Quelques jours plus tard, elle est de retour dans son bureau à l’université. Autour d’elle, les piles de livres forment presque des murailles, des tours branlantes de papier et de cuir fatigué. Une tasse de café froid laisse des auréoles sombres sur son bureau, mêlées aux post-it griffonnés
d’annotations hâtives. L’air sent l’encre, un peu le bois ciré des étagères, et quelque chose d’indéfinissable, peut-être la poussière des vieux ouvrages.
Son écran diffuse une lumière pâle sur son visage sérieux. Elle surligne un passage dans un antique traité, son marqueur crisse sur le papier jauni. Puis elle note deux mots nerveusement sur un post-it, qu’elle colle au coin d’une page déjà hérissée d’onglets colorés.
On frappe à la porte, trois coups timides.
— Entrez, dit-elle sans lever les yeux.
Adam passe la tête, un sourire mi-farouche mi-excité accroché au visage. Ses cheveux sont légèrement humides, il sent la pluie fraîche, comme un sous-bois après l’averse. Il a cet air d’un chiot qu’on aurait laissé trop longtemps dehors, mais qui ne demande qu’à bondir sur vos genoux pour se faire pardonner.
Puis son expression se fait soudain boudeuse.
— Vous ne m’avez même pas appelé, vous savez…
Moira arque un sourcil, farfouille dans un tiroir, en sort un petit billet froissé et quelques pièces qu’elle pose devant lui.
— Tiens. 5,50 €, pour la bière de l’autre soir. Je ne laisserai pas un étudiant payer pour moi.
Il attrape l’argent, l’air tout à coup très triste, avant de soupirer dramatiquement et de reposer le tout sur son bureau.
— Gardez ça. Vous briseriez mon cœur.
Il s’installe en face d’elle, croise ses mains, et balance légèrement la jambe sous la table, ce petit tic nerveux qu’elle commence à connaître. Pendant un moment, ils parlent de tout et de rien : des derniers exposés, de la conférence soporifique du professeur Girard, des horaires indécents de la bibliothèque. Adam laisse souvent traîner sur elle ses yeux clairs, brillants, comme s’il se nourrissait de chaque réaction qu’elle pouvait avoir. Son sourire accroche le coin de sa bouche dès qu’elle parle, même pour râler contre l’administration.
Puis, avec un air soudain mutin, il se penche un peu en avant :
— Vous savez, j’ai relu le mythe des sirènes dont vous avez parlé en amphi… Je persiste à penser qu’elles n’avaient rien de monstrueux. Elles étaient juste… trop belles pour ce monde. Un peu comme certaines personnes ici présentes.
Moira soupire, secoue la tête, mais un sourire amusé finit par se glisser sur ses lèvres malgré elle.
— Flatter son enseignante, Adam, c’est très mauvais pour la moyenne.
— Tant pis, je prends le risque.
Il baisse un peu la voix, tapote nerveusement du doigt le rebord de son carnet. Puis il lance d’un ton presque nonchalant, mais ses yeux la sondent, pleins d’espoir :
— Au fait… vous pensez qu’on aura nos copies quand ? Vous… enfin, j’ai fait de mon mieux. J’aimerais bien savoir si j’ai eu une bonne note.
Il ajoute avec une moue mi-enfantine, mi-arrogante :
— Même si je suis sûr que ça frôle la perfection, évidemment.
Il se penche, ses yeux bleus la sondant avec une intensité presque déplacée pour un simple bureau d’université. Ses mains croisées s’agitent, ses pouces se frottent nerveusement.
— D’ailleurs… ça vous dirait un verre, un de ces soirs ? Sans copies, sans mythes sanglants, juste vous et moi, et peut-être un mauvais groupe qui joue trop fort ?
Elle arque un sourcil, garde un silence prolongé. Son stylo tapote la couverture de son carnet, son regard se perd brièvement sur ses propres notes. Adam, en face, retient son souffle ; elle le voit au léger creux qui se forme dans sa gorge, à la façon dont ses épaules se contractent.
