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CHAPITRE 11

 

 

Juarez…

 

Les locaux modernes du palais de justice, d’un blanc presque immaculé, respiraient autant la pureté que l’efficacité. Plusieurs dizaines de bureaux clos de portes vitrées donnaient directement sur un long couloir central, de telle sorte que chaque visiteur de passage ou bien en attente d’un rendez-vous, pouvait voir la mécanique bien huilée d’agents zélés de l’État en plein travail. Mais ce n’était qu’une apparence trompeuse.

Angela patientait depuis bientôt une heure dans une salle d’attente attenante au couloir lorsque l’assistant du procureur vint enfin à sa rencontre. À sa mine, elle sut tout de suite que quelque chose n’allait pas. Elle se leva de son siège et s’avança vers lui. Le jeune homme eut une moue contrariée.

– Señora de la Vega, je suis désolé, mais… monsieur le procureur général ne pourra pas vous recevoir.

– Est-ce qu’il a trop de travail, ou bien est-ce une fin de non-recevoir, répondit-elle d’une voix un rien sarcastique.

– J’ai bien peur que…

La mine de l’employé parlait pour lui.

– Dites à votre patron que la vérité sortira un jour, avec ou sans lui.

Elle avait élevé un peu trop la voix. Deux policiers de garde en tenue d’intervention, arme bien en évidence et matraque au ceinturon, la fixèrent d’un regard peu amène en gonflant les pectoraux. Angela était certaine qu’ils avaient reçu des consignes à son sujet : elle ne devait pas approcher du procureur. Elle n’en avait pas l’intention de toute façon. Lui jeter à la face qu’il n’était qu’une ordure comme les autres, n’aurait servi à rien tout en étant bien peu professionnel. La corruption gangrenait tout dans la région. Que la police soit corrompue, elle avait fini par s’y habituer. La plupart des flics ici étaient des brutes bornées, sans plus de conscience que les ordures qu’ils étaient censés pourchasser. Rien de nouveau sous le soleil du tiers-monde, de toute façon. Mais que le procureur général le soit également – ou bien ait les mains liées pour différentes raisons, politiques ou économiques, ce qui revenait en fin de compte au même -, était bien plus dramatique. La justice n’avait tout simplement plus cours à Juarez. Comment pouvait-on lutter contre ça ?

Angela sentait la colère sourde en elle comme le parfum d’une fleur vénéneuse envahissant un espace clos. Etait-ce le fait que les victimes de ces barbaries soient des jeunes femmes, qui l’impliquait autant émotionnellement ? Cela non plus ce n’était pas très professionnel. Savoir rester neutre en toutes circonstances et en toute impartialité, tel était le dogme…

Foutaises ! C’était humain, voilà tout ! Personne ne pouvait rester insensible face à l’énormité de ce drame. Penser à la souffrance et à la peur qu’avaient endurée ces filles avant de mourir, lui était insupportable. Sans compter les familles. Comment une mère pouvait-elle supporter d’imaginer les derniers instants de sa fille, la chair de sa chair, violée, battue, torturée à mort juste pour le plaisir d’ignobles brutes, pour finir enterrée dans un trou en plein désert, comme un morceau de viande qu’on abandonne aux charognards ?

Angela eut soudain envie de vomir. Toute cette souffrance causée par quelques prédateurs aux instincts dépravés, l’indifférence des autorités, la complaisance des industriels qui s’enrichissaient sur le dos de ces malheureuses… Juarez était un petit coin d’enfer sur cette terre, un lieu de non-droit où les pires bassesses humaines régnaient en maîtres, victimes et bourreaux enlacés dans une danse macabre sous l’œil indifférent des puissants.

Angela émergea dehors sans même s’en rendre compte. Elle manqua suffoquer sous l’assaut de la chaleur ; la luminosité l’aveugla. Même le soleil, ici, était violent. Elle sortit en hâte ses lunettes de soleil qu’elle chaussa machinalement et descendit précipitamment les marches vers la file de taxi en attente. Elle héla celui se trouvant en tête, mais il se passa quelque chose d’étrange. Le chauffeur démarra sur les chapeaux de roues et s’éloigna rapidement en direction du centre-ville. À vide. Voilà qui était plutôt singulier !

