En sortant, elle prend le métro. Elle attend sur le quai, l’air glacé d’octobre s’insinue sous ses vêtements, la brume accroche les réverbères. Son téléphone vibre : un message de Marc et Théo. Ils sortent ce soir, Lisa et Emilie seront là aussi, ils veulent qu’elle vienne. Une autre soirée à s’enivrer ensemble. Puis une notification Tinder : une photo explicite d’un homme, manifestement très fier de lui, qui la tient dans sa main comme on présente une bouteille millésimée. Elle pouffe, referme l’app, et prend la direction du bar.
Dehors, la nuit est déjà tombée. Le bar, lui, est plein à craquer. Les étudiants débordent jusque sur le trottoir, clopes au bec, éclats de rire qui montent dans l’air glacé. Moira pousse la porte, une vague de chaleur et de musique l’engloutit aussitôt. Les lampions multicolores, les guirlandes lumineuses, les tables en bois collantes, les serveurs débordés… tout transpire la vie.
Elle les repère vite : Théo, grand, mince, costume toujours parfait même ici ; Marc, petit et avenant, son sourire réchauffe tout autour de lui ; Lisa, grande blonde à l’allure de poupée glacée mais au rire tonitruant ; et Emilie, une jeune femme gracile, la peau sombre comme de l’acajou poli qui capte la lumière des guirlandes, ses traits fins illuminés par deux grands yeux bruns brillants. Ses cheveux sont tressés et remontés en un chignon délicat, quelques mèches libres caressant sa nuque.
Sa bière l’attend déjà. Quand elle arrive, ils l’accueillent avec des applaudissements et des rires. Elle fait une révérence exagérée, attrape sa pinte, s’installe avec un soupir de contentement. Autour d’eux, le bar bruisse de conversations, de verres qu’on cogne, de musiques trop fortes. Ça sent la bière, le sucre et un peu la sueur.
— Alors, comment étaient tes élèves aujourd’hui ? raille Théo, amusé.
— Sages ? Non. Passionnés. Ce qui est pire.
Ils rient, trinquent. Pour quelques heures, le monde extérieur peut bien attendre.
Ils boivent ensemble, tassés autour d’une table trop petite, les verres se frôlant, les rires roulant comme des vagues. L’ambiance du bar est toujours aussi électrique, la musique un peu trop forte oblige à se pencher pour s’entendre, et ça les rapproche encore plus.
Lisa est la première à briser le cercle des banalités.
— Vous savez sur quoi je bosse en ce moment ? Un papier sur cet enfoiré de Laurent Dalmas. Le type fait trimer ses salariés comme des bêtes, paie au lance-pierre, harcèlement moral et j’en passe. J’ai recueilli assez de témoignages pour couler son image.
Son regard clair brille d’une fierté combattive. Moira hoche la tête, admirative. Lisa a toujours eu ce don pour aller au front.
Théo, adossé nonchalamment à sa chaise, soulève un sourcil amusé.
— Dalmas, tu dis ? Ça tombe bien, c’est moi qui le défends.
Lisa éclate de rire, le frappe gentiment sur l’épaule.
— Évidemment. T’as pas honte de protéger ces salauds ?
— Pas le moins du monde. J’aime gagner, tu le sais. Et puis, si j’le fais pas, un autre le fera. Autant que ce soit moi, au moins je prends cher.
— T’es un vrai requin.
— Et c’est pour ça que vous m’adorez.
Marc intervient, coupant court à la joute.
— Allez, assez parlé boulot. Sinon vous allez finir par vous étriper pour de bon. (Il se tourne vers Moira, un sourire goguenard accroché aux lèvres.) Et toi ma belle, toujours à la recherche du grand amour ?
Moira prend une gorgée de bière, hausse les épaules.
— Je cherche pas l’amour, Marc. Juste de quoi réchauffer mon lit. L’amour, c’est surfait.
Elle sort son téléphone, leur montre la photo reçue plus tôt, le mec fièrement dressé, la main en étendard.
— Regardez-moi ça… On dirait qu’il présente son trophée de pêche.
Ils éclatent de rire, à s’en tenir le ventre. Théo manque de recracher sa gorgée. Lisa en pleure presque.
— Oh putain, Moira… tu les attires vraiment tous, hein ? — se moque-t-elle.
— C’est ça mon talent secret.
Ils continuent à boire, à parler fort pour couvrir la musique, à se chambrer sans la moindre méchanceté. Le bar est devenu un petit cocon où rien de grave ne peut les atteindre.
C’est à ce moment-là qu’Adam apparaît, sorti de nulle part, toujours aussi impeccable dans son pull gris, ses cheveux blonds décoiffés juste comme il faut, et ce sourire irrésistible. Il s’approche de Moira avec un air faussement timide.
