Se connecterCARLASamedi.La journée a été un torrent,une frénésie continue depuis l’ouverture des portes à midi. L’article de Mathis a fait son œuvre : la salle est pleine à craquer, les réservations s’empilent sur trois mois, et l’air lui-même vibre d’une curiosité nouvelle. Les clients me regardent différemment. Non plus comme une simple cheffe, mais comme le personnage de cette histoire, celle qui « brûle ». C’est flatteur et insupportable.Je gère. Je crie, je corrige, je valide, je souris en salle. Je suis un métronome de précision, un capitaine sur son pont. Mais au fond de moi, un autre compte à rebours est enclenché. 23h.23h. L’heure de la cuisine ouverte. L’heure du café qui n’est pas de sa réserve privée.Je me surprends à lisser mon chignon plus souvent, à vérifier une tache imaginaire sur mon tablier. Une nervosité absurde, déplacée, que je refoule sous des ordres plus secs que d’habitude. Antoine me jette des regards en coin, mais se tait. Il a senti la tension supplémentaire, l’él
CARLALa sonnerie stridente me fait sursauter. Le nom d’Antoine s’affiche.— Chef ! Vous avez vu ? L’article ! Il l’a fait ! L’étoile ! On l’a !—Je… oui, Antoine. Je viens de le voir.—C’est incroyable ! Il parle à peine de bouffe, mais… putain, Chef, il parle de VOUS. Les réservations vont exploser ! On va devoir refuser du monde !Sa voix est une tornade de joie et d’excitation. La voix de la normalité, du succès professionnel, du but atteint. Elle devrait être la mienne en ce moment.— Oui. C’est… formidable. Félicitations à toute l’équipe. On fera un point plus tard, d’accord ?—Chef ?… Tout va bien ? Vous avez l’étrange.—Oui. Juste fatiguée. À plus tard, Antoine.Je raccroche avant qu’il ne pose d’autres questions.Le silence retombe, mais il est différent maintenant. Chargé de cette nouvelle réalité. Je suis une chef étoilée. Le but de ma vie depuis dix ans est atteint. Je devrais être en train de sauter de joie, d’appeler ma mère, de préparer du champagne pour l’équipe.Au li
CARLALe jour est complètement levé, froid et gris derrière la vitre. Mon café est tiède et amer au fond de la tasse. Mon téléphone est posé à côté de l’évier comme un objet suspect, muet. Je sais que je devrais vérifier. Voir si l’article est paru. Mais une paralysie étrange me retient.Toute la nuit, mon esprit a tourné en rond, passant de l’humiliation brûlante à la réminiscence coupable des sensations, de la peur du jugement public à la colère contre moi-même. Et cette phrase, tournant en boucle. Attendez-vous à des étoiles.Je finis par saisir le téléphone. Mes doigts sont engourdis par le manque de sommeil et l’appréhension. Je tape son nom. Mathis Delarue. Le dernier article.Le titre me saute à la gorge.« L’ÂME D’UN LIEU : QUAND LA CHEF DEVIENT L’EXPÉRIENCE. »Je ferme les yeux une seconde, rassemble un courage que je ne savais pas avoir à puiser, et je lis.On ne devrait pas juger un restaurant comme on juge un musée. Une assiette n’est pas un tableau mort accroché à un mur.
MATHISFinalement, à l'aube, épuisé, hanté par son visage entre extase et fureur, j'écris la seule vérité qui me reste. Celle qui est née avant même de la toucher, quand je l'ai vue marcher vers ma table, droite, déterminée, magnétique dans sa colère.L'article est court. Brut. Il ne parle presque pas de nourriture. Il parle d'une femme, d'un restaurant, d'une expérience qui dépasse l'assiette. Je l'envoie à mon rédacteur en chef sans même le relire.Puis je m'effondre sur mon lit, les draps froids. Et je rêve de sacs de farine qui respirent, de soufflés qui se relèvent, et de doigts couverts de fromage traçant des chemins sur une peau chaude.---CARLA---Le service est terminé. Le dernier client est parti. La cuisine est silencieuse, propre, métallique. Une cathédrale vide après l'orage. Mes mains, habituellement infatigables, tremblent légèrement en essuyant le dernier plan de travail. Le silence est pire que le bruit. Il laisse de la place aux pensées.Antoine range les verres en
MATHISJe regagne ma table comme on sort d'un naufrage. Les jambes molles, le souffle encore court, la tête bourdonnante du vacarme intérieur laissé par cette tempête. Le velours de mon costume est fripé, ma chemise sent la farine et son parfum - un mélange de savon à l'herbe et de transpiration salée. Carla. Partout.Je m'effondre sur la chaise, les doigts serrant le bord de la nappe blanche comme une bouée. La salle semble avoir pivoté d'un degré pendant mon absence. Les murmures des autres convives me parviennent étouffés, comme à travers de l'eau. La bougie a coulé, formant une cascade figée de cire sur le bougeoir. Réalité.Qu'est-ce que tu viens de faire, Lambert ?La question tonne en moi, mais étrangement, elle ne porte pas le poids de la culpabilité. Plutôt l'écho étourdissant d'un séisme. J'ai passé ma vie à disséquer les expériences, à les mettre en mots. À contrôler le récit. Là, dans cette réserve puante, il n'y a eu aucun récit. Seulement des sensations brutes, incontrôl
CARLAMa chute le précipite. Il enfouit son visage dans mon cou, étouffant son propre grondement de bête contre ma peau. Je sens son corps se raidir, puis être parcouru de tremblements convulsifs. La chaleur qui m’inonde achève de me consumer de l’intérieur.Pendant un long moment, il n’y a plus que le son de notre respiration haletante qui se calme peu à peu, mêlée au clignotement obstiné du néon. Le poids de son corps contre le mien est écrasant, réel, ancré. La folie se retire, laissant place à une lourde torpeur et à la conscience aiguë, glaciale, de l’endroit où nous sommes et de ce que nous venons de faire.Il se redresse le premier, ses mains se posant de chaque côté de ma tête contre le sac de farine. Son regard parcourt mon visage, mes cheveux en désordre, mes lèvres gonflées, avec une intensité nouvelle, presque contemplative.— Eh bien, dit-il enfin, sa voix encore empreinte de rauque. Voilà un dessert qui n’était pas sur la carte.Le choc de ses mots, le retour à la réalit







