Mag-log inChloé
Je me prépare pour sa venue comme pour un combat. Chaque geste est calculé, chaque détail anticipé. La robe bleue est soigneusement rangée au fond de l'armoire. À la place, j'ai choisi un tailleur gris, sévère, une armure de laine et de soie. Mes cheveux sont tirés en un chignon strict qui me donne mal au crâne. Je dois incarner le contrôle. Récupérer mon territoire.
Mon bureau a été méticuleusement rangé. Pas un papier ne dépasse. La photo de ma sœur a été retirée. Je ne lui laisserai plus aucune prise, plus aucun indice.
Quand la pendule sonne l'heure, mon corps tout entier se tend. J'entends la porte d'entrée du cabinet s'ouvrir, les pas de Sophie dans le couloir. Puis ces trois coups discrets à ma porte.
— Docteur Valois ? Votre patient de dix heures est arrivé.
Ma voix me surprend par son calme factice.
— Faites entrer, je vous prie.
La porte s'ouvre. Et il est là.
Liam. Aussi décontracté que la première fois, vêtu d'un simple jean et d'un pull noir qui souligne la pâleur de son teint. Ses yeux trouvent immédiatement les miens. Et il sourit. Un sourire léger, presque complice, comme s'il lisait en moi le effort désespéré que je fais pour paraître impassible.
— Bonjour, Docteur Valois.
— Bonjour, Liam. Asseyez-vous.
Il s'installe dans le fauteuil, déposant négligemment sa veste sur le accoudoir. Son regard fait le tour de la pièce, rapide, efficace. Je vois son attention se poser une fraction de seconde sur l'étagère vide où trônait la photo. Son sourire s'accentue imperceptiblement.
— Changement de décor ?
La question est posée avec une innocence feinte qui me glace le sang. Il a remarqué. Bien sûr qu'il a remarqué.
— Nous sommes ici pour parler de vous, Liam. Pas de mon décor.
Il incline la tête, acquiesçant avec une fausse humilité.
— Bien sûr. Où en étions-nous ? Ah oui... mes rêves.
Il croise les jambes, se carrant confortablement dans le fauteuil comme s'il en était le propriétaire.
— Ils ont changé, depuis notre dernière rencontre.
Je prends mon bloc-notes, m'obligeant à noter des mots que je ne vois même pas.
— De quelle manière ?
— La femme dans la forêt... elle s'est retournée.
Le stylo glisse de mes doigts et roule sur le sol. Je me baisse pour le ramasser, espérant cacher le flot de panique qui doit se lire sur mon visage. Quand je me relève, ses yeux sont fixés sur moi avec une intensité dérangeante.
— Et ? Qui était-ce ?
Il laisse planer un silence lourd, pesant. Le genre de silence que j'utilise habituellement avec mes patients pour les pousser à approfondir leur pensée. L'ironie de la situation ne m'échappe pas.
— C'était vous, Docteur Valois.
La pièce semble vaciller autour de moi. Je serre les poings sous mon bureau, mes ongles s'enfonçant dans mes paumes. La douleur physique m'ancre, m'empêche de sombrer.
— Je vois. Et que faisais-je, dans ce rêve ?
— Vous me regardiez. Sans colère, sans peur. Vous aviez l'air... triste. Comme si vous saviez quelque chose que j'ignore.
Sa voix a baissé d'un ton, devenant presque confidentielle.
— Et qu'est-ce que vous croyez que je savais, dans ce rêve ?
Il se penche légèrement en avant, et je peux sentir son parfum, une odeur boisée et épicée qui envahit l'espace entre nous.
— Je pense que vous saviez ce qui va arriver.
Un frisson me parcourt l'échine. Je dois reprendre le contrôle. Immédiatement.
— Liam, je pense qu'il est important de recentrer notre travail. Ces rêves, aussi troublants soient-ils, sont des constructions de votre inconscient. Ils ne sont pas prémonitoires. Ils ne disent rien de la réalité.
Il sourit, un sourire qui n'atteint pas ses yeux.
— Comme la coïncidence de la robe bleue ? Une construction de mon inconscient, cela aussi ?
Je me fige. Il ose. Il ose remettre ça sur la table, défiant ouvertement ma tentative de cadrage.
— Les coïncidences existent.
