Chapitre 6

« Non. »

Kylian a nié sans même réfléchir.

Tomber amoureux d'une petite sourde ?

Ça, c'était impossible, pas dans cette vie ni dans une autre.

Delphine allait encore insister, mais il l'a coupée d'une voix lasse :

« Ça suffit, maman. Je n'aime pas Aceline, c'est vrai, mais je n'ai jamais envisagé de divorcer. »

« Mais qu'est-ce que ça veut dire ? »

Les yeux de Delphine se sont écarquillés, son visage se crispant sous le choc.

« Kylian, tu comptes vraiment passer ta vie avec cette petite sourde ? Et notre nom, le prestige de la famille Benneteau, tu t'en moques ? »

Il a esquissé un sourire amer.

« Au départ, j'ai épousé Aceline POUR SAUVER la face des Benneteau, non ? Et maintenant qu'on me critique pour ça ? »

« À l'époque, c'était ton grand-père qui t'avait force la main. Maintenant qu'il ne peut plus rien imposer, tu n'as plus besoin de sacrifier ton bonheur pour une petite sourde. »

Delphine s'est levée, a traversé la pièce, et lui a tapoté l'épaule avec douceur, comme pour ancrer ses mots.

« Kylian, ton bonheur, c'est à toi de le saisir. Ne te laisse pas enfermer dans une morale qui ne sert à rien. »

Kylian s'est tu.

Un long silence a rempli la pièce.

Ce n'est qu'au bout d'un moment qu'il a soufflé, très calme :

« Je sais. »

Il n'a rien ajouté.

Il s'est simplement dirigé vers la porte et il est parti.

-

Il a roulé jusqu'à la villa Mont-Rive.

La grande bâtisse était, comme la veille, plongée dans un noir silencieux : pas une seule lumière, pas une silhouette familière, rien d'autre que le vide.

En montant les marches, il a défait les boutons de sa chemise d'un geste agacé, cherchant presque à respirer.

Il est entré dans la chambre principale.

Et son regard est immédiatement tombé sur les morceaux éparpillés du portrait de mariage.

Julie avait voulu les ramasser ce matin, mais il l'en avait empêchée.

Kylian voulait qu'Aceline revienne d'elle-même, qu'elle recolle la photo avec ses propres mains, qu'elle la raccroche au mur, suppliante, prête à reprendre sa place de « madame Benneteau ».

Il avait vraiment cru qu'elle rentrerait ce soir.

Mais non.

Non seulement elle n'était pas revenue, mais elle ne lui avait même pas envoyé un seul message.

Déjà irrité, il a senti une vague d'émotion le traverser, de plus en plus violente, au point qu'il avait presque envie de frapper quelque chose.

Il a balancé sa veste sur le canapé, a tiré une cigarette, l'a allumée, et après une longue bouffée, il a pris son téléphone pour appeler son assistant, Olivier Prejean.

Olivier a décroché très vite.

« Monsieur, vous avez besoin de quelque chose à cette heure ? »

« Elle est où maintenant ? »

« Pardon ? »

Olivier n'a pas tout de suite compris.

Kylian l'appelait en pleine nuit… pour lui demander… où était sa propre épouse ?

C'était complètement absurde.

Aceline était d'habitude docile comme un automate, incapable de causer des ennuis. Même quand elle contrariait Kylian, il ne lui accordait jamais un vrai regard.

Personne ne prêtait attention à son quotidien.

Kylian a senti lui-même que c'était étrange de le demander à son assistant à cette heure.

Sa voix s'est un peu adoucie, plus contenue :

« Elle est fâchée contre moi depuis quelques jours. Appelle-la. »

« Euh… ? »

Olivier était stupéfait à nouveau.

Aceline, fâchée ?

… Aceline était fâchée contre Kylian ?

Et notre Président Kylian voulait Olivier son assistant appeler sa femme à cette heure ?

Quand Olivier a enfin retrouvé ses esprits, il s'est empressé de s'excuser :

« Pardon, Monsieur… je… j'étais juste un peu choqué. Comptez sur moi, je vais la retrouver. »

« …Non, pas besoin. J'ai changé d'avis. »

Kylian a tiré doucement sur sa cigarette, a expulsé un anneau de fumée, le regard perdu dans le vide.

Puis il a lâché d'un ton glacial :

« Tu lui diras que si elle ne revient pas dans trois jours… elle ne revient plus jamais. »

Olivier a acquiescé sans hésiter :

« C'est noté, je lui transmettrai demain matin. »

Il a compris.

Le président avait sa fierté.

Jamais il n'allait appeler sa femme lui-même pour la supplier de rentrer.

…

Ces années-là, même sans emploi fixe, Aceline avait continué à dessiner pour Chloé, elle avait toujours aidé Chloé à concevoir des modèles, alors, reprendre son poste n'était pas compliqué.

Ce matin-là, elle a enfourché son petit scooter électrique. Dès qu'elle a tourné dans la rue du studio, elle a aperçu, de loin, Olivier planté devant la porte, les mains croisées dans le dos, manifestement en train de l'attendre.

Elle a freiné doucement, retiré son casque.

« Madame, Monsieur Benneteau m'a demandé de vous transmettre un message. »

Olivier travaillait auprès de Kylian depuis cinq ans, avec Aceline, il avait toujours été poli, presque respectueux.

