Crystal.
J’arrête un taxi et donne ma destination. Le conducteur fronce les sourcils mais démarre sans rien dire. Quand il s’arrête enfin, je paie la course. — Mademoiselle… Ce quartier est dangereux. Je peux vous attendre si vous voulez ? Je lui adresse un sourire qui se veut rassurant. — Pas la peine...mais merci. Son regard me dit qu’il ne me croit pas. Peu importe. Je tourne les talons et m’enfonce plus profondément dans le quartier. Ici, je l’appelle le rayon des déchets : drogués à moitié conscients, vampires de troisième ordre, prostituées fatiguées sous les lampadaires, et parfois… des kidnappeurs en maraude. L’air sent l’alcool renversé, la sueur, le faux parfum et quelque chose de plus métallique : le sang, peut-être. J’arrive devant une porte qui s’ouvre automatiquement. La silhouette qui m’accueille, je la reconnaîtrais entre mille. — Salut, boss, lance William, le visage éclairé d’une fierté presque enfantine. — Salut, fiston, je réponds sur le même ton. Il fait un tique de dégoût sans faire d’histoire avant de se tourner vers les escaliers. Je lui m’emboîte le pas. En parlant d’histoire… Les humains, il faut leur reconnaître deux talents : se terrer dans leurs trous et résister comme des cafards. C’est peut-être pour ça qu’ils ont osé déclencher une guerre, il y a longtemps. Ici, c’est le cœur battant de la cour d’obsidienne, la machine à cache , la plus grande arène de combats clandestins et de paris de tout New York. Une branche ,le plus grand royaume de cafards des États-Unis. Et oui… j’ai toujours eu un faible pour les cafards. On grimpe les marches qui surplombent l’arène. Les clameurs montent d’en bas, mêlées aux cris des parieurs. Je passe par le centre de contrôle, où s’alignent écrans et registres, avant d’atteindre le bureau. William referme la porte derrière moi alors que je m’installe dans mon fauteuil. Je sors la carte et la lui tends. — Dis à Maryline de transférer sur un autre compte. Il hoche la tête, me tend le livre des comptes. Je le feuillette distraitement. Pas ce qui m’intéresse aujourd’hui. — J’ai entendu dire qu’on nous avait envoyé une nouvelle production ? — Oui. C’est prêt, et quelques acheteurs sont déjà là. — Alors pourquoi les faire attendre ? — Ils profitent des matchs. Je souris. En affaires, William sait ce qu’il fait. C’est pour ça que je peux me permettre de faire le tour du monde sans que tout s’écroule. Sur la table, un petit échantillon de poudre fluorescente et un fil gélatineux translucide. Deux drogues. L’une peut vous envoyer voir Dieu, l’autre le diable. Tout dépend de vos penchants ,mais l’effet est garanti, quelle que soit l’espèce. Le fil est la drogue préférée des vampires, le diable pur. La poudre, plutôt celle des loups, une sorte de divinité chimique… mais il arrive qu’ils échangent. J’écoute d’une oreille William conclure ses ventes. Les clients repartent chacun avec leur lot, visiblement satisfaits. Pas de gros poisson aujourd’hui. Je m’ennuie. Même les combats ne sont pas dignes d’intérêt ce soir : juste des types qui moulinent des bras comme des pantins ivres. — Vous vous ennuyez ? demande William. — Grave. Je croyais que ce serait fun, ce soir. Il hausse les épaules. L’ennui est contagieux. Je finis par me lever, bientôt le jour. Et en journée, cet endroit ressemble plus à un cloaque qu’à un empire. — Passe une bonne soirée, William. — Vous aussi, boss. — Appelle-moi maman, la prochaine fois. — Je t’ai pas encore arraché les entrailles. Il me tire la langue, et je descends les escaliers. Le trajet de retour prend plus longtemps que prévu. Les bouchons du matin à New York… une vraie malédiction. Arrivée chez moi, je me débarrasse de mes vêtements, m’affale sur le canapé. À peine installée, j’entends le cliquetis d’une serrure crochetée. En un geste, je saisis mon “bébé”, mon arme, planquée toute la nuit contre ma peau. Je désactive la sécurité, prête à tirer… La porte s’ouvre sur une petite tête brune. Tamara. Elle hurle en voyant le canon braqué sur elle. — Tu voulais me tuer, c’est ça ?! — Qui croche la serrure des autres pour entrer ? — Moi. T’allais pas m’ouvrir si je frappais. — Pas tort, dis-je en