— Adam… je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
Elle le dit doucement, sans sécheresse, mais assez fermement pour qu’il comprenne. Adam baisse aussitôt les yeux, se mord la lèvre, comme s’il encaissait un petit coup qu’il aurait pourtant dû anticiper.
— Oui, bien sûr… pardon. J’ai dû mal interpréter, c’est… c’est rien.
Il se redresse, déjà prêt à partir, ses mouvements un peu trop vifs, comme pour masquer la gêne.
— Mais, ajoute-t-il dans un petit rire forcé, est-ce que je peux au moins espérer qu’on ait bientôt nos copies ? Vous savez, histoire de savoir si mon petit chef-d’œuvre a encore frappé…
Moira esquisse un sourire, qui meurt vite.
— Peut-être la semaine prochaine. Je prends mon temps pour savourer.
— Cruelle… murmure-t-il, une lueur amusée malgré tout dans les yeux.
Puis il s’éloigne enfin, laissant dans l’air de son bureau un parfum fugace de shampoing bon marché et quelque chose d’un peu électrique qu’elle n’aime pas trop sentir là.
Quand elle referme la porte derrière lui, son cœur bat plus fort qu’elle ne l’admettrait. Ses doigts pianotent nerveusement sur le bois, comme s’ils cherchaient encore la chaleur qu’il avait laissée.
Elle sort du campus, l’air est frais, chargé de l’odeur humide du bitume encore tiède — il a plu un peu plus tôt.
Moira s’éveille en sursaut, le souffle coupé, le cœur tambourinant dans sa poitrine. Le réveil clignote en rouge, furieux. En retard. Elle est en retard. Ce n’est jamais arrivé. Ce n’est pas censé arriver.Elle bondit hors du lit, attrape ses vêtements au hasard, enfile un jean et un pull sans vraiment regarder ce qu’elle fait. Ses cheveux ? Tant pis. Son visage ? Elle ne le croise même pas dans le miroir en quittant l’appartement, sac en bandoulière, les clefs claquant contre la porte d’entrée.Les transports sont un cauchemar. La rame de métro s’éternise à chaque station, les arrêts sont interminables, les gens trop nombreux, trop bruyants, comme une marée grise qui l’enfonce. Chaque minute qui s’écoule la presse un peu plus. Elle se mord la lèvre, mâchoire crispée, incapable de calmer cette angoisse qui la tord de l’intérieur. Elle déteste arriver en retard. Perdre le contrôle.Quand enfin elle arrive devant les portes de l’université, ses pas claquent sur le sol comme des coups de
Moira se glisse sous ses draps, le corps vidé, l’esprit épuisé. Elle a l’impression d’être un pantin qu’on secoue dans tous les sens, sans répit. Pourtant, le sommeil l’angoisse. Ce n’est plus un refuge. Plus depuis qu’il est là. Mais ce soir, elle n’a plus la force de lutter.Quand ses paupières se ferment, l’obscurité la saisit brutalement. Pas de salle d’obsidienne. Pas de trône. Elle est dans sa chambre. Son lit. Mais elle n’est pas seule.Il est là.Nocten.Elle le sent avant de le voir. Son odeur chaude, métallique, entêtante. Ses doigts, qui glissent sur sa peau nue, avec cette lenteur exaspérante, comme s’il savourait chaque centimètre de son corps. Ses mains remontent le long de ses cuisses, s’attardent à l’intérieur, jouent avec la fine frontière entre l’intime et l’insoutenable. Elle frissonne, mais ne bouge pas. Elle n’y arrive pas.Ses caresses s’égarent sur ses flancs, son ventre, ses seins qu’il effleure du bout des doigts, les paumes rugueuses contre la douceur de sa p
