LOGINIl y a des instants où le temps se fige.
Où le monde entier semble retenir son souffle. Où tout ce que l’on croyait savoir se fissure d’un seul coup. C’est ce qui m’est arrivé à cet instant précis, quand la porte s’est ouverte et qu’il est apparu. Gabriel. Vivante. Trempée. Épuisée. Mais bien là. Ses cheveux, collés à son front, gouttaient sur le seuil. Ses vêtements portaient les marques du sel et du sang. Ses yeux — ces yeux gris que je connaissais par cœur — semblaient pourtant différents, comme voilés d’une ombre que je ne lui avais jamais vue. Je restai pétrifiée, incapable de bouger. — Tu… tu es vivant… Il hocha lentement la tête, sans un mot. Puis il referma la porte derrière lui, doucement, comme pour ne pas réveiller la nuit. L’eau dégoulinait de ses manches, formant une flaque au sol. Il posa sur la table une vieille lampe de poche, un carnet détrempé, et un pistolet. — Ne crie pas, murmura-t-il. Sa voix était rauque, brisée. — Gabriel, qu’est-ce qui s’est passé ?! Tout le monde te croit mort ! — C’était le but. Je sentis mon cœur se contracter. — Le but ? Il s’approcha, lentement. Ses pas laissaient derrière lui des traces sombres sur le plancher. Lorsqu’il fut assez près, je sentis l’odeur du sel et du fer — le sang. — J’ai dû disparaître, Éléna. Pour te protéger. Je reculai d’un pas. — Me protéger de quoi ? De qui ? Il détourna le regard, hésitant. Ses doigts tremblaient légèrement, comme s’il luttait contre quelque chose — la peur, la douleur, ou la vérité. — Ils savent que tu as ouvert le dossier, dit-il enfin. — Qui “ils” ? Ces gens de la société VLM ? — Pas seulement eux. Ce sont des ramifications. Des investisseurs, des responsables politiques, des militaires… Le projet “Mer d’Argile” n’a jamais été un simple chantier. Je fronçai les sourcils. — Qu’est-ce que tu veux dire ? Gabriel posa le pistolet sur la table, puis sortit de sa poche une clé métallique, identique à celle du phare. — Tout est lié à ton père. Le nom claqua dans l’air comme un coup de tonnerre. Mon père. — Ne me dis pas que… — Il savait. Et il a tenté de les dénoncer. Il avait découvert que VLM utilisait les fonds publics pour dissimuler des déversements toxiques en mer. Des produits chimiques interdits, venus d’anciennes zones militaires. Je sentis ma gorge se nouer. — C’est pour ça qu’il est mort. Gabriel ferma les yeux. — Oui. Et c’est pour ça qu’ils ont voulu me faire taire à mon tour. Le silence qui suivit était lourd, presque sacré. On entendait au loin la mer battre contre les rochers, régulière, implacable. Je m’assis, les jambes tremblantes. Tout ce que j’avais cru savoir s’effondrait. Mon père, cet homme droit, respecté, n’était pas mort d’un simple accident industriel. Il avait été exécuté. — Pourquoi ne pas m’avoir dit tout ça avant ? murmurai-je. Gabriel s’assit en face de moi. — Parce que je ne savais pas à qui faire confiance. — Et maintenant ? Tu crois pouvoir me protéger alors qu’ils te croient mort ? Il esquissa un sourire amer. — Justement. C’est notre seule chance. Je le regardai longuement. Ses traits étaient tirés, plus durs qu’avant. Il avait changé. Quelque chose en lui s’était brisé pendant cette nuit, quelque chose que je ne reconnaissais plus. — Qu’est-ce que tu veux que je fasse ? — Que tu termines ce qu’il a commencé. Il sortit de sa veste un petit disque dur scellé. — Ici se trouve la preuve de tout. Les transferts d’argent, les enregistrements, les ordres officiels. C’est ce qu’ils cherchaient. Ce qu’ils ont tenté de détruire. Je pris l’objet avec précaution. Il était froid, dense, presque vivant. — Et si je le rends public ? — Ils te feront taire avant. Je levai les yeux vers lui. — Alors pourquoi le garder ? Il resta silencieux un long moment. Puis il murmura : — Parce que la vérité doit venir de toi, pas de moi. Tu es journaliste, Éléna. Tu as une voix. Ses mots résonnèrent comme une gifle. Je compris soudain l’ampleur de ce qu’il me confiait. Ce n’était plus une enquête. C’était une