Angela resta un instant interdite, puis se tourna vers le suivant dans la file. Le taxi ne démarra pas, mais son chauffeur eut une conduite tout aussi bizarre : il faisait des efforts désespérés pour ne pas la voir tandis qu’elle lui faisait signe. Angela n’eut pas le temps d’épiloguer, son téléphone portable se mit à sonner. Elle fouilla en hâte dans son sac à main.

– Allo ?

– Salut ma belle.

William Hartigan.

– HelloWilliam…

– J’ai un tuyau qui pourrait t’intéresser, à propos de ton mystérieux contact, Ö…

– William, tu tombes à pic. Je viens de me faire jeter par le procureur général et…

– Je parie que ton rédac chef a fait la même chose !

– Quelle perspicacité !

– C’est la base de mon job !

– Du mien aussi, mais là, j’avoue que je suis un peu découragée !

– Alors viens me voir à New York.

– Tu plaisantes ?

– Pas du tout. J’ai un contact qui pourrait t’être d’une aide considérable. Je ne peux pas t’en dire plus maintenant. Le mec en question est complètement parano ; il ne veut pas qu’on parle de lui ni par téléphone, ni par le Net. Il faut que je te passe ses coordonnées en direct. De toute façon, il va falloir que tu le rencontres et il vit sur la côte Est.

– …

– Angela ?

– Je suis là… je réfléchis.

– Ne perds pas de temps. Les choses bougent rapidement par ici.

– Qu’est-ce que tu essaies de me dire ?

– Je travaille sur un truc qui pourrait bien être énorme.

– Est-ce que cette affaire a un lien avec mon enquête actuelle ?

– Dans un certain sens, oui.

– William, qu’est-ce que tu veux dire exactement ?

– Viens à New York, on en parlera entre quatre yeux.

Angela n’hésita qu’une fraction de seconde.

– Okay…

– Je t’attends.

Et il raccrocha.

L’esprit d’Angela bouillonnait et ce n’était pas dû à la chaleur ambiante. Son enquête retrouvait un dynamisme qu’elle croyait avoir perdu, tout en s’orientant dans une direction inattendue. Et cela grâce à qui ? William Hartigan en personne ! Le journaliste était resté mystérieux à dessein, mais elle savait lire entre les lignes : il lui proposait de collaborer avec lui, et ça, c’était peut-être la chance de sa vie.

Elle remisa le téléphone dans son sac, redressa la tête vers la file de taxi, mais… chose incroyable, ils avaient tous disparu !

Angela resta interdite quelques instants, son excitation passagère retombant instantanément. Son instinct lui criait quelque chose. Un détail ne collait pas ; l’ambiance même de la rue en semblait altérée, comme une arythmie dans une respiration bien régulière.

Quelque chose n’allait pas.

L’attitude étrange des deux chauffeurs de taxi lui revint en mémoire comme une évidence et la peur la saisit. Elle était en danger.

Angela fouilla la rue à la recherche de n’importe quoi, un indice, un détail qui la conforte dans ses impressions.

Son regard accrocha alors un reflet dans l’ombre d’un porche, de l’autre côté de la rue. Trois jeunes hommes y discutaient tranquillement, à l’abri du soleil. Deux d’entre eux portaient des verres teintés – c’était ce qui avait attiré son regard. Mais le troisième n’en avait pas. Lorsqu’il la fixa d’un regard de prédateur, elle sut. Ils étaient là pour elle ; ils l’attendaient.

Angela fit précipitamment demi-tour. Elle entra dans le palais de justice sous l’œil morne du garde de service et se dirigea vers un coin du hall d’entrée, à l’écart. Elle sortit son téléphone portable et composa en hâte un numéro.

– Miguel ? Angela… j’ai un problème !

– Je sais.

