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CHAPITRE 10

 

 

Washington, bâtiment du bureau exécutif Eisenhower…

 

Situé dans la Dix-Septième Rue, juste à côté de l’aile ouest de la Maison-Blanche, le BBEE est un bâtiment de quatre étages construit dans un style Second Empire français. Il abrite différentes agences qui forment le bureau exécutif du président des États-Unis, tel que le bureau de cérémonie du vice-président et celui du National Security Council (NSC) ou conseil national de sécurité. Construit il y a plus d’un siècle - entre 1871 et 1888 très exactement -, le BBEE est un lieu chargé d’histoire au sein duquel beaucoup d’évènements importants se déroulèrent. Cependant, si tous les personnages illustres qui y participèrent, pouvaient savoir ce qui allait s’y tramer en cette soirée, nul doute que nombre d’entre eux se retourneraient dans leur tombe. C’est en tout cas ce que pensa David Deckard en descendant de sa voiture devant l’auguste bâtiment.

La nuit était tombée ; le chef du RAW s’arrêta un instant pour contempler la façade, savamment illuminée, mettant en valeur encorbellements et colonnades. Le bâtiment était vaste comme un palais, éclairé comme un palais, et abritait probablement plus de pouvoir que la plupart des palais du monde et de l’histoire humaine réunis. Mais Deckard n’eut pas le loisir d’approfondir plus avant ses réflexions ; les grilles en fer forgé s’ouvrirent et un Marine lui fit signe d’avancer. Le militaire détailla ensuite son badge pendant qu’un autre passait un détecteur de métal tout autour de lui, inspectait sa mallette, et qu’un troisième le faisait flairer par un chien dressé pour sentir la moindre trace d’explosif. Ces formalités expédiées, Deckard fut pris en charge par un membre des services secrets présidentiels et conduit à l’intérieur du bâtiment. Ils longèrent plusieurs couloirs richement décorés, montèrent un escalier avant d’arriver au saint des saints, la Situation Room, où se déroulaient habituellement les sessions du Conseil National de Sécurité, dirigées par le président en personne. L’agent des services secrets fit entrer Deckard dans la grande pièce aux murs lambrissés sans la moindre fenêtre, au milieu de laquelle trônait une longue et massive table en acajou entourée d’une douzaine de fauteuils en cuir noir. La salle était pour l’instant vide de toute présence humaine, mais Deckard n’en ressentit pas moins le poids du pouvoir.

L’agent referma la porte, laissant Deckard seul. Celui-ci se hâta d’allumer son ordinateur portable ; il le connecta au système de projection de la pièce et fit un test. Tout fonctionnait ; il était prêt. Quelques instants plus tard, la porte tourna sur ses gonds bien huilés, laissant entrer le conseiller à la sécurité nationale, Richard Bradley, suivi du directeur des services de renseignements - également directeur de la CIA -, Bill North, ainsi que de la secrétaire à la sécurité intérieure, Veronica Lake. Le conseiller théologique de la Maison-Blanche, Maximilian Zahnn, entra à son tour en compagnie du sénateur Frank Urban. Le dernier à pénétrer dans la pièce fut le propre patron de Deckard, Brent Dalder, le directeur de la NSA. Tout le monde s’assit en silence et Deckard sentit bientôt le poids de leurs regards.

Habituellement, lors des conseils du NSC, la Situation Room bruissait des conversations d’une bonne trentaine de personnes, vingt sièges supplémentaires étant disposés en deuxième cercle autour de la table centrale. Mais ce soir, la réunion était très particulière, presque intimiste. Seuls les membres du très restreint Comité Majectic étaient présents.

Brent Dalder, le directeur de la National Security Agency et supérieur hiérarchique direct de David Deckard, fut le premier à prendre la parole.

– Madame, messieurs, si nous sommes réunis ce soir, c’est à ma demande expresse, suite aux récentes découvertes du Réseau Advent Watcher.

Il désigna son subordonné du regard.

– Le RAW, dirigé par monsieur David Deckard, ici présent, a fait une découverte que je qualifierais d’alarmante autant qu’étrange. En tout cas, elle l’est assez à mes yeux pour justifier cette réunion. David ?

Deckard pressa une touche de son ordinateur et l’écran mural s’anima. Un message en noir sur fond blanc apparut, que Deckard lut à haute voix.

