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« Tu devras te comporter admirablement », m'avertit mon père en se dirigeant vers son bureau ; ses yeux étaient cerclés de noir et ses cheveux, d'habitude impeccables, trempaient la nuit blanche qu'il venait de passer. Je fis un pas vers lui en retenant un soupir. Je savais pourquoi il n'avait pas dormi : nous avions perdu un membre de la meute récemment, et l'anniversaire de la mort de maman approchait, lourd et menaçant.

— Qui vient, Alpha ? demanda Andrew d'une voix mesurée, toujours poli même face à l'autorité paternelle. Il sera notre chef un jour, et j'espérais le voir prendre le relais.

— Jamais il ne sera meilleur que papa, renchérit Emma, ma louve, d'un ton sec.

Mon père prit un instant, massant son front avec les doigts comme pour chasser la douleur. La vue de sa fatigue me serra la poitrine ; je détestais le voir si diminué.

— Les deux Alphas de la meute de Bloodmoon ? dit-il enfin, la voix basse, nette. Un frisson le parcourut malgré son calme, comme si la colère et la crainte luttaient sous sa peau.

Un silence tendu plana, bientôt rompu par l'explosion de voix de mes frères. Daniel se leva, les poings crispés.

— C'est quoi ce délire ? s'exclama-t-il, la colère tremblant sous chaque mot.

Harry, le plus jeune, prit un ton complètement opposé, presque paniqué.

— Ils ne peuvent pas venir ici. Ils nous tueront.

Sa respiration se fit plus brève, il tenta d'étouffer l'angoisse qui marquait son visage.

Andrew resta assis, l'air plusieurs secondes absent avant de retrouver contenance. Il réfléchissait, évaluait, traçait mentalement une stratégie. Lentement, il secoua la tête et se redressa.

— Non, ils ne nous massacreront pas, dit-il avec autorité. Si ces deux-là veulent la guerre, nous leur ferons face.

Daniel et Mike échangèrent un regard, pesant la portée de ses paroles, puis la pièce se réveilla à nouveau sous un tonnerre d'exclamations et de plans d'attaque.

Je n'avais pas la force d'écouter leur querelle, alors je reportai mon attention sur notre père. Adossé, les bras croisés comme une armure, il regardait ses fils s'agiter, mais sa patience s'amenuisait. Andrew se leva aussi — signe qu'il allait intervenir — et je sus qu'il fallait que tout le monde se taise.

— Silence ! ordonna soudain mon père, et sa voix coupa les éclats. Ils se turent. — Ils ne viennent pas chercher la guerre. Ils viennent pour trouver leur âme sœur.

Ma poitrine se bloqua.

— Quoi ? balbutiai-je, incapable d'en croire mes oreilles. Ils ne peuvent pas. Non.

Les mots de mon père tournoyaient dans ma tête, impossibles à avaler. L'idée qu'on me livre, qu'on fasse de moi une récompense, me glaçait.

Emma, joyeuse, laissa échapper :

— J'espère que l'un d'eux sera mon âme sœur !

Elle semblait ravie, incapable de voir l'ombre qui me collait à la peau. Elle me coupa la parole, indifférente à mon malaise. L'an dernier encore, elle geignait d'impatience devant l'idée d'un compagnon ; moi, je ne partageais pas son empressement. Au fond, je souhaitais un compagnon — quelqu'un qui m'écoute, me protège — mais l'image d'un homme autoritaire, d'un loup incontrôlable, ou pire, du rejet, me paralysait. Quand maman vivait, elle savait calmer mes peurs : elle jurait que qui que ce soit, mon compagnon m'aimerait. Elle n'était plus là pour murmurer ces assurances.

Absorbée par mes pensées, je ne remarquai pas d'abord que mes frères s'étaient rapprochés, bouclier vivant autour de moi. Daniel posa la main sur mon épaule.

— On ne les laissera pas t'approcher, dit-il d'une voix ferme.

— D'accord, ajoutèrent les autres en chœur.

Un geste presque comique fendit mes lèvres : un sourire timide, touchée par leur instinct protecteur. Mais je refusais qu'ils se blessent pour moi si ces hommes s'avéraient être mes compagnons malgré tout.

— On pourrait te planquer en ville, proposa Andrew. Reste dans la cité quelque temps.

Son regard se perdit à nouveau dans l'élaboration d'un plan. L'idée de disparaître dans la foule humaine, loin de tout, m'attira. Daniel s'enthousiasma :

— Flick, on t'emmène à la ville humaine. Je prépare tes affaires, on part ce soir.

Harry se dirigea déjà vers la porte, décidé.

— Arrêtez. fit mon père d'un ton qui imposa à nouveau le calme. Sa parole, empreinte d'autorité, nous ramena tous au milieu de la pièce, têtes baissées. — Personne ne partira.

Il inspira, la voix plus douce. — Je suis désolé, Flicker.

Ma colère monta d'abord, brûlante : comment avait-il pu m'enfermer ici, m'empêcher d'être heureuse, puis m'implorer de le comprendre ? Je levai la tête, le défi sur le visage. Mais le défi se dissout en voyant ses yeux mouillés. Sa peine m'atteignit. J'inspirai profondément ; je savais, au fond, qu'il m'aimait.

— Les deux Alphas savent que j'ai une fille, expliqua-t-il. Se cacher ou fuir ne ferait qu'aggraver les choses. Ils deviendraient plus féroces, et la meute en paierait le prix.

Une image atroce m'assaillit : la meute réduite en lambeaux pour avoir tenté de me protéger. Mon estomac se contracta ; il avait raison. Je ne pouvais risquer ça.

Andrew s'approcha et posa une main sur mon bras. Sa voix fut un murmure rassurant, mais pleine de gravité.

— Ne t'inquiète pas. Je te protégerai.

Je sentis sa détermination comme un pansement sur mon angoisse. Pourtant, je cherchai à alléger l'atmosphère — à leur faire croire que tout irait bien.

— Elles ne seront pas mes compagnes, dis-je pour me convaincre autant que pour les convaincre. Il y a des milliers de femelles célibataires. La déesse de la lune ne serait pas assez cruelle pour m'associer à elles.

Ils acquiescèrent, mais leurs traits restèrent tendus. Notre père nous congédia, et à l'instant où la porte se referma sur nous, mes frères commencèrent à débattre stratégie de combat, à mesurer forces et faiblesses. Je suivis leurs voix en quittant la pièce, un murmure à mes oreilles : et si la déesse de la lune m'avait effectivement liée aux deux Alphas ? Cette pensée, mauvaise graine, s'insinua et refusa de partir.

Après la réunion, je me dirige immédiatement vers la maison de Kyle. À cet instant précis, il était la seule personne capable de me réconforter et d'apaiser mes craintes. Kyle et moi étions amis depuis que nous avions dix ans. À seize ans, j'avais secrètement espéré qu'il deviendrait mon compagnon ; cet espoir s'était effondré le jour où Emma ne l'avait pas reconnu. Je chasse cette image d'un mouvement de tête et slalome entre des enfants qui courent en riant. Un sourire me traverse, vite terni par la pensée qu'un jour je devrai peut-être tout abandonner pour un compagnon stupide. Je m'arrête un instant, me demandant si j'ai réveillé le dragon en moi — ou plutôt Emma — mais elle reste muette, comme si ma remarque ne l'atteignait pas.