– Quoi ?

– Angela… je suis désolé de t’apprendre ça, mais…

– Quoi Miguel ?!

– Il y a un contrat sur toi.

– Depuis quand ? parvint-elle à articuler, la bouche soudain très sèche.

– Je viens de l’apprendre à l’instant. J’allais t’appeler. Tu es où ?

– Au palais de justice.

– Ça ne peut pas mieux tomber.

– Miguel…

– Quoi ?

– Il y a trois hommes dehors qui m’attendent.

– Estime-toi heureuse qu’il n’y en ait pas plus. Tu ne bouges pas, j’arrive.

La communication fut coupée. Angela sentit ses jambes flageoler. Elle s’effondra sur le premier siège venu et se prit la tête entre les mains.

Un contrat…

Ce terme n’avait pour elle jamais revêtu rien d’autre qu’une signification très impersonnelle, une élégante façon de ne pas prononcer le mot « meurtre » ou « assassinat » pour des affaires liées au trafic de drogue. Il désignait l’élimination physique d’un concurrent, d’un témoin gênant ou de n’importe qui ayant déplu à un quelconque parrain local. Dans une ville où le taux de criminalité était l’un des plus forts au monde, le terme était devenu, si ce n’est banal, du moins courant, faisant partie du langage technique employé dans les statistiques liées au crime organisé. Sauf que là, elle lui trouvait une saveur très différente, une amertume acide très personnelle qui lui rongeait soudain l’estomac. Quelqu’un voulait sa mort, quelqu’un ayant les moyens de se l’offrir. Etait-ce le salopard qu’elle avait débusqué, ce membre de la confrérie des « Skull and Bones », ou bien une autre ordure du même acabit, liée aux meurtres en série ? Elle n’avait pas l’intention de rester ici pour le découvrir. Un contrat était un meurtre commandité. Une somme d’argent avait été placée sur sa tête et serait payée au premier tueur qui la ramènerait à son commanditaire. Autrement dit, le danger était dorénavant omniprésent, le ou les tueurs pouvant surgir à n’importe quel moment, n’importe où, pouvaient être n’importe qui, surtout ici, à Juarez, où l’argent était roi et la moralité inexistante. Elle devait quitter le pays par le premier avion, mettre de la distance entre elle et ce lieu maudit le plus vite possible. Mais avant, elle devait repasser par chez elle, récupérer son ordinateur portable contenant tous ses dossiers, mais aussi son passeport, quelques effets personnels…

Ouais, le meilleur moyen de se jeter dans la gueule du loup… Que faire alors ?

Angela fit l’inventaire de son sac à main. Elle avait sa carte d’identité, son permis de conduire, ses cartes de presse américaine et mexicaine. Et une clé USB contenant tous ses fichiers. L’essentiel donc. Sauf pour le passeport. Elle pouvait toujours se rendre au consulat américain se faire délivrer un duplicata. Mais il lui faudrait probablement patienter. Or, sa survie tenait maintenant à peu de chose, dont la plus déterminante serait la vitesse à laquelle elle parviendrait à s’enfuir de Juarez.

Sans passeport, autant oublier tout de suite l’avion et les voies légales. Ne restait qu’une seule option : fuir le Mexique par une voie clandestine. Il y en avait plusieurs ; elle devait choisir la moins logique, celle où on ne l’attendrait pas. Ce qui éliminait pas mal d’options.

Un embryon de plan commença à germer dans son esprit. La première chose à faire était de sortir d’ici. Et pour cela, il lui fallait un déguisement.

 

Miguel Torreon conduisait son vieux Pick-up Ford avec nervosité. Chaque seconde qui s’écoulait le rapprochait du palais de justice, l’angoissant plus profondément.

Un vendeur à la sauvette traversa la rue bondée devant lui sans regarder, tel un somnambule ; Miguel dut donner un brusque coup de volant pour l’éviter, mais ses paumes de mains, poisseuses de transpiration, glissèrent sur la bakélite et il s’en fallut d’un cheveux qu’il ne renverse le type.