— Bien sûr, acquiesce-t-il trop facilement. Tout comme existe la possibilité que certaines connexions échappent à notre entendement limité.
Il marque une pause, son regard parcourant mon visage comme s'il étudiait une carte.
— Vous avez peur de moi, Docteur Valois ?
La question est une gifle. Directe, brutale. Je m'étrangle presque.
— Je ne...
— Ce n'est pas un reproche. C'est une observation. Votre respiration s'accélère quand j'entre dans la pièce. Vous évitez mon regard plus que vous ne le soutenez. Et aujourd'hui, vous avez changé votre tenue, retiré les objets personnels... Ce sont des signes classiques de défense.
Je le dévisage, abasourdie. C'est moi qui devrais faire cette analyse. Pas lui.
— Liam, je crois que nous touchons ici à un mécanisme de projection particulièrement...
— Sophistiqué ? l'interrompe-t-il. Je ne projette rien. J'observe. Tout comme vous devriez le faire.
Il se lève soudain, mettant fin à la séance de sa propre initiative. Je reste assise, sidérée, regardant cet homme qui se comporte comme s'il dirigeait cette thérapie.
— Je pense que nous avons fait du bon travail aujourd'hui, dit-il en enfilant sa veste. Nous avons établi que la peur est désormais un élément tangible dans cette pièce. C'est un début.
Il se dirige vers la porte, puis se retourne, comme s'il venait de penser à quelque chose.
— Oh, et Docteur Valois ? La prochaine fois, ne vous donnez pas autant de mal. Le gris vous va bien, mais le bleu vous met bien plus en valeur.
Et sur ces mots, il sort, me laissant seule dans le silence de mon cabinet. Tremblante. Humiliée. Et, je dois l'admettre, fascinée malgré moi.
Je regarde la deuxième chaise, vide maintenant, mais qui semble encore irradier de sa présence. Il a raison. J'ai peur. Mais pire encore, il vient de me démontrer, avec une habileté diabolique, que dans ce jeu trouble qui s'instaure entre nous, c'est lui qui tient les dés.
ChloéUne semaine s’est écoulée. Sept jours d’un silence de plomb. J’ai verrouillé ma porte, désactivé mon téléphone professionnel, vécu en autarcie dans mon appartement devenu une forteresse. J’ai essayé de lire, de regarder des films, de cuisiner. Rien n’y fait. Le silence est habité. Il est peuplé de ses mots, de son regard, du souvenir de ce baiser qui me hante plus que la gifle qui l’a suivi.Je n’ai signalé personne à la police. Son ombre souriante me nargue : « Nous savons tous les deux que vous ne le ferez pas. »Ce matin, le huitième jour, je me surprends devant mon téléphone éteint, la main tremblante au-dessus du bouton de mise en marche. J’ai soif de nouvelles. De sa voix. De la confrontation. De la brûlure.Je résiste. Je sors faire les courses, marchant vite dans les rues ensoleillées comme si je pouvais fuir mon propre esprit. Je rentre, les bras chargés de sacs que je pose à peine dans l’entrée.C’est alors que je la vois.Une simple enveloppe blanche. Glissée sous ma
ChloéLe jour se lève, impitoyable. La lumière froide de l'aube inonde mon appartement, soulignant chaque détail de mon désordre intérieur. Je n'ai pas dormi. Le goût de Liam est toujours là, un mélange de menthe et de quelque chose de sauvage, incrusté dans ma mémoire gustative. Ma joue droite, celle qui a porté le choc de ma propre gifle, picote étrangement.Je me lève, les membres lourds, et me dirige vers la salle de bain. Mon reflet dans le miroir me fait frémir. Je ressemble à une étrangère. Mes yeux sont cernés, mon regard fiévreux. Je passe l'eau froide sur mon visage, encore et encore, comme si je pouvais laver cette nuit, ce baiser, cette faille qui s'est ouverte en moi.Mais on ne lave pas une brûlure à l'eau froide.Je me prépare un café, les gestes mécaniques. Ma main tremble en portant la tasse à mes lèvres. Ses lèvres. Je revois son visage à la seconde où ma paume a claqué contre sa peau. La surprise, puis cette fascination sombre. Il avait aimé ça. Il avait aimé ma vio
