Elle a passé la nuit dans le lit de cet homme. Son prénom lui échappe déjà, perdu quelque part entre deux rires et la chaleur brute de leurs corps. Son appartement est à son image : grand, épuré, avec une immense cuisine ouverte qui donne sur un salon baigné d’une lumière douce. Les meubles sont design, sûrement hors de prix, laissent deviner un compte bancaire bien garni. Elle a aimé se perdre dans ses bras, entendre son souffle rauque contre son oreille, puis s’endormir lovée dans ses draps encore chauds.
Quand le matin arrive, il dort encore profondément. Moira se lève sans un bruit, ramasse ses vêtements éparpillés sur le parquet, s’habille vite. Pas de petit mot, pas de numéro griffonné sur un coin de table, pas même un dernier regard. Elle lui laisse juste des draps froissés, son parfum sur l’oreiller, et un vide léger, à peine perceptible. C’est comme ça qu’elle fait. C’est plus simple ainsi.
Elle rentre chez elle, l’air du matin est piquant, mord sa peau déjà glacée. Ses doigts serrent un peu plus son écharpe autour de son cou, le tissu rêche contre son menton. Chez elle, elle se débarrasse vite de ses vêtements, file sous la douche. L’eau chaude coule sur son dos, efface les mains de l’inconnu, les soupirs, et la replace dans son monde à elle.
Puis elle s’habille, enfile un autre pull noir, un jean foncé. Elle attache ses cheveux encore humides, prend son sac et sort de nouveau. Pas de cours aujourd’hui, juste des corrections à avancer.
Ce matin, Moira se rend dans son salon de thé préféré, niché tout au fond d’une vieille librairie du centre-ville. La devanture en bois, peinte d’un vert passé, affiche des lettres dorées à demi effacées. Un petit carillon tinte au-dessus de la porte lorsqu’elle entre, couvrant un instant le bruissement délicat de la pluie qui tombe dehors.
À l’intérieur, l’air est doux, presque tiède, et sent le papier, l’encre, et un soupçon de cannelle. Les rayonnages croulent sous les romans et les recueils de poésie, certains si anciens qu’ils paraissent prêts à rendre l’âme. Ici et là, des piles branlantes menacent de s’effondrer au moindre souffle. Sur les murs, des affiches jaunies annoncent d’antiques conférences littéraires, et un chat tigré dort roulé en boule sur une pile de dictionnaires, la queue frémissant parfois dans son sommeil.
Moira se glisse jusqu’au fond, là où la librairie s’ouvre sur un petit salon de thé tout simple : des tables en bois clair, un vieux parquet un peu grinçant, des lampes à abat-jour colorés qui diffusent une lumière chaude. La pluie tambourine doucement contre les carreaux, laissant sur les vitres un réseau de rigoles miroitantes.
Elle pose son ordinateur, sort les copies de ses élèves et les étale devant elle. Lorsqu’elle commande son thé — un mélange délicat aux fleurs séchées et à la sauge — elle sent déjà ses épaules se détendre. Quand la tasse arrive, la chaleur du breuvage lui picote les doigts engourdis. Elle ferme les yeux un instant, respire la vapeur parfumée, avant de soupirer d’aise.
Puis elle s’attaque à ses corrections, crayon rouge en main. Elle rature ici, souligne là, ajoute des petits commentaires, parfois sévères, parfois amusés. Ses élèves sont pleins de bonne volonté, souvent maladroits mais toujours sincères. Elle sourit quand elle lit la copie d’Adam : le texte déborde d’images et d’élan, comme s’il n’arrivait pas à contenir tout ce qu’il voulait dire.
Un léger rougissement lui monte aux joues sans qu’elle comprenne bien pourquoi. Peut-être parce que c’est agréable, au fond, de sentir la passion de quelqu’un éclore sous sa plume.
Dehors, la pluie se fait plus drue, et elle entend le martèlement des gouttes sur le store extérieur. Par moments, un petit courant d’air s’engouffre dans la boutique, soulevant une page qui se tourne toute seule, comme si le livre feuilletait sa propre histoire.
À une autre table, un vieil homme lit un recueil de poésie en souriant. Un couple chuchote près de la fenêtre, leurs mains entremêlées, partageant une part de tarte aux pommes encore fumante. Le chat, lui, s’est redressé et vient frotter son museau contre la jambe de Moira avant de retourner paresser.