– Cabron ! cria-t-il par la fenêtre, mais l’homme, bien qu’il ne fût qu’à quelques mètres, ne l’entendit même pas.

Ce brusque intermède, loin de le distraire de sa nervosité, la renforça.

– Ce connard est complètement shooté ! Tout fout le camp dans cette putain de ville, marmonna-t-il entre dents.

Même les journalistes se prenaient des contrats sur la tête maintenant ! Angela, son Angela était traquée comme du gibier !

– Les enculés ! cria-t-il en frappant le volant.

Son accès de rage ne tint pas longtemps la peur à distance ; il la sentit s’insinuer à nouveau en lui comme le charme maléfique d’une vieille sorcière. Il avait peur pour la jeune femme autant que pour lui. Car ce qu’il s’apprêtait à faire - aider Angela à fuir - pouvait aussi lui coûter la vie.

Il y avait quatre cents meurtres déclarés par an à Juarez. Même s’il s’agissait pour la plupart de trafiquants de drogue, la vie d’un periodista ne pesait pas bien lourd. Il en était parfaitement conscient, mais comment pourrait-il faire autrement ? Angela n’était pas seulement sa collègue, elle était la femme la plus remarquable qu’il n’ait jamais rencontré. L’une des plus belles également. Il était tombé sous son charme dès leur première rencontre.

Miguel possédait l’assurance des hommes séduisants et sans complexes, forts de ses nombreuses conquêtes, mais avec Angela, les choses ne s’étaient pas passées comme d’habitude, loin s’en faut. La biochimie du désir hormonal – qui anime le désir de quatre vingt-dix-neuf pour cent des hommes tout en leur donnant leur assurance – n’avait cette fois pas agi sur lui. C’était une grande première qui le désarmait grandement face à elle. Il se surprenait à balbutier, à rougir en sa présence. La jeune femme l’impressionnait, l’intimidait même, et il dut bientôt admettre qu’il était tombé profondément amoureux d’elle. Il ne le lui avait pas encore avoué, préférant attendre le moment propice. Sauf que maintenant, au vu des circonstances, celui-ci ne viendrait peut-être jamais.

Le palais de justice n’était plus qu’à un bloc. Instinctivement, il chercha les trois asesinos repérés par Angela, mais il y avait trop de monde, trop de circulation. La rue était un capharnaüm de carrosseries multicolores, de deux-roues zigzaguant au mépris du danger, de gens traversant de tous les côtés, l’ensemble saturé de coups de klaxons et de gaz d’échappement. En un sens, cette cohue jouait en sa faveur.

Il attrapa son téléphone portable posé sur le siège voisin, appuya sur la touche de rappel et laissa sonner trois fois, code convenu avec Angela pour signaler qu’il arrivait.

Tout le succès de l’opération résidait dans un timing parfait. Angela devrait bondir et monter dans sa voiture au moment même où il arriverait. Les tueurs seraient surpris. Il ne restait plus qu’à prier pour qu’une autre équipe ne soit pas en planque dans une voiture à proximité et ne les prenne en chasse.

Le palais était maintenant tout près. Miguel ralentit. Il était impossible de se garer devant, des barrières de sécurité étant disposées le long du trottoir afin d’empêcher d’y stationner une voiture piégée. Ils avaient donc convenu de se retrouver dans la rue, juste après les barrières.

Miguel dépassa l’entrée du palais. Il jeta un bref coup d’œil vers les marches tout en poursuivant son chemin. Pas de trace d’Angela. Pas plus que des tueurs d’ailleurs. Miguel ralentit encore, ce qui déclencha un concert de klaxons derrière lui, mais il n’avait pas le choix. S’il ne la récupérait pas maintenant, elle se retrouverait seule dehors, exposée.

Mais où était-elle bon Dieu ?

Une femme de ménage vêtue d’une blouse bleue et coiffée d’un foulard blanc, surgit du trottoir, entre deux voitures garées et ouvrit la portière côté passager d’un coup sec. Elle grimpa prestement à bord.