« Monsieur Prejean, je vous écoute. »

« Euh… »

Il semblait gêné, mais il a livré le message sans se tromper :

« Monsieur m'a chargé de vous dire que, si vous ne rentrez pas à la maison d'ici trois jours, il ne vous sera plus nécessaire d'y revenir. »

Aceline s'y attendait : elle savait qu'il ne viendrait jamais lui-même.

Elle est restée silencieuse deux secondes, le visage très calme.

Puis elle a répondu doucement :

« Pouvez-vous dire à Monsieur Benneteau que je lui ai laissé les papiers de divorce ? Ils sont sur la table basse, dans la chambre. »

« …Pardon ? »

Olivier est resté bouche bée.

Un divorce ?

Et en plus, c'était Aceline qui l'avait laissé là ?

Il n'était pas sûr de l'avoir bien entendu.

Aceline n'a rien ajouté.

Elle lui a adressé un petit sourire poli, presque cordial, puis elle est entrée dans le studio sans hésitation.

…

Olivier est retourné à la Villa Mont-Rive pour faire son rapport.

Il s'est tenu bien droit devant Kylian et lui a répété les paroles d'Aceline avec le plus grand sérieux. À la fin, il a hésité, puis a demandé d'une voix prudente :

« Monsieur… avez-vous besoin que j'aille vous chercher les papiers du divorce ? »

En levant les yeux, il a enfin vu la tête de Kylian : le visage noirci comme un ciel d'orage.

« Euh… tout va bien, Monsieur ? Quelque chose ne va pas ? Vous allez bien ? »

« Très bien. Je ne suis pas sourd. »

La phrase a fusé, crachée entre ses dents.

Bien sûr qu'il avait vu le document. Cet accord, posé en évidence sur la table basse -comment aurait-il pu l'ignorer ?

Il l'avait même déjà déchiré en mille morceaux.

Voyant son patron si sombre, si tendu, Olivier a tenté :

« Monsieur… puisque Madame accepte de divorcer, vous devriez être content, non ? »

L'expression de Kylian s'est encore assombrie.

Tout le monde pensait qu'il devrait être soulagé.

Mais lui… pas du tout. Pas une seconde.

« Tu crois que je devrais être content ? »

« Euh… »

Olivier a réalisé : se faire quitter par une sourde, c'était humiliant.

Il s'est rattrapé tout de suite :

« Monsieur, je suis certain que Madame ne veut pas vraiment divorcer. Elle vous teste, c'est tout… une petite stratégie. Elle veut vous faire réagir. »

Il a ajouté, très sûr de lui :

« À mon avis, avant trois jours, elle sera rentrée. »

Kylian s'est un peu détendu.

Parce que lui aussi le pensait.

Mais personne n'avait imaginé que trois jours passeraient aussi vite.

Trois jours plus tard.

La « stratégie » d'Aceline n'avait toujours pas pris fin.

Elle ne rentrait pas.

Pas un appel, pas un message.

Au début, Kylian n'y avait pas prêté attention.

Puis, petit à petit.

L'irritation l'a gagné.

Tout l'agaçait, le mettait hors de lui.

Ce matin-là, incapable de trouver la cravate bleu nuit qu'il voulait absolument porter, il a envoyé valser la corbeille à déchets d'un coup de pied. Le conteneur a glissé sur le sol et a fini sa course plusieurs mètres plus loin.

Julie, paniquée, s'est figée sur place, tremblante.

Elle n'avait pas d'autre choix que de souffler timidement :

« Monsieur… peut-être devriez-vous appeler Madame… C'est elle qui s'occupe toujours du dressing, d'habitude. »

Le refus de Kylian était déjà sur le bout de sa langue.

Mais le premier mot s'est bloqué, coincé dans sa gorge.

Finalement, il a marché jusqu'aux grandes baies vitrées, la main sur la hanche, l'autre serrant son téléphone.

Une semaine.

Ça faisait une semaine qu'Aceline avait quitté la maison.

Et c'était la première fois qu'il l'appelait.

Aceline a décroché très vite.

Kylian a laissé glisser un sourire satisfait.

Voilà. Elle joue les fortes, mais elle attendait mon appel, comme d'habitude.

Madame Benneteau, vous jouez très bien à faire semblant de m'échapper… mais attention à ne pas aller trop loin.

Aceline était en train de changer de chaussures dans l'entrée.

Elle s'est figée en entendant sa voix.

Puis elle a repris son geste, sereine, presque indifférente.

« Monsieur Benneteau, vous m'appelez si tôt… il y a un problème ? »

Son ton était étonnamment calme.

Kylian ne s'y attendait pas du tout.

Son sourire s'est éteint.

« Je voulais savoir où tu as rangé ma cravate bleu nuit. »

« Toutes les cravates sont dans la boîte à cravates, Monsieur Benneteau. Si vous ne la trouvez pas, Julie peut vous aider. »

Aceline a poussé la porte d'entrée, est sortie, et a vu l'ascenseur se refermer.

Elle s'est précipitée :

« Excusez-moi, attendez ! »

Les portes se sont rouvertes.

Elle s'est glissée à l'intérieur et a soufflé :

« Merci, monsieur. »

Même à travers le téléphone, sa voix semblait légère, presque joyeuse.

Quelque chose s'est crispé dans la poitrine de Kylian.

« Aceline ! »

Il a grondé son nom, furieux sans comprendre pourquoi.

L'heure de pointe battait son plein, l'ascenseur était rempli.

Aceline s'est calée contre un coin, puis a repris :

« Monsieur Benneteau, vous avez autre chose à me dire ? »