guerre. La pluie reprit, drue, battante, contre les vitres. Gabriel se leva et s’approcha de la fenêtre. — Ils nous surveillent déjà, dit-il. J’ai vu une voiture garée au bout de la route. Même phares depuis une heure. Je sentis un frisson glacé me parcourir. — Tu es sûr ? — Aussi sûr que d’être en vie. Il se retourna, le regard brûlant. — On doit partir. Maintenant. — Partir ? Où ça ? — Il y a un endroit. Un refuge, près de l’ancienne base navale. Ton père y allait souvent avant l’explosion. Là-bas, il a caché quelque chose que je n’ai jamais pu retrouver. Je me levai d’un bond. — Gabriel, je ne peux pas tout laisser. Sofia, le journal… — Tu veux mourir, c’est ça ? Son ton avait changé. Plus sec, plus froid. Je reculai, blessée. Il sembla aussitôt s’en rendre compte. Son regard s’adoucit. — Pardon… Je ne voulais pas te parler comme ça. C’est juste que le temps joue contre nous. Je le fixai, hésitante. — Tu promets que tout ça en vaut la peine ? — Je te le jure sur sa mémoire, répondit-il doucement. Ces mots suffirent. Je pris mon sac, le disque dur, mon manteau. Il vérifia son arme, puis entrouvrit la porte. La pluie cinglait, froide et violente. Nous courûmes jusqu’à la voiture. La route longeant la falaise semblait plus étroite que jamais. Les phares découpaient des pans de brouillard, révélant parfois la mer en contrebas, noire et mouvante. Aucun de nous ne parlait. Le silence entre nous était lourd, presque trop chargé d’émotions pour être rompu. Puis Gabriel reprit, d’une voix basse : — Tu te souviens de la nuit où ton père est mort ? Je sentis ma gorge se serrer. — Oui. — Ce n’était pas un incendie accidentel. On l’a piégé dans son propre bureau. Il avait prévu de tout révéler le lendemain. Je fermai les yeux, les larmes montant malgré moi. — Pourquoi me dire ça maintenant ? — Parce que tu dois savoir à quoi tu t’exposes. Je tournai la tête vers lui. — Et toi ? Tu crois que tu peux affronter tout ça seul ? Il esquissa un sourire triste. — Je ne suis plus seul. Cette phrase, pourtant tendre, me laissa un goût étrange. Elle sonnait comme un adieu déguisé. Nous atteignîmes enfin l’entrée de l’ancienne base. Les grilles étaient tordues, rouillées. Des panneaux “Zone militaire interdite” pendaient, effacés par le sel. La mer grondait tout près, invisible derrière le brouillard. Gabriel coupa le moteur. — On y est. Je sortis de la voiture, grelottante. Le vent soufflait si fort qu’il fallait crier pour s’entendre. — Tu es sûr que c’est ici ? — Oui. Regarde là-bas, derrière le hangar principal. Nous contournâmes le bâtiment. Sous les débris et la mousse, un ancien bunker apparaissait, à moitié enfoui dans la falaise. Gabriel s’accroupit, cherchant quelque chose dans la terre humide. — Il y avait une trappe ici… oui, là ! Il tira sur un anneau métallique. La trappe céda dans un grincement sinistre, révélant un escalier étroit plongeant dans l’obscurité. Il alluma la lampe. — Après toi. Je descendis, le cœur battant à tout rompre. L’air sentait le sel et le métal oxydé. En bas, une porte blindée attendait, marquée d’un symbole familier : le logo VLM. Gabriel approcha la clé métallique. Le verrou s’ouvrit dans un déclic sourd. La pièce derrière était minuscule, à peine éclairée par des ampoules jaunâtres. Des caisses, des dossiers, des ordinateurs anciens recouverts de poussière. Et au centre, une photo encadrée. Je m’approchai, les mains tremblantes. Sur la photo, mon père. Et à côté de lui… Gabriel. — Qu’est-ce que… Il s’approcha à son tour, visiblement bouleversé. — C’était ici qu’il m’a tout appris. Avant de mourir, il m’a confié la mission de protéger ses recherches. Je me tournai vers lui, choquée. — Tu travaillais avec mon père ? — Oui. Mais je ne pouvais pas te le dire. Il voulait te tenir à l’écart. Je sentis ma tête tourner. Tout prenait soudain un sens nouveau. Leur complicité, leurs secrets, leurs silences. — Et cette “recherche” ? Qu’est-ce que c’était, au juste ? Gabriel s’approcha d’un vieux