vert passé, affiche des lettres dorées à demi effacées. Un petit carillon tinte au-dessus de la porte lorsqu’elle entre, couvrant un instant le bruissement délicat de la pluie qui tombe dehors.

À l’intérieur, l’air est doux, presque tiède, et sent le papier, l’encre, et un soupçon de cannelle. Les rayonnages croulent sous les romans et les recueils de poésie, certains si anciens qu’ils paraissent prêts à rendre l’âme. Ici et là, des piles branlantes menacent de s’effondrer au moindre souffle. Sur les murs, des affiches jaunies annoncent d’antiques conférences littéraires, et un chat tigré dort roulé en boule sur une pile de dictionnaires, la queue frémissant parfois dans son sommeil.

Moira se glisse jusqu’au fond, là où la librairie s’ouvre sur un petit salon de thé tout simple : des tables en bois clair, un vieux parquet un peu grinçant, des lampes à abat-jour colorés qui diffusent une lumière chaude. La pluie tambourine doucement contre les carreaux, laissant sur les vitres un réseau de rigoles miroitantes.

Elle pose son ordinateur, sort les copies de ses élèves et les étale devant elle. Lorsqu’elle commande son thé — un mélange délicat aux fleurs séchées et à la sauge — elle sent déjà ses épaules se détendre. Quand la tasse arrive, la chaleur du breuvage lui picote les doigts engourdis. Elle ferme les yeux un instant, respire la vapeur parfumée, avant de soupirer d’aise.

Puis elle s’attaque à ses corrections, crayon rouge en main. Elle rature ici, souligne là, ajoute des petits commentaires, parfois sévères, parfois amusés. Ses élèves sont pleins de bonne volonté, souvent maladroits mais toujours sincères. Elle sourit quand elle lit la copie d’Adam : le texte déborde d’images et d’élan, comme s’il n’arrivait pas à contenir tout ce qu’il voulait dire.

Un léger rougissement lui monte aux joues sans qu’elle comprenne bien pourquoi. Peut-être parce que c’est agréable, au fond, de sentir la passion de quelqu’un éclore sous sa plume.

Dehors, la pluie se fait plus drue, et elle entend le martèlement des gouttes sur le store extérieur. Par moments, un petit courant d’air s’engouffre dans la boutique, soulevant une page qui se tourne toute seule, comme si le livre feuilletait sa propre histoire.

À une autre table, un vieil homme lit un recueil de poésie en souriant. Un couple chuchote près de la fenêtre, leurs mains entremêlées, partageant une part de tarte aux pommes encore fumante. Le chat, lui, s’est redressé et vient frotter son museau contre la jambe de Moira avant de retourner paresser.

Elle caresse distraitement son pelage soyeux, puis se replonge dans ses copies. Elle prend le temps de bien peser ses mots, de rédiger des encouragements — elle se dit toujours que c’est important, surtout pour des jeunes esprits qui cherchent encore leur voix.

Au bout d’une heure, elle s’accorde une pause. Elle observe la pluie, le va-et-vient des passants pressés sous leurs parapluies noirs, la buée qui se forme sur la vitre. Elle se surprend à penser qu’elle pourrait rester ici toute la journée, à corriger, lire, écouter la pluie et oublier le reste du monde.

Et peut-être qu’au fond, ça lui suffit pour être heureuse.

Une fois son tas de copies terminé, Moira ferme enfin le dossier avec un soupir satisfait. Ses doigts sont tachés d’encre noire et rouge, ses poignets un peu engourdis d’avoir tant écrit. Elle étire ses bras au-dessus de sa tête, entend un discret craquement dans ses épaules.

Puis elle ouvre son ordinateur. Sa thèse l’attend, impitoyable. Des dizaines de pages s’affichent à l’écran : rites funéraires anciens, croyances liées à la mort, échos lointains de divinités oubliées. Elle tape quelques lignes, le cliquetis des touches rythme son souffle, puis s’interrompt pour relire, corriger un mot, reformuler une phrase. Son thé, qu’elle a presque terminé, est désormais tiède. Elle le sirote quand même, pour la saveur douce-amère des fleurs séchées.