– Démarre, vite !

Miguel accéléra et rattrapa le flot de la circulation qui s’était distendu devant lui. Angela s’agita sur son siège, frémissante de nervosité, jetant des coups d’œils furtifs de tous côtés. Miguel posa une main sur son genou.

– Ne te retourne pas.

– Nous sommes suivis ?

– Je ne sais pas encore, mais le meilleur moyen de ne pas attirer l’attention, est d’agir normalement.

– Miguel, je dois quitter le pays, il n’y a pas d’autre solution.

– Je sais. Je vais te conduire au consulat US. Nous leur expliquerons le problème et ils te mettront sous protection policière.

– Je ne peux pas faire ça.

– Mais… pourquoi ? faillit s’étrangler le journaliste. C’est la solution la plus…

– Je ne sais pas qui a lancé ce contrat sur ma tête ; il se pourrait bien que ce ne soit pas un parrain local.

– Mais qui alors ? Tu ne penses quand même pas à cette espèce de confrérie, ces Skull and Bones ?

– Si justement.

Ils gardèrent le silence un moment, chacun ruminant par-devers lui les implications des dernières paroles prononcées.

– Donc, le commanditaire pourrait bien être américain.

– C’est une possibilité, Miguel, une simple hypothèse, mais si elle se révèle fondée, je ne serai pas en sécurité au consulat.

– Quand même !

– Cette confrérie regroupe des hommes riches et puissants, autrement dit, très influents.

– Qu’est-ce que tu veux faire alors.

– Quitter le Mexique par un moyen détourné.

– Tu peux être certaine qu’ils s’attendent à ça ! Tous les points de passage habituels doivent être sous surveillance.

– Je dois faire quelque chose à laquelle ils ne s’attendront pas.

Miguel tambourinait sur le volant, son esprit fonctionnant à plein régime.

– J’ai peut-être une solution, finit-il par dire. Mais je dois d’abord passer un coup de fil.

Il extirpa son téléphone portable de sa poche et composa un numéro.

 

Ils roulèrent pendant des heures, préférant aux grands axes, des routes secondaires. Angela somnola, perdant le fil du temps à mesure qu’ils s’enfonçaient plus profondément à l’intérieur du pays, vers le sud. La chaleur devint plus étouffante, faisant corps avec l’omniprésente poussière s’insinuant partout.

Ils traversèrent quelques bourgades écrasées sous le soleil, croisèrent des camionnettes déglinguées transportant le plus souvent des ouvriers agricoles entre les fermes et les plantations. Le soleil tendait vers l’horizon lorsqu’ils arrivèrent aux abords d’une petite ville perdue au milieu de collines arides.

– Nous y voilà, annonça Miguel.

« Guadalupe y Calvo » lut Angela sur un panneau indicateur tandis qu’ils pénétraient dans la bourgade par l’unique route d’accès.

Ils la traversèrent sans s’arrêter et poursuivirent leur chemin vers un petit plateau rocheux qui dominait la région d’une altitude d’environ cent mètres. Une pancarte « aérodromo » garnissait l’entrée d’un chemin de terre. Miguel y engagea le pick-up. Quelques instants plus tard, ils débouchèrent sur un terrain d’aviation. Les seuls bâtiments visibles étaient deux hangars décrépits en tôle ondulée grise. L’un d’entre eux était ouvert, révélant en son sein plusieurs avions monomoteurs de couleur jaune, ainsi qu’un petit hélicoptère. Un long bureau y était accolé, sorte d’excroissance en bois et en verre apparemment vide de toute présence humaine. Miguel gara sa camionnette juste à côté et coupa le moteur.

– Ça a l’air désert, remarqua Angela.

– Nous sommes attendus, fit-il en descendant.

Il entraîna sa compagne vers le devant du hangar. À l’intérieur, deux hommes officiaient autour de l’un des appareils, réparant sous une des ailes, ce qui semblait être une buse d’épandage pour produit agricole. Un homme entre deux âges de haute stature, vêtu d’une combinaison de vol ocre, surgit de derrière l’hélico et vint à leur rencontre d’une démarche chaloupée.