terminal, qu’il alluma. L’écran bleu clignota, affichant une série de fichiers cryptés. — Des preuves. Des rapports de toxicité, des noms, des comptes bancaires. Et surtout, un projet caché : Opération Aurore. — Aurore ? — Une série d’expérimentations illégales menées en mer. VLM a utilisé des produits chimiques destinés à neutraliser les nappes polluantes, mais ils ont contaminé toute la côte. Ton père voulait tout révéler. Je sentis mes mains trembler. — Et toi ? Gabriel se tourna vers moi, son regard chargé de fatigue et de douleur. — Moi, je voulais continuer ce qu’il avait commencé. Mais ils m’ont devancé. Il s’assit, le dos contre le mur, la tête entre les mains. — J’ai vu des choses, Éléna… des choses qu’aucun homme ne devrait voir. Je m’accroupis près de lui. — Tu n’as plus à porter ça seul. Nos regards se croisèrent. Pendant un instant, tout disparut : la peur, le froid, les mensonges. Il n’y avait plus que nous, deux êtres perdus dans la même tempête. Je posai ma main sur la sienne. Il tressaillit, mais ne la retira pas. — Merci, murmura-t-il. Un bruit sourd retentit au-dessus. Nous sursautâmes. Des pas. Des voix. Quelqu’un approchait. Gabriel éteignit la lampe. — Ils nous ont retrouvés. Je cherchai son regard dans l’obscurité. — Que fait-on ? — Il faut gagner du temps. Il attrapa le disque dur, le glissa dans ma poche. — Si je ne m’en sors pas, promets-moi de faire éclater la vérité. — Ne dis pas ça ! — Promets-le-moi ! Les pas se rapprochaient. Une lumière crue filtrait déjà par la trappe. — Promis, soufflai-je. Gabriel esquissa un sourire triste, presque apaisé. — Alors, tout n’aura pas été vain. La porte du bunker vola en éclats. Des silhouettes armées envahirent la pièce. Des cris, des faisceaux lumineux, le chaos. Gabriel me poussa derrière une caisse, avant de tirer deux coups de feu. Je me couvris les oreilles, terrifiée. — Cours ! hurla-t-il. Je refusai. Mais déjà, des mains me saisissaient, m’arrachant à lui. — Gabriel ! criai-je. Je vis son regard une dernière fois — celui d’un homme prêt à tout pour me sauver. Puis un coup sourd. Et le noir. Quand je repris conscience, j’étais allongée sur un sol froid, dans une pièce inconnue. Une ampoule clignotait au plafond. Mes mains étaient liées. Une silhouette s’approcha. Une voix douce, presque familière : — Tu aurais dû rester à ta place, Éléna. Je levai les yeux. Et mon cœur se serra d’effroi. — Sofia ?!La chute ne dura pas.Elle n’exista pas.Gabriel eut l’impression que le monde venait d’être retiré d’un seul geste, comme une toile arrachée, laissant derrière elle un espace nu, silencieux, immobile.Plus de cendres.Plus de fissures.Plus de lumière.Seulement… Elena.Ils flottaient ensemble dans un vide calme, presque apaisant.Gabriel tenait toujours Elena contre lui, ses bras refermés autour de son corps comme un dernier rempart contre l’effondrement.— Elena… murmura-t-il.— Regarde-moi.Elle ne répondit pas.Son corps était rigide, ses yeux grands ouverts mais vides, comme si quelque chose regardait à travers elle.Sa respiration était lente, trop régulière.— Elena… répéta Gabriel, la panique montant.Il posa une main sur sa joue.Elle était froide.Un frisson le traversa.— Réponds-moi, s’il te plaît…Alors elle cligna des yeux.Mais ce regard n’était pas le sien.Il n’y avait plus de peur.Plus de douleur.Plus de confusion.Seulement une lucidité écrasante.— Gabriel, dit-
Le monde s’effondrait.Ce n’était pas une explosion, ni un chaos brutal.C’était plus insidieux.Comme une respiration qui s’arrête doucement, mais définitivement.Autour de Gabriel et Elena, le noyau se fissurait en silence.La terre de cendres se fendait en longues craquelures lumineuses, aspirant les fragments de souvenirs qui flottaient encore dans l’air.Les voix, les images, les échos… tout se dissolvait.Gabriel serrait Elena contre lui.Elle tremblait violemment, son corps secoué de spasmes incontrôlables.Son souffle était court, irrégulier, comme si chaque respiration lui coûtait un combat.— Elena… regarde-moi, murmura-t-il.Elle leva lentement les yeux.Ses iris reflétaient quelque chose de nouveau.Un mélange troublant de douceur et de douleur.Comme si elle voyait le monde à travers deux cœurs à la fois.— Gabriel… chuchota-t-elle.— Je… je sens tout.Sa main se crispa contre sa poitrine.— Ta peur.— Ta fatigue.— Ton amour aussi…Elle inspira brusquement.— C’est trop