Tout autour, le salon de thé vibre d’un murmure feutré. Des chaises raclent légèrement le sol, des tasses s’entrechoquent, un soupir s’échappe d’un coin, un léger rire d’un autre. Dehors, la pluie continue de crépiter contre les vitrines, floutant la silhouette des passants pressés. Parfois, un courant d’air venu du hall fait frissonner la flamme d’une bougie sur sa table.

Moira se laisse porter par tout cela, protégée dans une bulle de livres, de thé et de pluie.

Continue to read this book for free
Scan code to download App

Latest chapter

  • Lorsque meurt la lumière    Chapitre 33

    Moira s’éveille en sursaut, le souffle coupé, le cœur tambourinant dans sa poitrine. Le réveil clignote en rouge, furieux. En retard. Elle est en retard. Ce n’est jamais arrivé. Ce n’est pas censé arriver.Elle bondit hors du lit, attrape ses vêtements au hasard, enfile un jean et un pull sans vraiment regarder ce qu’elle fait. Ses cheveux ? Tant pis. Son visage ? Elle ne le croise même pas dans le miroir en quittant l’appartement, sac en bandoulière, les clefs claquant contre la porte d’entrée.Les transports sont un cauchemar. La rame de métro s’éternise à chaque station, les arrêts sont interminables, les gens trop nombreux, trop bruyants, comme une marée grise qui l’enfonce. Chaque minute qui s’écoule la presse un peu plus. Elle se mord la lèvre, mâchoire crispée, incapable de calmer cette angoisse qui la tord de l’intérieur. Elle déteste arriver en retard. Perdre le contrôle.Quand enfin elle arrive devant les portes de l’université, ses pas claquent sur le sol comme des coups de

  • Lorsque meurt la lumière    Chapitre 32

    Moira se glisse sous ses draps, le corps vidé, l’esprit épuisé. Elle a l’impression d’être un pantin qu’on secoue dans tous les sens, sans répit. Pourtant, le sommeil l’angoisse. Ce n’est plus un refuge. Plus depuis qu’il est là. Mais ce soir, elle n’a plus la force de lutter.Quand ses paupières se ferment, l’obscurité la saisit brutalement. Pas de salle d’obsidienne. Pas de trône. Elle est dans sa chambre. Son lit. Mais elle n’est pas seule.Il est là.Nocten.Elle le sent avant de le voir. Son odeur chaude, métallique, entêtante. Ses doigts, qui glissent sur sa peau nue, avec cette lenteur exaspérante, comme s’il savourait chaque centimètre de son corps. Ses mains remontent le long de ses cuisses, s’attardent à l’intérieur, jouent avec la fine frontière entre l’intime et l’insoutenable. Elle frissonne, mais ne bouge pas. Elle n’y arrive pas.Ses caresses s’égarent sur ses flancs, son ventre, ses seins qu’il effleure du bout des doigts, les paumes rugueuses contre la douceur de sa p

  • Lorsque meurt la lumière    Chapitre 31

    Elle rentre chez elle, les épaules basses, vidée. Le ciel est encore pâle, hésitant entre la fin de l’après-midi et la nuit. L’appartement est silencieux. Trop silencieux. Moira dépose ses clés sur la console, se débarrasse de son manteau comme d’un poids mort et s’installe devant son ordinateur. Elle ouvre son fichier de thèse. Les mots défilent, les pages se succèdent, vides de sens. Elle tape deux phrases, les efface aussitôt. Rien ne vient. Rien n’a de saveur. C’est comme si tout en elle était en pause.Elle referme brutalement l’ordinateur, le bruit sec résonne dans le petit appartement. Une bouffée d’agacement lui monte à la gorge. Elle a envie de crier, de jeter l’ordinateur par la fenêtre. Mais elle se lève simplement et va faire couler un bain.Elle reste longtemps dans l’eau, trop longtemps. L’eau a perdu toute sa chaleur, mais Moira ne bouge pas. Elle fixe le plafond, les bras flottants, le regard vide. C’est comme si elle s’était détachée d’elle-même, comme si son corps ét