 

La Conspiration étend ses ramifications.

Prenez garde car le feu couvant sera attisé.

Ses flammes ardentes mordront les âmes.

Les portes de l’Hadès seront ouvertes.

Le Cheval Rouge sera lâché.

Le sang des agneaux coulera en abondance.

Guettez l’Appel de Ö.

 

Deckard fit une pause pour laisser à chacun le temps de bien s’imprégner de ses paroles.

– Ce message a commencé à apparaître dans le cyber-espace à l’échelle de la planète entière hier à zéro heure, temps de Greenwich. Exactement vingt-quatre heures plus tard, tous les internautes du web, soit près de trois milliards de personnes, avaient reçu ce texte dans leurs boîtes e-mail.

Si certains dans cette pièce l’avaient vu, Deckard n’en sut rien, car aucun ne prononça le moindre mot.

– Ce message est le deuxième du genre, signé « Ö », le premier étant apparu il y a quarante huit heures suivant le même principe.

Deckard appuya sur une touche de son ordinateur.

– Le voici, annonça-t-il alors que le premier texte signé Ö remplaçait le précédent sur l’écran mural.

Deckard laissa chacun le lire pour lui.

– Peut-il s’agir d’un canular ? s’informa Veronica Lake après quelques instants.

Grande, brune et osseuse, elle n’avait que peu de rapports avec sa célèbre homonyme des années quarante, tout en blondeur et rondeurs. Avec son corps anguleux et son visage d’où elle prenait soin de bannir toute expression, elle était l’incarnation même du prédateur féminin s’étant fait une place dans un monde d’hommes.

– C’est très peu probable, madame, répondit Deckard d’une voix parfaitement neutre.

– Pourquoi ça ?

– À cause du mode de transmission. Nous avons pu déterminer qu’il ne provenait pas d’une source unique, mais au contraire d’une vaste multitude.

Deckard fit une courte pause afin de ménager son effet.

– L’entité se faisant appeler « Ö » est forte d’un million de contacts.

Pendant ce qui sembla à Deckard durer une éternité, personne ne souffla mot. Puis, comme un barrage qui se rompt soudain sous la poussée d’un flot surpuissant, tous parlèrent en même temps. Étrangement, ce sont les mots de celui s’exprimant le moins fort, qui pénétrèrent l’esprit de Deckard avec le plus d’acuité.

– Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux, évangile selon Saint Marc, 5,9, murmura Maximilian Zahnn, le conseiller théologique de la Maison-Blanche.

Le vieil homme à la longue crinière blanche avait le regard dans le vide et ne parlait à personne en particulier, si ce n’est pour lui-même. Par une étrange distorsion du temps et de l’espace, Deckard se focalisa entièrement sur lui et le sens de ses paroles, ignorant totalement les interjections des autres membres du comité. Zahnn leva soudain les yeux vers lui. Durant un instant, une muette communion s’installa entre eux deux. Le conseiller théologique faisait référence à quelque chose dont Deckard n’avait pas osé encore penser. Cette prise de conscience créa en lui un choc qu’il mit plusieurs secondes à absorber.

Lorsqu’il reprit pied dans la réalité, son chef, Brent Dalder, tentait de calmer les esprits.

– Nous sommes certains de nos analyses, le protocole de diffusion des deux messages est rigoureusement le même. Chaque fois que minuit a sonné dans le monde ces dernières vingt quatre heures, environ un million de sources dans chacun des vingt-quatre fuseaux horaires, ont envoyé chacune trois mille messages sans que la moindre adresse e-mail ne soit doublée. Pas même une seule fois, et cela, sur une échelle de trois milliards de contacts.

– Mais c’est totalement impossible ! annonça Bill North, le directeur des services secrets.

– C’est justement le caractère irréalisable de la transmission qui a motivé cette réunion.

North et Dalder échangèrent un long regard, avant que ce dernier ne reprenne la parole.

– Madame, messieurs, vous savez tous pourquoi le RAW a été créé, même si, en son temps, cela pouvait laisser penser à une chimère. Sauf qu’à la lumière de ces derniers évènements, le mythe pourrait bien devenir réalité.