Elle caresse distraitement son pelage soyeux, puis se replonge dans ses copies. Elle prend le temps de bien peser ses mots, de rédiger des encouragements — elle se dit toujours que c’est important, surtout pour des jeunes esprits qui cherchent encore leur voix.
Au bout d’une heure, elle s’accorde une pause. Elle observe la pluie, le va-et-vient des passants pressés sous leurs parapluies noirs, la buée qui se forme sur la vitre. Elle se surprend à penser qu’elle pourrait rester ici toute la journée, à corriger, lire, écouter la pluie et oublier le reste du monde.
Et peut-être qu’au fond, ça lui suffit pour être heureuse.
Une fois son tas de copies terminé, Moira ferme enfin le dossier avec un soupir satisfait. Ses doigts sont tachés d’encre noire et rouge, ses poignets un peu engourdis d’avoir tant écrit. Elle étire ses bras au-dessus de sa tête, entend un discret craquement dans ses épaules.
Puis elle ouvre son ordinateur. Sa thèse l’attend, impitoyable. Des dizaines de pages s’affichent à l’écran : rites funéraires anciens, croyances liées à la mort, échos lointains de divinités oubliées. Elle tape quelques lignes, le cliquetis des touches rythme son souffle, puis s’interrompt pour relire, corriger un mot, reformuler une phrase. Son thé, qu’elle a presque terminé, est désormais tiède. Elle le sirote quand même, pour la saveur douce-amère des fleurs séchées.
Tout autour, le salon de thé vibre d’un murmure feutré. Des chaises raclent légèrement le sol, des tasses s’entrechoquent, un soupir s’échappe d’un coin, un léger rire d’un autre. Dehors, la pluie continue de crépiter contre les vitrines, floutant la silhouette des passants pressés. Parfois, un courant d’air venu du hall fait frissonner la flamme d’une bougie sur sa table.
Moira se laisse porter par tout cela, protégée dans une bulle de livres, de thé et de pluie.
Moira est endormie, affalée sur son bureau, la tête nichée dans le creux de ses bras. Mais elle n’est pas seule. Elle ne se sent pas seule.Toujours prisonnière des bras de Morphée, un frisson s’enroule soudain le long de sa colonne, glissant sous son pull comme une caresse indésirable.Ses yeux papillonnent, lourds de sommeil, et elle se redresse lentement, essuyant d’un geste paresseux la commissure de ses lèvres.Autour d’elle, tout est trop sombre. Seul l’écran de son ordinateur diffuse une pâle lueur maladive qui découpe son visage dans la pénombre. Elle passe la main dans ses cheveux pour chasser ce malaise grandissant. Une étrange certitude s’insinue sous sa peau : quelqu’un la regarde, tapi quelque part, blotti dans l’ombre… à attendre.Elle se lève brusquement et allume la lumière. La pièce se réchauffe, le silence se peuple de choses rassurantes, et il n’y a rien. Personne. À cette heure-ci, il est trop tard — ou trop tôt — pour appeler qui que ce soit, et elle n’a pas la mo
Il fait froid. Un froid humide, qui colle aux os et donne envie de tout sauf de sortir. Le ciel est d’un gris lourd, presque métallique. Mais le marché de Noël, lui, éclate partout autour de Moira. Des guirlandes accrochées entre les toits, des guirlandes dans les arbres, des guirlandes partout. Ça clignote, ça scintille, ça claque contre sa rétine. Et puis il y a les odeurs : le vin chaud, la cannelle, la charcuterie, le sucre brûlé des crêpes et des churros, tout ça qui flotte dans l’air et s’enroule autour d’elle.Adam est déjà là, planté près d’un stand de bougies. Ses cheveux sont encore plus en bataille que d’habitude, il a mis un bonnet qui n’enferme rien, des mèches blondes s’en échappent en vrac. Et ses yeux… ses yeux bleus pétillent comme deux morceaux de ciel qui n’ont rien à faire là.Il la voit, s’approche tout de suite. Il ne dit rien, l’attrape par la taille et l’embrasse sur la joue. Un baiser beaucoup trop lent, trop près du coin de ses lèvres pour être innocent. Ça d