rangeant mon arme. — Alors, quoi de neuf ? me demande-t-elle, sourire lumineux, annonciateur d’ennuis. — J’ai comme l’impression que j’ai oublié quelque chose… — Tu as oublié quel jour on est. Je fronce les sourcils. — On est en septembre… Ah. Mon anniversaire ? Elle bondit presque au plafond. — Crystal, tu remets ce jean et ces escarpins. On va faire du shopping. Tu as vingt-et-un ans aujourd’hui ! Pas de négociation possible. Je soupire, enfile le fichu jean et la suis jusqu’à sa voiture : une Lamborghini customisée, modèle vampirique repeint en bleu nuit. La perfection mécanique. Sa présence dans notre “ruche” attire immédiatement les regards. Nous montons à bord. — Premier arrêt : salon de coiffure, dis-je en désignant ma tignasse. — Déjà en haut de ma liste. Elle écrase l’accélérateur, et nous filons vers le meilleur salon des “quartiers de jouvence” de New York. Premier escale : le meilleur salon de la ville et le centre de tous les ragots imaginables. Ici, on sait à l’avance qui a couché avec qui, et qui a perdu sa chemise en soirée. Monika, la patronne, s’occupe personnellement de moi, entre deux potins. Sous ses mains expertes et toutes ses machines, ma crinière devient soyeuse, fluide comme de la soie. — Monika, t’es la meilleure, dis-je en effleurant mes cheveux. — Avec ce que tu me paies, ma belle, je peux même te faire pousser de l’or sur la tête. Je souris… jusqu’à ce que Tamara me claque une tape sur les fesses. — Tamara ! — Quoi ? Tu as vingt-et-un ans, faut bien que ce cul soit fêté un jour ou l’autre — C’est ton anniversaire ? demande Monika, suivie d’un chœur de filles. Je hoche la tête, résignée. — Et vous savez quoi ? lance Tamara avec un sourire carnassier. Il lui faudrait un type bien viril pour ce soir. Elles rient, et en quelques secondes. Certaines imitent des déhanchés suggestifs, et je me retrouve au milieu d’un pseudo club de striptease improvisé. En moins de quinze secondes, Tamara me cale dans un fauteuil et organise un “casting” pour ma première fois. Non… ce n’est pas que je tienne à ma virginité comme à un trésor. C’est juste que j’ai horreur des fluides corporels étrangers. Après mon premier baiser, j’ai dû me droguer pour oublier que j’avais avalé la salive d’un autre. Rien de glamour là-dedans. Tamara me présente quatre photos d’hommes “potentiellement virils” pendant que je sirote mon mojito. — Lui, c’est Alfonso. Yeux bleus, physique correct, équipement… moyen. Parfait pour une première fois. — Moche. Elle passe à un autre, taillé comme un colosse. — Lui, c’est Reo. Seize à dix-sept centimètres, selon… — Pas intéressée. Même réaction pour les suivants. — Sérieusement ? Même les vampires, tu refuses ? Ils sont beaucoup plus sensuels que la moyenne. — Pas envie de coucher avec un type que tout New York a probablement déjà eu. Et encore moins avec quelqu’un dont vous connaissez la taille exacte. Elles soupirent comme si mon hymen était la plus grosse crise humanitaire du moment. — J’ai peut-être une idée, lance une cliente. Ce soir, il y a une fête hyper élitiste dans le 17e… Vous pourriez y entrer. Tamara rit. — Elle ? Aucune porte ne lui résiste… sauf peut-être à Manhattan. — Alors c’est décidé ! crie Monika. Ce soir, tu traverses la berge… et n’oublie pas : mesure son entrejambe ! Je ne peux m’empêcher de rire. Elles sont obsédées par les queues. Nous nous étions arrêtées à la meilleure terrasse du coin, le soleil sur nos visages, un parfum de café et de pain grillé dans l’air. Les verres tintaient autour de nous, et la brise tiède faisait voler quelques mèches de mes cheveux. — Alors ? demandé-je à Tamara en mordant dans mon croissant. Ça avance de ton côté ? — Côté affaire , nickel. Mais… j’ai pas eu de mission depuis un moment, alors je m’ennuie. Je plisse les yeux, amusée. — Tu t’ennuies pas… tu baise. Elle éclate de rire. Tamara possède l’un des plus grands bordels de Vegas. Elle adore cette ville parce que, selon elle : “ça sent le cuir et la cire”. C’est une fan absolue des hommes en costume-cravate , surtout quand ils ont le portefeuille assorti. — J’ai même besoin d’approvisionnement. Mon stock est fini, ajoute-t-elle en haussant