– Angela, je te présente mon ami Ramon Dungannon.

– Un Irlandais ? En terre mexicaine ?

L’intéressé tendit une large main tandis que son visage buriné aux traits réguliers s’éclairait d’un franc sourire.

– Miss de la Vega, je suis votre plus grand fan. Je lis absolument tous vos articles. Mais si j’avais su que le talent s’alliait à une si grande beauté, je n’aurais eu de cesse de vous rencontrer plus tôt !

Angela ne put réprimer un sourire. Elle faisait de l’effet aux hommes, ce qui lui valait en retour des attitudes plus ou moins marquées. Elle s’en servait parfois à dessein, s’en lassait à d’autres. À l’instant présent, elle devait bien admettre que l’élégance de l’homme, tant dans ses gestes que dans ses paroles, la charmait agréablement. Après les heures difficiles qu’elle venait de vivre, c’était un interlude pour le moins appréciable.

 

Miguel mit son ami au courant de la situation. À mesure que se déroulait son récit, un voile de contrariété assombrissait le visage du pilote. Lorsqu’il eut terminé, Angela eut peur qu’il ne les envoie paître. Ramon se tourna alors vers elle, la fixant d’un air grave.

– Miss de la Vega, je suis non seulement consterné d’apprendre ce qui vous arrive, mais désolé que cela se passe ici, dans mon pays. J’ai honte pour mon gouvernement. La flamme révolutionnaire autant qu’idéaliste qui anima nombre de mes illustres concitoyens, s’est malheureusement vue soufflée par le temps et la corruption. Mais elle n’est pas morte chez tout le monde, et je dois dire avec fierté qu’elle est restée assez vivace dans ma famille.

Ses lèvres fines s’étirèrent soudain, transformant soudainement sa gravité en un large et beau sourire que renforcèrent de charmantes pattes d’oie lorsque ses yeux se plissèrent. Il lui fit un clin d’œil.

– Je vais vous sortir de ce pétrin.

Ramon prit congé de ses mécaniciens et emmena les deux journalistes dans son puissant 4x4 vers son hacienda, située au pied du plateau, à quelques kilomètres du village. Avant d’arriver à la propriété, ils traversèrent un véritable océan de verdure – des orangers, pour autant qu’Angela puisse voir, plantés à perte de vue -, vision bien reposante après ces kilomètres de désert.

L’hacienda était aussi vaste qu’un palais mauresque, bien qu’un peu décrépite, mais cela lui conférait un charme que la journaliste apprécia grandement.

 

La soirée fut des plus agréables. Ils dînèrent sur la terrasse, parlèrent de tout et de rien, d’histoire, de politique.

Angela apprit ainsi que cet homme, aussi élégant qu’instruit, descendait en ligne droite d’une des plus anciennes familles du Mexique par sa mère d’où son patrimoine terrien et son élégance un rien surannée. Quant à son côté révolutionnaire, pour ne pas dire révolté, il le tenait d’une lignée plus roturière, son arrière-grand-père ayant fait partie du bataillon Saint Patrick, une troupe composée d’Irlandais, d’Allemands et autres Européens ayant déserté l’armée américaine pour rejoindre l’armée mexicaine lors de la guerre de 1846. L’union improbable des deux familles, suite à une histoire passionnelle entre ses aïeux, avait produit quelques intéressants spécimens, dont Ramon était l’un des derniers descendants. Une vie bien mouvementée l’avait finalement ramené dans ses terres, la quarantaine passée, afin de gérer le domaine familial hérité à la mort de ses parents. Cependant, Ramon ne se contentait pas d’en être le simple gestionnaire, il participait aussi résolument aux multiples activités émaillant l’exploitation d’un aussi vaste domaine. Passionné par l’aviation, il pilotait lui-même les avions d’épandage agricole, passant de longues heures aux commandes de ses Piper Pawnee au ras du sol, sport qu’il adorait de toute son âme.