Moira se lève tôt, avant même que la lumière ne vienne vraiment. La chambre est encore dans la pénombre, le silence lourd, parfait pour se concentrer. Elle s’assoit à son bureau, rallume l’ordi. Les mots ne viennent pas tout de suite, elle doute un peu. Puis doucement, ça avance. Une phrase, deux, un paragraphe. Elle relit, corrige, puis écrit encore. Ce n’est pas parfait, loin de là, mais ça avance. Elle sent une petite satisfaction, comme une lueur qui s’allume au fond d’elle. Mais les doutes reviennes, et plus puissants encore. Le blocage revient, plus fort, plus sournois. Elle relit ce qu’elle a écrit, cherche un sens, une inspiration, mais rien. Alors elle pense aux conseils d’Émilie, quitte son appartement, met son manteau, et se dirige vers Le 4ème chemin, cette boutique ésotérique dont elle a entendu parler. Dès qu’elle entre, une clochette tinte doucement. L’atmosphère est dense, chaude, chargée d’odeurs d’encens, de bois, de plantes séchées. Les murs sont couverts d’étagè
Devant son ordinateur, Moira pianote sur son bureau. Rien ne lui vient. Ses recherches sont infructueuses, et qui dit recherches infructueuses dit une thèse qui n’avance pas. Alors elle grogne, écrit puis efface, cherche, feuillette ses ouvrages, mais rien, rien ne vient. Elle regarde par la fenêtre, le ciel est gris, et son inspiration semble s’être envolée avec le soleil qui ne veut pas se montrer aujourd’hui. Elle se lève, fait les cent pas dans la pièce, puis finit par s’allonger sur son lit. Elle fixe le plafond blanc, le silence autour d’elle devient pesant, presque lourd à porter. Elle a entendu dire que l’inspiration pouvait venir avec l’ennui, alors elle s’ennuie. Tellement qu’elle attrape son téléphone pour scroller, regarde une vidéo, puis une autre, encore une autre. Deux heures plus tard, elle relève la tête, fatiguée, la gorge nouée par la frustration. Elle écrase l’oreiller contre son visage et hurle dedans, comme pour faire sortir ce poids qu’elle sent dans sa poitrine
Moira se lève la première. Dans la maison encore plongée dans le silence, elle se sent presque coupable du moindre craquement du plancher sous ses pieds. Elle descend dans la cuisine sur la pointe des pieds, jette un œil par la grande baie vitrée qui ouvre sur la mer. Le ciel est gris perle, l’eau reflète ce ton sourd et doux. Elle respire profondément, déjà un peu plus légère.Son téléphone vibre sur la table, elle sursaute.Elle l’attrape, voit qu’elle a reçu un message pendant la nuit. Son estomac se contracte : une photo. Adam. Il a pris ses jambes en photo, à demi submergées dans l’eau d’un bain mousseux, pieds croisés, peau dorée. En légende, il a écrit :« On s’appelle ? 😏 »Un petit rire lui échappe, malgré elle. Elle roule des yeux, secoue la tête, mais son cœur bat plus vite. Elle ne veut pas penser à lui. Pas ici, pas aujourd’hui. Pourtant cette image la trouble plus que prévu — son esprit y revient, encore et encore, comme un papillon attiré par la lumière.Alors elle enf
Ils passent à table.Il y a du rôti.Il y a toujours du rôti. Avec des pommes de terre, des haricots verts, un petit jus maison mijoté dans la cocotte noire aux poignées un peu branlantes. Les assiettes s'entrechoquent doucement, les enfants crient, la nappe est déjà tâchée de sauce.Moira observe l'ensemble en silence, assise entre son frère aîné et la plus jeune de ses nièces, qui parle sans s’arrêter. Elle ne sait pas si elle adore ce plat, ou si elle le déteste. Ce qu’elle sait, c’est qu’il lui rappelle l’enfance. Les après-midis trop longs, les doigts tachés de vert à équeuter les haricots en rang sur le carrelage de la cuisine. Sa mère mettait la radio, ça sentait la vapeur, l’huile d’olive, l’ennui. Elle se sentait à l’étroit dans son propre corps, à l’étroit dans le monde. Rien n’a vraiment changé.— Et toi Moira, tu fais quoi en ce moment ? demande Antoine, le mari de Jeanne, entre deux bouchées.Il a cette voix grave et douce, marquée par les années de chantier. C’est un hom