Ce ne serait pas le pire des maux, songea Deckard en observant ses interlocuteurs tout en repensant à la genèse de ce projet. Quinze années auparavant, un petit génie du cabinet présidentiel s’était demandé ce qui pourrait bien se passer dans la société américaine si le Christ revenait parmi les hommes. Loin de l’aspect spirituel, c’est le côté mercantile de la chose qui avait prévalu dans sa réflexion. Un signe des temps décadents ? Toujours est-il que pour répondre à cette question, il était allé trouver Bob Taggert, le célèbre télévangéliste des années quatre vingt, plus intéressé à organiser et à gérer les dons massifs de ses ouailles crédules qu’à répandre et appliquer les enseignements du Christ. Taggert avait sauté sur l’occasion de se faire un peu de publicité supplémentaire tout en se faisant mousser auprès du président. À eux deux, ils avaient réussi à convaincre le chef de l’exécutif de créer le RAW et sa tête pensante : le comité Majestic. Présidé par le conseiller à la sécurité nationale en personne, le comité était un groupe de réflexion chargé d’évaluer à la fois les signes précurseurs du Second Avènement, mais également de réfléchir sur la conduite à tenir si cela s’avérait. Il n’y avait rien de spirituel là-dedans, juste de basses considérations matérielles et politiques.

Décidément, pensa Deckard, dans l’histoire humaine, les choses ne changeaient pas. Deux mille ans plus tard, la venue du Christ était toujours un problème pour le pouvoir en place.

Le personnage le plus important de la pièce, du moins vu sous l’angle hiérarchique, était Richard Bradley, conseiller à la sécurité nationale. Grand, mince, élégant dans son costume à deux mille dollars en laine grise, les yeux cerclés de petites lunettes rectangulaires à fine monture métallique, Bradley était un homme à la réputation d’intégrité et d’opiniâtreté, et pour cela craint autant que respecté dans les cercles du pouvoir. On le disait sans tache, travailleur acharné, et possédant l’oreille du président. Une oreille attentive d’autant plus, ce qui lui conférait une légitimité enviée.

– Monsieur Deckard, prononça-t-il d’une voix posée, pensez-vous réellement que ces messages annoncent la venue prochaine du Christ ?

C’est la question à un milliard de dollars, pensa Deckard in petto. Plongeant son regard dans celui de son interlocuteur, il prit une profonde inspiration.

– Je ne sais pas monsieur le conseiller. Les membres de mon équipe sont tous théologiens ; nous avons longuement débattu sur l’aspect spirituel sans parvenir à la moindre conclusion. La seule certitude que nous ayons est bassement technique et concerne le moyen de transmission des messages. Dans l’état actuel de notre technologie, il est incompréhensible. J’ai bien dit « notre » technologie, celle que nous utilisons à la NSA.

– Elle est pourtant la meilleure au monde, non ? interrogea Bradley.

– En théorie oui.

– Est-ce que ça pourrait être un coup des Russes, ou des Chinois ? demanda Veronica Lake.

– Ou même des Japonais, poursuivit North.

– C’est peu probable, répondit Deckard.

– Mais pas impossible ! lança la conseillère à la sécurité intérieure d’une voix hargneuse.

La seule personne à n’avoir pas prononcé le moindre mot était le sénateur Frank Urban. Deckard lui jeta un rapide coup d’œil. Urban était un homme dans la cinquantaine, d’un physique racé et d’une attitude hautaine dénotant une origine et une éducation sans le moindre doute WASP. Deckard ne le connaissait pas, ni n’avait la moindre idée de son rôle au sein de cette commission. Il savait en fait très peu de choses sur lui, si ce n’est qu’on le disait doué pour les intrigues politiciennes, et qu’en outre, il possédait un carnet d’adresses conséquent, ceci expliquant probablement cela. Et vraisemblablement aussi sa présence au sein de ce comité. Urban le regarda d’une façon qui déplut fortement à Deckard, affichant un ostensible mépris à son égard, comme s’il était non seulement porteur d’une nouvelle particulièrement déplaisante, mais également comme s’il faisait personnellement partie du problème.

Durant les minutes qui suivirent, Deckard répondit du mieux qu’il put au feu roulant de questions, dérivant à chaque fois qu’il le pouvait vers son domaine de prédilection, l’aspect technique. Le reste de la réunion se passa en discussions stériles qui ne firent pas progresser le débat d’un pouce.