Angela décela cependant une pointe de regret lorsque Ramon aborda un sujet plus délicat. La cinquantaine approchant, il aurait bien aimé donner des héritiers à la branche mexicaine des Dungannon, mais il n’avait pas - jusqu’à présent - trouvé femme à son goût.

Angela saisit le message à demi-mot, répondant d’un sourire. N’eurent été les circonstances, elle aurait pu tomber sous son charme, pas pour les mêmes objectifs, mais plus simplement pour se laisser aller entre les bras d’un homme plein de maturité, aussi rassurant que prévenant. Mais la vie en avait décidé autrement.

La journée ayant été rude en émotions, la fatigue tomba sur les journalistes comme une masse. Leur hôte les conduisit à leurs chambres respectives, et, après leur avoir souhaité une bonne nuit, les laissa se reposer d’un sommeil bien mérité.

 

Le soleil n’était pas encore levé lorsque Ramon les emmena au terrain. Tandis que ses hommes sortaient le seul avion de la flotte ayant échappé à la couleur canari - un Cessna blanc à aile haute - et en faisaient le plein de carburant, Ramon s’installa à son bureau et entreprit de remplir un plan de vol.

– Est-ce judicieux de prévenir de notre arrivée ?

Ramon leva un regard interrogateur vers Angela.

– Je veux dire… ne peut-on franchir la frontière plus discrètement ?

– Et se faire intercepter par deux F-15 de l’Air Force nous prenant pour des trafiquants de drogue ? fit-il avec un sourire amusé. Non ma chère, le meilleur moyen d’être discret, est d’agir normalement. Mis à part l’absence de passeport, vos papiers sont en règle, vous n’êtes donc pas un objet de contrebande. Je vais vous déposer le plus normalement du monde à Houston. Vous passerez par les douanes et l’immigration sans le moindre problème. De là, vous n’aurez aucun mal à prendre une correspondance pour New York.

Sur un dernier sourire engageant, Ramon décrocha son téléphone et communiqua son plan de vol au service de contrôle aérien de Monterrey.

Angela sortit dans la fraîcheur toute relative de la fin de nuit et s’en alla rejoindre Miguel, planté devant le hangar, observant le Cessna d’une mine bien triste. Elle lui posa la main sur le bras ; Miguel se tourna vers elle.

– Je suppose que je ne te reverrai jamais…

Son visage reflétait une détresse qui n’avait rien à voir avec les adieux de simples amis.

– Angela, je…

– Chut… je sais… dit-elle très doucement en posant l’index sur ses lèvres. Mais il vaut mieux que ça se termine comme ça. Je ne suis pas faite pour l’amour, Miguel. Pas encore en tout cas. Je suis désolée…

Elle le serra brièvement dans ses bras.

– Merci… merci pour ce que tu as fait pour moi. Tu m’as sauvé la vie, Miguel, je ne l’oublierai jamais.

Ils décollèrent avec les premières lueurs de l’aube. Angela apprécia la vue superbe qui s’offrait à ses yeux, celle d’une terre âpre que la main de l’homme avait transformée en une immense oasis de verdure. Puis rapidement, le désert reprit ses droits et le monomoteur survola un territoire aussi aride que plat.

Le ronronnement du moteur berça la journaliste qu’une torpeur - due à sa courte nuit - transforma bientôt en un pesant sommeil. Lorsqu’elle se réveilla, ils avaient dépassé la frontière.

– Bienvenue aux États-Unis d’Amérique, ma jeune dame, fit Ramon d’un ton enjoué. La ville que vous apercevez sur notre avant gauche est San Antonio. Nous arriverons à Houston dans un peu moins d’une heure.

– Ramon, je ne sais comment vous remercier.

– En écrivant la vérité sur cette histoire.

– Je le ferai.

– Je sais, dit-il, la gratifiant d’un énigmatique mais non moins charmant sourire tout en lui tapotant le genou.

 

 

 

 

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