un sourcil suggestif. Elle parle de mes deux “bébés”. — Va voir William, lui soufflé-je à voix basse. — Il est devenu très avide ces derniers temps. — Il est né comme ça Elle me lance une moue boudeuse, et je ne peux pas m’empêcher de rire. Après un déjeuner, direction le spa, puis le shopping. Les rayons débordent de robes, chaussures et sacs à main. J’ai l’impression que mes yeux ne savent plus où se poser. Tamara, grâce à son réseau de renseignement , confirme que la fameuse fête aura bien lieu… mais c’est une entrée privée. Il va falloir relever la barre pour y pénétrer. J’essaie robe sur robe, sans trouver celle qui me convient. L’une me plaît, mais elle laisse voir ma tache de naissance : une zone d’ombre qui court de mes côtes jusqu’à mon dos. J’avais testé toutes les crèmes, tous les sérums contre l’hyperpigmentation. Rien n’avait jamais marché. Alors je la cachais. Toujours. — Tamara, ça va pas le faire, dis-je en lui montrant la tache. — C’est sexy… mais pas pour ce soir. Attends, je vais faire un tour. Elle disparaît entre les portants. Je reste seule dans la cabine, glissant mes mains sur cette marque. Tu fais partie de moi, mais il faut que je te cache. Dans mon métier, quand on enfile plusieurs identités comme on change de chemise, il ne faut aucune singularité. Les rideaux s’ouvrent brusquement, et Tamara me lance une robe. — Celle-là, c’est à la vie à la mort. Une vendeuse m’aide à l’enfiler. Le tissu violet épouse mes formes, masque parfaitement ma tache et affine ma silhouette. — Elle vous va à ravir, madame, dit-elle avec un sourire professionnel. Je tire le rideau. Tamara applaudit. — On ne change plus, t’es devenue grave sexy là-dedans. — Toi, va te chercher ta tenue. — Votre Altesse, j’ai déjà la mienne. Elle ressort quelques minutes plus tard dans un décolleté qui épouse ses formes à la perfection. — Alors ? — Comme une vieille peau qui approche de la trentaine. — Méchante petite fille. On file au rayon chaussures : talons couleur chair de 12 cm pour moi, et les semelles rouges pour elle. Puis, passage par la joaillerie : boucles d’oreilles en pierres précieuses et bracelets pour moi. Nous voilà prêtes à affronter une bande de dégénérés… et, peut-être, pour que je prenne un peu de plaisir.Après tout, on ne s’infiltre pas dans une soirée privée comme une ombre mal habillée.Crystal. Je suis allongée sur un lit médical, les draps rêches froissent sous ma peau. L’odeur stérile de désinfectant pique mes narines, me rappelant à chaque inspiration que je suis sous surveillance. Le médecin s’approche, son stéthoscope glacé contre ma peau, et je retiens un frisson. J’ai dû inhiber un autre calmant pour passer cet examen, priant intérieurement pour que rien ne trahisse ce que j’ai dans le sang. Heureusement, la plupart des produits de Chrome échappent aux analyses classiques… du moins, je l’espère. Ses doigts appuient doucement sur mon abdomen, puis il tend l’oreille à mes battements de cœur. Un pincement d’angoisse traverse ma poitrine : et s’il découvrait quelque chose ? Son regard reste impassible, mais je sens chaque seconde s’étirer, lourde comme une pierre. — Allongez-vous sur le ventre, dit-il calmement. Je m’exécute, le cuir froid de la table colle à ma peau. Ses mains pressent un instant, puis se retirent aussitôt. Sans un mot, il retourne vers so
Norman Je serre une dernière fois ma grand-mère contre moi. Son sourire brave dissimule mal son chagrin : elle souffre davantage de me voir sans âme sœur que de son propre âge. Je lui rends un sourire tendre, mais ce soir, je n’ai pas les mots. Pas la force.Ray prend le volant. La voiture franchit à peine le portail de la résidence que je lui demande de s’arrêter. Ma voix est plus ferme que je ne l’aurais voulu.— Je vais rentrer par mes propres moyens, dis-je en récupérant mes affaires dans ma poche.Il hoche la tête, respectueux, et redémarre. Dans la voiture qui passe derrière lui, je croise le regard inquiet d’Emma posé sur moi lorsqu’elle a croisé ma silhouette au bord de la route ,lourds de questions qu’elle n’ose pas poser.Je reste seul quelques instants, immobile, la tête offerte au vent frais. Mon corps réclame la délivrance, je cède. Mes os craquent dans un bruit sourd, déchirant, et un hurlement m’échappe malgré moi, arraché du plus profond de mes entrailles. Je me plie