Une heure plus tard, Deckard sortit de la salle en dernier, épuisé, le cerveau vidé. En marchant dans le couloir à la suite de l’agent des services secrets, il ne put s’empêcher de repenser à Maximilian Zahnn. Le conseiller théologique de la Maison-Blanche n’avait que très peu parlé, et jamais de façon spontanée. C’était d’autant plus étrange que le sujet de la réunion était son domaine plus que celui de quiconque dans ce comité. Il n’avait réussi à recroiser son regard qu’une seule fois, à la fin de la réunion, lorsque le vieil homme avait quitté la pièce. Il s’était arrêté sur le pas de la porte et avait jeté un long regard à Deckard, un regard où le doute le disputait à la peur. Cela avait ravivé le souvenir de la citation que le théologien avait prononcé, suivant l’évangile de saint Marc. Deckard était maintenant lui aussi en proie au doute. Un doute terrible qui lui enlèverait probablement le sommeil pour longtemps. Tout à sa mission de repérage du Second Avènement, il n’avait jamais envisagé qu’il puisse un jour être confronté à son contraire. Et que ce jour-là était peut-être arrivé.

 

Le sénateur Frank Urban monta dans la limousine noire qui l’attendait devant l’entrée du BBEE. Il dit quelques mots au chauffeur avant de commander la remontée de la vitre de séparation isolant l’espace arrière. Puis il décrocha le téléphone crypté se trouvant sur une console entre les sièges de cuir. Il pressa quelques touches et porta l’appareil à son oreille. Son correspondant décrocha à la deuxième sonnerie.

– Oui, la réunion est terminée, prononça Urban d’une voix posée.

– Le RAW a découvert des choses très inquiétantes, poursuivit-il. Quelque chose est en train de surgir dans notre monde, mon ami, j’en ai l’intime conviction. Quoi que ce soit, Dieu ou Diable, cela risque fort de contrarier nos plans. Une réunion s’impose, en effet. Prévenez tous les membres de notre Ordre. Le lieu habituel, demain soir.

Et il raccrocha.

Urban laissa son corps s’enfoncer dans la confortable banquette tandis que son regard pensif dérivait à l’extérieur. L’insonorisation parfaite ne laissait filtrer aucun bruit parasite et le sénateur avait l’impression irréelle de flotter le long des rues désertes et sombres de Washington comme à bord d’un vaisseau spatial en lévitation. La longue voiture s’engagea dans Constitution Avenue et se dirigea vers Capitole Hill. Pendant quelques instants, Urban put admirer le dôme resplendissant de lumière du Capitole. Il ne se lassait jamais de ce spectacle ; à ses yeux, il était le symbole absolu du pouvoir.

Le pouvoir… La plus puissante des drogues… Une fois qu’on y avait goûté, il était impossible de faire machine arrière et de s’en passer. Quitte à commettre les pires péchés. Les tueurs en série en savaient quelque chose. Et lui aussi. Frank Urban était né pour régner ; il faisait partie de la race des seigneurs appelés à gouverner le monde, à s’en repaître, à utiliser pour ses propres fins les masses populaires, ces moutons serviles qu’il était si facile de manipuler.

Mais les choses n’étaient malheureusement pas aussi simples qu’en apparence, car, sous le vernis de la réalité affleuraient des forces que lui et ses condisciples ne pouvaient contrôler aussi facilement, des puissances occultes qui se repaissaient elles aussi de l’humanité, mais à un niveau différent, plus subtil. Sauf si la force qu’avait détectée le RAW venait à s’incarner physiquement dans ce monde. Là, cela poserait un véritable problème, Urban en était totalement conscient, la confrérie à laquelle il appartenait étant parfaitement au courant des enjeux occultes sous-jacents régissant l’humanité. Sa présence au sein du comité Majestic en attestait.

Que faire alors ? Si l’inéluctable venait à se produire, une alliance contre nature était-elle envisageable ? On n’en était pas encore là, toutefois, en son for intérieur, Urban connaissait déjà la réponse. Le pouvoir était la drogue, le pouvoir était le but et vendre son âme au Diable pour l’atteindre n’était finalement pas si terrible. Du point de vue moral, bien entendu. Or, tout dilemme moral supposait d’avoir une conscience, chose dont Frank Urban était totalement dépourvu. Cela dit, dans les cercles qu’il fréquentait, ne pas avoir de conscience était un très net avantage.

 

 

 

 

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