  • Lorsque meurt la lumière    Chapitre 30

    Moira n’a pas envie de rentrer. Pas encore. L’idée de retrouver son appartement silencieux lui vrille l’estomac. Alors elle marche. Elle ne sait même pas où elle va. Ses pieds la guident d’eux-mêmes, comme si la ville avait décidé pour elle. Lille est grise, froide, et le vent s’infiltre sous son manteau. Mais au moins, il y a du monde. Des gens. Du bruit. Tout ce qu’il faut pour oublier le vide à l’intérieur.Le marché de Noël s’étale devant elle. Les mêmes chalets en bois, les mêmes guirlandes électriques qui clignotent. Et les mêmes souvenirs. Elle s’arrête devant la grande roue, se rappelle du rire d’Adam, du froid sur ses joues, de cette soirée où tout lui semblait simple. C’était avant. Avant Nocten. Avant la chute.Elle déambule entre les étals, s’arrête devant un stand de vin chaud sans rien acheter, regarde les passants. Les odeurs de cannelle et de sucre l’enveloppent mais ne la réconfortent pas. Elle sent son cœur battre trop vite. Comme si chaque pas la rapprochait d’un go

  • Lorsque meurt la lumière    Chapitre 29

    — Tu te souviens de la fois où t’as failli mourir pour des cerises ? lâche Théo, les yeux fixés sur l’écran.Moira rit doucement, la tête toujours appuyée contre son épaule.— C’était pas pour mourir, c’était pour vivre dangereusement.— Ouais, à trois mètres de haut, bloquée sur une branche à appeler à l’aide. Très aventurière.— Si t’avais pas été là, j’y serais encore.— C’est ça. C’était surtout une stratégie pour me faire grimper et tomber avec toi.Moira rit plus franchement, ses doigts triturant machinalement un coussin.— Et ce mariage, tu t’en souviens ? La tente, le prêtre, le programme ?Théo s’esclaffe.— On aurait dû finir excommuniés.— On était deux anges, voyons.— Deux anges qui faisaient des boulettes de papier avec le programme pour les balancer sur le curé, Moira.— Discrètement !— T’es nulle en discrétion.Le rire de Moira se fait plus doux, chargé d’une tendresse qu’elle réserve à peu de gens. Ces souvenirs-là sont des bouées auxquelles elle se raccroche pour ne

  • Lorsque meurt la lumière    Chapitre 28

    Moira gare sa voiture devant l’immeuble de Théo, dans ce quartier chic qu’elle trouve toujours trop propre, trop bien rangé. Mais à cet instant, l’idée de se laisser envelopper par l’appartement de son ami la réconforte plus que tout. Elle monte les étages d’un pas traînant, la fatigue pesant sur ses épaules comme une chape de plomb.Quand la porte s’ouvre, c’est l’odeur qui la frappe d’abord. Une alliance redoutable de pizza fondante, de popcorn au beurre, et… oui, des hot-dogs. Son estomac, jusque-là endormi, se réveille brusquement.— C’est pas humain de faire ça à onze heures du matin, Théo.Il lui lance un sourire victorieux, tiré à quatre épingles comme toujours, jean brut et chemise parfaitement ajustée.— La tradition, Moira. On ne rigole pas avec ça.— Sérieusement, t’as prévu de nourrir un régiment ?Il s’écarte pour la laisser entrer, désignant d’un geste grandiloquent la table basse croulant sous les cochonneries. Bonbons, chips, soda, sauces en tout genre. Tout est prêt.

More Chapters
Explore and read good novels for free
Free access to a vast number of good novels on GoodNovel app. Download the books you like and read anywhere & anytime.
Read books for free on the app
SCAN CODE TO READ ON APP
DMCA.com Protection Status