— Vous permettez, Madame, que j’offre une bière à ma prof préférée ?
Moira lève les yeux au ciel mais sourit malgré elle. Elle accepte la chope qu’il lui tend.
— C’est gentil, Adam. Mais je suis venue ici pour boire avec mes amis, pas pour gérer mes élèves.
Elle le chasse doucement, sa main effleurant son bras dans un geste presque tendre. Adam hausse les épaules, l’air de dire « je tente ma chance, au cas où », puis s’éloigne non sans lui lancer un dernier regard brûlant.
Moira soupire, porte sa bière à ses lèvres… et sent quelque chose sous son verre. Elle soulève discrètement la chope : un petit morceau de papier plié. Son cœur rate un battement, ridicule. Elle le déplie, découvre un numéro gribouillé à la va-vite, accompagné d’un petit cœur maladroit.
Ses amis se penchent aussitôt, flairant la curiosité.
— Oooh, qu’est-ce que c’est que ça ?! — s’écrie Lisa, toute excitée.
Moira rougit, grogne.
— Rien du tout. Un gosse qui s’imagine des choses.
— Dis donc, la prof est en train de tomber amoureuse ? — taquine Marc, les yeux pétillants.
— La ferme. Je vais le jeter, ton bout de papier.
Elle hésite pourtant. Ses doigts froissent doucement la note, prête à l’arracher, mais au dernier moment, elle la glisse dans la poche de sa veste. Pourquoi ? Elle-même ne sait pas vraiment. Peut-être juste pour la douceur de se sentir désirée.
La soirée continue, les éclats de voix montent, la bière coule à flot. À un moment, Moira croise le regard d’un homme accoudé au bar. Grand, ténébreux, des épaules solides sous un pull anthracite, des yeux sombres qui rient déjà. Elle le fixe une seconde de trop, puis sourit. Il lui rend son sourire, se décolle du comptoir, vient vers elle.
Leur conversation est simple, presque banale, mais la tension est là, immédiate, électrique. Moira rit à ses blagues, sa main frôle son avant-bras. Ses amis la regardent faire, hilares. Adam, resté dans un coin du bar, observe la scène d’un air blessé, jaloux, avant de s’éclipser sans un mot.
Finalement, Moira se lève, attrape la main du bel inconnu. Elle jette un dernier regard à ses amis.
— Ne m’attendez pas. Je crois que j’ai trouvé de quoi réchauffer mon lit.
Ils explosent de rire, la félicitent, Lisa tape dans ses mains comme une gamine. Puis Moira disparaît dans la nuit froide d’octobre, son écharpe voletant derrière elle, son cœur battant plus vite qu’elle ne l’aurait cru possible pour un simple inconnu.
Moira est endormie, affalée sur son bureau, la tête nichée dans le creux de ses bras. Mais elle n’est pas seule. Elle ne se sent pas seule.Toujours prisonnière des bras de Morphée, un frisson s’enroule soudain le long de sa colonne, glissant sous son pull comme une caresse indésirable.Ses yeux papillonnent, lourds de sommeil, et elle se redresse lentement, essuyant d’un geste paresseux la commissure de ses lèvres.Autour d’elle, tout est trop sombre. Seul l’écran de son ordinateur diffuse une pâle lueur maladive qui découpe son visage dans la pénombre. Elle passe la main dans ses cheveux pour chasser ce malaise grandissant. Une étrange certitude s’insinue sous sa peau : quelqu’un la regarde, tapi quelque part, blotti dans l’ombre… à attendre.Elle se lève brusquement et allume la lumière. La pièce se réchauffe, le silence se peuple de choses rassurantes, et il n’y a rien. Personne. À cette heure-ci, il est trop tard — ou trop tôt — pour appeler qui que ce soit, et elle n’a pas la mo
Il fait froid. Un froid humide, qui colle aux os et donne envie de tout sauf de sortir. Le ciel est d’un gris lourd, presque métallique. Mais le marché de Noël, lui, éclate partout autour de Moira. Des guirlandes accrochées entre les toits, des guirlandes dans les arbres, des guirlandes partout. Ça clignote, ça scintille, ça claque contre sa rétine. Et puis il y a les odeurs : le vin chaud, la cannelle, la charcuterie, le sucre brûlé des crêpes et des churros, tout ça qui flotte dans l’air et s’enroule autour d’elle.Adam est déjà là, planté près d’un stand de bougies. Ses cheveux sont encore plus en bataille que d’habitude, il a mis un bonnet qui n’enferme rien, des mèches blondes s’en échappent en vrac. Et ses yeux… ses yeux bleus pétillent comme deux morceaux de ciel qui n’ont rien à faire là.Il la voit, s’approche tout de suite. Il ne dit rien, l’attrape par la taille et l’embrasse sur la joue. Un baiser beaucoup trop lent, trop près du coin de ses lèvres pour être innocent. Ça d