Le temps sembla se plier sur lui-même.Gabriel resta immobile, figé entre deux respirations, les yeux rivés sur Elena.La vraie Elena.Inconsciente, fragile, entourée de filaments d’ombre qui pulsaient au rythme de son cœur.Chaque pulsation resserrait un peu plus l’étau.La Souffrance observait la scène sans bouger, comme un juge ancien attendant une sentence.— Tu n’as pas beaucoup de temps, murmura-t-elle.— Chaque seconde où tu hésites… je m’enracine davantage.Gabriel fit un pas.Les filaments vibrèrent.Elena gémit faiblement, son visage se crispant comme si elle ressentait tout, même plongée dans l’inconscience.— Arrête, dit Gabriel d’une voix rauque.— C’est moi que tu veux.La Souffrance inclina légèrement la tête.— Tu te trompes.— Je ne veux rien.— Je suis.— Et elle ne peut pas exister sans moi.Gabriel serra les poings.— E
La voix résonna une seconde fois.— Gabriel…Il aurait juré sentir son cœur se fendre.Ce n’était pas une imitation grossière.Ce n’était pas une caricature.C’était sa voix.Les inflexions exactes.La fragilité dissimulée derrière la douceur.Cette manière unique de prononcer son prénom, comme si elle y déposait toujours un peu de peur et beaucoup d’amour.Gabriel vacilla.— Arrête… murmura-t-il.— Ne fais pas ça.La Souffrance se dressait devant lui, immense maintenant, ses contours ondulant comme une marée noire.Mais au centre de cette masse d’ombre, un visage se forma lentement.Celui d’Elena.Ses traits étaient parfaits… trop parfaits.Ses yeux brillaient d’une tristesse dévorante.— Pourquoi tu me regardes comme ça ? demanda la Souffrance avec sa voix.— Tu n’es pas content de me retrouver ?Gabriel secoua la tête, des larmes brûlant déjà ses yeux.— Tu n’es pas elle.— Tu ne seras jamais elle.Le sourire d’Elena se fendit légèrement, laissant apparaître quelque chose de plus s
Le monde mental se vida d’un son, comme si l’air lui-même se retirait après un cri trop puissant. Gabriel resta immobile un instant, la main encore tendue vers le vide où Elena avait disparu. Son poignet saignait d’une lueur blanche, la marque de la fissure qui s’était refermée sur lui. Mais il ne sentit rien. Il ne voyait que l’endroit où elle avait été. — El… Elena… Sa voix s’étrangla. L’Ombre s’approcha, le visage plus sombre qu’il ne l’avait jamais vu. — Elle l’a prise… murmura-t-elle, murmurant presque pour ne pas le briser davantage. — La Souffrance l’a absorbée. Elle l’emmène dans son noyau. Gabriel se tourna vers elle, ses yeux brûlant d’une détresse féroce. — Alors emmène-moi là-bas. Maintenant. L’Ombre secoua lentement la tête. — Tu ne comprends pas. — Le noyau n’est pas un endroit… c’est une chute. — Un espace où elle stocke les émotions brutes, celles qu’Elena n'a jamais voulu affronter. — Si tu y plonges sans être préparé, elle te détruir
La Souffrance se jeta sur lui comme une bête libérée. Un hurlement muet traversa l’espace, mais Gabriel ne put distinguer aucun visage, aucune expression, seulement une masse ondoyante, noire, qui semblait absorber la lumière autour d’elle. Quand elle toucha son torse, ce ne fut pas un impact — ce fut un effondrement. Comme si quelque chose tentait d’entrer en lui. Il suffoqua. La douleur fut immédiate, viscérale, brûlante. La Souffrance s’étirait en lui, se faufilant dans sa poitrine, dans ses côtes, dans ses souvenirs. Elle cherchait à fusionner. — NON ! cria Gabriel, mais aucun son ne sortit vraiment. Son esprit résonna à la place, violent, fragmenté. La Souffrance le cloua au sol blanc qui pulsait sous eux. Il sentit des vagues entières d’angoisse l’engloutir : La peur de perdre. La peur d’être abando