ChloéSa main sur ma peau. C’est devenu l’unique point de référence dans mon existence. Une marque au fer rouge, invisible mais plus réelle que le sol sous mes pieds. Pendant deux jours, je n’ai fait que ressasser ce contact. Cette chaleur. Cette trahison de mon propre corps qui n’a pas sursauté, qui n’a pas fui.Je suis perdue. L’éthique n’est plus qu’un vieux parchemin poussiéreux. La peur a muté en une attente fébrile, coupable. Je suis assise dans mon salon, les lumières éteintes. La clé de laiton est posée sur la table basse, devant moi. Elle n’ouvre plus un simple passé. Elle ouvre un abîme en moi.Un bruit. Léger. À la porte.Mon corps se fige, puis se met en alerte. Je m’approche, je colle mon œil au judas.Le couloir est vide.Mais par terre, une enveloppe.Je la ramasse, les doigts tremblants. Je la déchire.Une photo de moi. Prises il y a quelques jours, au volant de ma voiture. Mon visage est tendu par la peur.Au dos, son écriture.« 127, rue de la Lune. 21h. Viens sans t
ChloéLa découverte du vieux dossier a transformé ma peur en quelque chose de plus dense, de plus organique. Une terreur ancienne, enfouie, qui remonte à la surface après dix ans de latence. Liam n’est pas un prédateur random. C’est une créature de mon passé que j’ai moi-même créée en l’abandonnant. Et il est de retour, non pas pour me tuer, mais pour me faire payer. Pour me faire ressentir.La séance d’aujourd’hui est différente. Je ne suis plus la thérapeute. Je suis la condamnée attendant son bourreau. Quand il entre, je ne lève même pas les yeux. Je fixe le dossier ouvert sur mon bureau. Son dossier.— Bonjour, Docteur Valois.Sa voix est douce, presque caressante. Il sait. Il sait que j’ai trouvé.— Liam.Il s’assoit, mais au lieu de se caler dans le fauteuil, il se penche en avant, les coudes sur les genoux. Son regard pèse sur moi.— Vous avez l’air fatiguée. Avez-vous mal dormi ?— Arrêtez.Le mot sort, tranchant, cassant le vernis professionnel.— Arrêter quoi ?— Ce jeu. Je
ChloéLa clé. Elle est devenue le centre de mon univers, un soleil noir autour duquel toutes mes pensées gravitent. Je la sens à travers le bois du tiroir, son poids magnétique déformant la réalité autour de moi.Je n'ai pas mis fin à sa thérapie.Ses mots résonnent encore en moi — Vous avez trop peur de ce qui se passera après. — Il a visé juste. La peur de l'inconnu est plus forte que celle de le revoir.Alors je garde le silence. Son prochain rendez-vous reste dans mon agenda. Une capitulation. Une folie.Trois jours se sont écoulés. Trois jours à sursauter au moindre bruit, à inspecter ma porte chaque matin. Je ne vis plus, je suis en état de siège.Et la clé, dans son tiroir, m'appelle.Ce soir, je craque. L'appartement est silencieux, plongé dans l'obscurité. Seule la lueur de la lune éclaire mon bureau. Mes doigts trouvent la petite clé du tiroir, puis la serrure.Le tiroir coulisse sans un bruit. À l'intérieur, le sachet avec le bouton de nacre, et à côté, la clé de laiton. El
ChloéMercredi. Le jour est arrivé, pesant comme une sentence. J’ai passé les deux derniers jours dans un état second, à la fois hyper-lucide et complètement détachée de la réalité. La clé est toujours dans mon tiroir. Son poids hante chacun de mes gestes.J’ai longuement envisagé d’annuler la séance. De lui envoyer un mail laconique mettant fin à sa thérapie pour « raisons personnelles ». C’eût été la solution logique, professionnelle, saine.Mais ce serait fuir. Et fuir, c’est perdre.Alors me voilà. Assise dans mon fauteuil, les mains posées à plat sur mon bureau pour qu’il ne voie pas qu’elles tremblent. J’ai revêtu mon armure beige. J’ai remis la photo de ma sœur sur l’étagère. Un acte de défi. Je refuse de laisser mon sanctuaire être modifié par sa présence.Quand Sophie l’annonce, ma gorge se serre. Mais ma voix est d’un calme surprenant, presque métallique.— Faites entrer.La porte s’ouvre. Il entre. Liam. Il porte une veste différente, bien sûr. Un léger sourire aux lèvres.