Moira se lève tôt, avant même que la lumière ne vienne vraiment. La chambre est encore dans la pénombre, le silence lourd, parfait pour se concentrer. Elle s’assoit à son bureau, rallume l’ordi. Les mots ne viennent pas tout de suite, elle doute un peu. Puis doucement, ça avance. Une phrase, deux, un paragraphe. Elle relit, corrige, puis écrit encore. Ce n’est pas parfait, loin de là, mais ça avance. Elle sent une petite satisfaction, comme une lueur qui s’allume au fond d’elle. Mais les doutes reviennes, et plus puissants encore. Le blocage revient, plus fort, plus sournois. Elle relit ce qu’elle a écrit, cherche un sens, une inspiration, mais rien. Alors elle pense aux conseils d’Émilie, quitte son appartement, met son manteau, et se dirige vers Le 4ème chemin, cette boutique ésotérique dont elle a entendu parler. Dès qu’elle entre, une clochette tinte doucement. L’atmosphère est dense, chaude, chargée d’odeurs d’encens, de bois, de plantes séchées. Les murs sont couverts d’étagè
Devant son ordinateur, Moira pianote sur son bureau. Rien ne lui vient. Ses recherches sont infructueuses, et qui dit recherches infructueuses dit une thèse qui n’avance pas. Alors elle grogne, écrit puis efface, cherche, feuillette ses ouvrages, mais rien, rien ne vient. Elle regarde par la fenêtre, le ciel est gris, et son inspiration semble s’être envolée avec le soleil qui ne veut pas se montrer aujourd’hui. Elle se lève, fait les cent pas dans la pièce, puis finit par s’allonger sur son lit. Elle fixe le plafond blanc, le silence autour d’elle devient pesant, presque lourd à porter. Elle a entendu dire que l’inspiration pouvait venir avec l’ennui, alors elle s’ennuie. Tellement qu’elle attrape son téléphone pour scroller, regarde une vidéo, puis une autre, encore une autre. Deux heures plus tard, elle relève la tête, fatiguée, la gorge nouée par la frustration. Elle écrase l’oreiller contre son visage et hurle dedans, comme pour faire sortir ce poids qu’elle sent dans sa poitrine
Moira se lève la première. Dans la maison encore plongée dans le silence, elle se sent presque coupable du moindre craquement du plancher sous ses pieds. Elle descend dans la cuisine sur la pointe des pieds, jette un œil par la grande baie vitrée qui ouvre sur la mer. Le ciel est gris perle, l’eau reflète ce ton sourd et doux. Elle respire profondément, déjà un peu plus légère.Son téléphone vibre sur la table, elle sursaute.Elle l’attrape, voit qu’elle a reçu un message pendant la nuit. Son estomac se contracte : une photo. Adam. Il a pris ses jambes en photo, à demi submergées dans l’eau d’un bain mousseux, pieds croisés, peau dorée. En légende, il a écrit :« On s’appelle ? 😏 »Un petit rire lui échappe, malgré elle. Elle roule des yeux, secoue la tête, mais son cœur bat plus vite. Elle ne veut pas penser à lui. Pas ici, pas aujourd’hui. Pourtant cette image la trouble plus que prévu — son esprit y revient, encore et encore, comme un papillon attiré par la lumière.Alors elle enf
Ils passent à table.Il y a du rôti.Il y a toujours du rôti. Avec des pommes de terre, des haricots verts, un petit jus maison mijoté dans la cocotte noire aux poignées un peu branlantes. Les assiettes s'entrechoquent doucement, les enfants crient, la nappe est déjà tâchée de sauce.Moira observe l'ensemble en silence, assise entre son frère aîné et la plus jeune de ses nièces, qui parle sans s’arrêter. Elle ne sait pas si elle adore ce plat, ou si elle le déteste. Ce qu’elle sait, c’est qu’il lui rappelle l’enfance. Les après-midis trop longs, les doigts tachés de vert à équeuter les haricots en rang sur le carrelage de la cuisine. Sa mère mettait la radio, ça sentait la vapeur, l’huile d’olive, l’ennui. Elle se sentait à l’étroit dans son propre corps, à l’étroit dans le monde. Rien n’a vraiment changé.— Et toi Moira, tu fais quoi en ce moment ? demande Antoine, le mari de Jeanne, entre deux bouchées.Il a cette voix grave et douce, marquée par les années de chantier. C’est un hom