Elle rentre chez elle, les épaules basses, vidée. Le ciel est encore pâle, hésitant entre la fin de l’après-midi et la nuit. L’appartement est silencieux. Trop silencieux. Moira dépose ses clés sur la console, se débarrasse de son manteau comme d’un poids mort et s’installe devant son ordinateur. Elle ouvre son fichier de thèse. Les mots défilent, les pages se succèdent, vides de sens. Elle tape deux phrases, les efface aussitôt. Rien ne vient. Rien n’a de saveur. C’est comme si tout en elle était en pause.Elle referme brutalement l’ordinateur, le bruit sec résonne dans le petit appartement. Une bouffée d’agacement lui monte à la gorge. Elle a envie de crier, de jeter l’ordinateur par la fenêtre. Mais elle se lève simplement et va faire couler un bain.Elle reste longtemps dans l’eau, trop longtemps. L’eau a perdu toute sa chaleur, mais Moira ne bouge pas. Elle fixe le plafond, les bras flottants, le regard vide. C’est comme si elle s’était détachée d’elle-même, comme si son corps ét
Moira n’a pas envie de rentrer. Pas encore. L’idée de retrouver son appartement silencieux lui vrille l’estomac. Alors elle marche. Elle ne sait même pas où elle va. Ses pieds la guident d’eux-mêmes, comme si la ville avait décidé pour elle. Lille est grise, froide, et le vent s’infiltre sous son manteau. Mais au moins, il y a du monde. Des gens. Du bruit. Tout ce qu’il faut pour oublier le vide à l’intérieur.Le marché de Noël s’étale devant elle. Les mêmes chalets en bois, les mêmes guirlandes électriques qui clignotent. Et les mêmes souvenirs. Elle s’arrête devant la grande roue, se rappelle du rire d’Adam, du froid sur ses joues, de cette soirée où tout lui semblait simple. C’était avant. Avant Nocten. Avant la chute.Elle déambule entre les étals, s’arrête devant un stand de vin chaud sans rien acheter, regarde les passants. Les odeurs de cannelle et de sucre l’enveloppent mais ne la réconfortent pas. Elle sent son cœur battre trop vite. Comme si chaque pas la rapprochait d’un go
— Tu te souviens de la fois où t’as failli mourir pour des cerises ? lâche Théo, les yeux fixés sur l’écran.Moira rit doucement, la tête toujours appuyée contre son épaule.— C’était pas pour mourir, c’était pour vivre dangereusement.— Ouais, à trois mètres de haut, bloquée sur une branche à appeler à l’aide. Très aventurière.— Si t’avais pas été là, j’y serais encore.— C’est ça. C’était surtout une stratégie pour me faire grimper et tomber avec toi.Moira rit plus franchement, ses doigts triturant machinalement un coussin.— Et ce mariage, tu t’en souviens ? La tente, le prêtre, le programme ?Théo s’esclaffe.— On aurait dû finir excommuniés.— On était deux anges, voyons.— Deux anges qui faisaient des boulettes de papier avec le programme pour les balancer sur le curé, Moira.— Discrètement !— T’es nulle en discrétion.Le rire de Moira se fait plus doux, chargé d’une tendresse qu’elle réserve à peu de gens. Ces souvenirs-là sont des bouées auxquelles elle se raccroche pour ne
Moira gare sa voiture devant l’immeuble de Théo, dans ce quartier chic qu’elle trouve toujours trop propre, trop bien rangé. Mais à cet instant, l’idée de se laisser envelopper par l’appartement de son ami la réconforte plus que tout. Elle monte les étages d’un pas traînant, la fatigue pesant sur ses épaules comme une chape de plomb.Quand la porte s’ouvre, c’est l’odeur qui la frappe d’abord. Une alliance redoutable de pizza fondante, de popcorn au beurre, et… oui, des hot-dogs. Son estomac, jusque-là endormi, se réveille brusquement.— C’est pas humain de faire ça à onze heures du matin, Théo.Il lui lance un sourire victorieux, tiré à quatre épingles comme toujours, jean brut et chemise parfaitement ajustée.— La tradition, Moira. On ne rigole pas avec ça.— Sérieusement, t’as prévu de nourrir un régiment ?Il s’écarte pour la laisser entrer, désignant d’un geste grandiloquent la table basse croulant sous les cochonneries. Bonbons, chips, soda, sauces en tout genre. Tout est prêt.