Norman Un soupir m’échappe tandis que mes yeux restent fixés sur la porte, comme si elle pouvait encore s’ouvrir et me livrer une réponse.Pourquoi, parmi tous les représentants possibles, fallait-il que ce soit elle ? Crystal.Vingt-quatre heures. J’avais réussi à ne plus penser à elle pendant vingt-quatre foutues heures. Un exploit en soi.Et voilà qu’elle s’impose de nouveau à mon esprit ,une épine impossible à ignorer.Le vibrement familier de mon téléphone brise le silence. L’écran s’illumine : grand-mère.Un pincement serre ma poitrine. Voilà des jours que je n’avais pas eu de ses nouvelles. Peut-être, avec un peu de chance, m’apportera-t-elle une solution à l’un de mes problèmes les plus pressants.— Bonjour, mamie.Sa voix me parvient, douce et pleine de chaleur.— Bonjour, mon petit nounou… comment tu te portes ?— Je vais bien. Enfin… j’attends.Un léger rire s’élève de l’autre côté du combiné, chaud et familier.— Voilà un loup bien impatient… Je mène mon enquête. Cette nui
Crystal Habillée d’un tailleur deux pièces couleur cendre, les cheveux tirés en un chignon sévère, le maquillage trop terne pour masquer la fatigue, Anna Collins descend du taxi. Dans sa main droite, un gobelet de lait de soja encore tiède lui réchauffe les doigts ; dans la gauche, son sac, dont la lanière lui scie presque l’épaule. Son badge accroché à sa veste claque doucement sous les bourrasques du matin.Je monte les marches de l’immeuble d’un pas précipité. Le marbre froid sous mes talons résonne comme un métronome. Mon regard glisse sur ma montre : 7h23. Parfait, je suis dans les temps.À l’entrée, l’agent de sécurité m’accueille d’un sourire poli. Le parfum métallique du détecteur et l’odeur de cire du hall flottent dans l’air.— Bonne journée, madame Collins, dit-il après avoir vérifié mon badge.— Merci, monsieur Verne, je réponds avec un sourire de façade.À 7h30, je gagne l’ascenseur. Les portes se referment dans un soupir hydraulique. Quelques minutes plus tard, je desce
Assise dans mon salon, j’épluche chaque détail de la personnalité d’Anna Collins. Les vidéos d’elle défilent sur mon écran : son trajet quotidien, ses préférences, les livres qu’elle lit, où elle prend son déjeuner, la façon dont elle parle ; tout ce qu’il faut pour que je devienne elle. L’écran projette une lueur froide sur mes mains ; le popcorn oublié dans un bol commence à perdre son craquant. L’odeur de café froid flotte dans l’air, mêlée à celle, plus subtile, du parfum que je n’arrive pas encore à reproduire.Demain, il faudra que j’aille chez le coiffeur pour avoir la même coupe. Anna porte presque toujours ses cheveux en chignon serré, lisse comme la raie d’une secrétaire administrative modèle. Elle n’a apparemment aucune vie en dehors du travail ,juste un chat, Mano, mort il y a un mois. Cette banalité m’ennuie autant qu’elle m’apaise : il y a de la perfection dans l’ennui calculé.Fatiguée de lire la vie d’Anna, j’envoie un message à Travis. J’ai envie d’une virée à moto et
Crystal— Sérieux, Cry… dis-moi que t’as pas ouvert tes cuisses à ce petit toutou, commente Tamara en arquant un sourcil moqueur.Elle a forcé ma serrure comme si c’était la porte de sa chambre, s’est effondrée sur mon lit pour décuver et en profite, évidemment, pour me rappeler à quel point j’ai été conne de pas avoir couché avec Norman.— … en plus, c’est le premier mec avec qui tu ne grimpes pas un « ses fluides me répugnent » mais toi… toi tu fais ta sainte.Je lui arrache le pot de glace des mains, celui qu’elle essayait d’ouvrir avec ses ongles vernis déjà écaillés. Voilà à quoi ressemble un déjeuner chez moi : glace, chips et céréales.Je mélange les trois à la cuillère, un gloubi-boulga sucré-salé, et laisse la glace fondre doucement pour enrober le reste. Y’a du lait pour mes céréales et des fruits planqués dans la glace qui se marient aux chips huileuses. Une alchimie grotesque, mais révolutionnaire à mes yeux.— Tamara, il voulait pas me dépuceler. Il disait que c’était pré