Chapitre 8

Aceline avait prévu de faire des heures supplémentaires ce soir-là.

Mais Chloé l’a attrapée par le bras et l’a tirée de son bureau d’un geste décidé, les yeux pétillants d’une énergie contagieuse.

« Allez, viens ! Je t’emmène te changer les idées. »

« Où ça ? » a demandé Aceline, un peu réticente, les yeux encore accrochés sur l’écran.

« J’ai entendu dire qu’il y a un feu d’artifice spectaculaire au bord de la Seine ce soir. On y va, ça te fera du bien. »

« C’est surtout toi qui veux y aller, non ? »

Aceline a hésité, rangeant ses crayons et ses croquis avec une lenteur délibérée, comme si chaque mouvement lui coûtait. Elle n’avait pas vraiment envie de sortir, préférant se noyer dans le travail pour oublier les tourments qui la rongeait.

« Bah, c’est pareil ! Allez, bouge-toi, ma belle. »

Aceline a secoué la tête avec un sourire résigné, tout en fermant son ordinateur portable d’un clic sec. En ramassant ses affaires, elle a jeté un regard amusé à son amie :

« Maintenant, je comprends pourquoi après trois ans, le studio est toujours en mode survie. »

Chloé a éclaté de rire, balayant l’air d’une main nonchalante.

« Oh, arrête avec ça ! Le travail, c’est juste un assaisonnement dans la vie. L’important, c’est de vivre pleinement. On n’a qu’une existence, autant la passer à s’amuser, non ? »

« Oui, oui, tu as raison, comme toujours ! »

Aceline a hoché la tête en riant doucement, un rire qui sonnait un peu forcé, mais sincère dans son affection pour Chloé.

À vrai dire, Aceline enviait son amie.

Chloé n’a pas grandi dans une famille très riche, mais elle a eu des parents et un grand frère qui l’adoraient, et personne ne la forçait à quoi que ce soit.

Elle était entourée d’amour vrai, inconditionnel. Personne ne la forçait à rien : ni à se marier, ni à sacrifier ses rêves pour des obligations sociales. Elle travaillait quand l’envie la prenait, paressait chez elle quand le moral flanchait. Tant que ses revenus suffisaient à son train de vie simple, elle était heureuse.

Et si elle ne se mariait jamais ? Sa qualité de vie resterait la même : libre, insouciante, joyeuse.

Une existence simple, libre, heureuse.

Pour Aceline, c’était un mirage inaccessible, un rêve lointain qu’elle contemplait avec une pointe de mélancolie. Dans sa vie à elle, il n’y avait que des ombres : un père malade, alité depuis des années, une mère égoïste et opportuniste qui ne voyait en elle qu’un pion pour redorer le blason familial, un frère complice de ces manigances, un mari qui ne l’aimait pas, et un fils qui la rejetait sans le savoir, manipulé par les autres.

Cette amertume lui serrait le cœur comme un étau, rendant chaque respiration un peu plus lourde.

Ce soir-là, même le feu d’artifice perdait de son éclat à ses yeux.

Chloé a expliqué avec enthousiasme que ce spectacle combinait des drones lumineux à des explosions pyrotechniques, c’était un inédit, une féerie technologique qui illuminerait le ciel comme jamais.

Autour d’elles, la foule massée au bord de la Seine poussait des exclamations admiratives, des « oh » et des « ah » émerveillés qui montaient en crescendo avec chaque bouquet.

Mais pour Aceline, c’étaient juste des feux d’artifice : éphémères, brillants un instant pour s’éteindre dans le noir, laissant un vide plus profond encore. À quoi bon tant de beauté si elle s’évaporait en fumée ?

Pour ne pas gâcher la joie de Chloé, qui sautillait sur place comme une enfant, les joues rougies par le froid nocturne et l’enthousiasme, Aceline a forcé un sourire surpris, les yeux écarquillés en feignant l’émerveillement, applaudissant aux moments clés.

Au climax du spectacle, quand les drones formaient des figures géantes dans le ciel – un cœur palpitant, une cascade d’étoiles filantes, elle a soudain entendu une voix enfantine derrière elle :

« Fleurs… jolies… marraine jolie ! »

Le son était noyé dans les acclamations de la foule, étouffé par les explosions colorées qui illuminaient la nuit parisienne.

Pourtant, Aceline l’a reconnu instantanément, son cœur se serrant comme un poing : c’était Villiers, son fils, avec sa voix fluette et joyeuse.

Aceline s’est retournée malgré elle, un mouvement instinctif, le souffle court.

Et là, à quelques mètres, séparés par quatre ou cinq rangs de spectateurs, elle les a vus : Kylian tenant Villiers dans ses bras, l’enfant gigotant d’excitation, et Élaine à ses côtés, rayonnante dans une robe élégante qui soulignait sa silhouette parfaite.

Ils formaient un tableau idyllique, une « famille » harmonieuse sous les lumières multicolores, plus éblouissants que les feux d’artifice eux-mêmes.

Élaine a pris la petite main de Villiers dans la sienne.

« Alors Vili aime vraiment les feux d’artifice ? C’est très joli, non ? on doit remercier papa de nous avoir emmenés ici, hein ? »

« Merci… papa ! » a gazouillé Villiers, avant de déposer un baiser sonore sur la joue de Kylian.

Kylian a éclaté de rire.

Une semaine seulement sans le voir, et le petit a semblé déjà plus rond, plus joyeux.

Évidemment : Élaine s’en est occupée à merveille.

Aceline était séparée d’eux par cette barrière humaine, anonyme dans la foule.

Ils ne l’avaient pas remarquée, trop absorbés par leur bulle de bonheur.

Et elle a voulu que ça reste ainsi.

Elle a voulu tourner la tête, faire semblant de ne rien avoir vu.

Mais en pivotant, ses yeux ont croisé ceux de Kylian, un regard fugace mais intense, comme un choc électrique.

Une nouvelle salve de feux d’artifice a explosé au-dessus d’eux, illuminant le bord de la Seine comme en plein jour, révélant chaque émotion nue sur leurs visages.

Lui, froid et distant, les lèvres pincées en une ligne sévère.

Elle, échevelée et vulnérable, les yeux brillants de larmes contenues.

Le temps s’est figé un instant, suspendu dans cette lumière artificielle, comme si l’univers entier retenait son souffle.

Autour d’eux, les feux d’artifice ont continué de pleuvoir, Villiers riait aux éclats, ses petites mains battant l’air, Élaine souriait aussi, radieuse, comme si tout lui appartenait déjà.

Quelqu’un a tiré Aceline par le bras, la ramenant à la réalité avec un sursaut.

Elle s’est tournée : Chloé, furieuse, les yeux lançant des éclairs.

« Reste ici, toi. Je vais lui arracher la main à cette garce. »

Aceline a suivi son regard : Élaine tenait toujours la main de Villiers, un geste si intime, si maternel, qu’il en était douloureux – comme une mère et son fils, une image parfaite qui excluait Aceline pour de bon.

« Arrête, ne fais pas de scène. » a soufflé-t-elle en retenant Chloé.

« Ce n’est pas toi qui me disais de lâcher ce nom de chien et de me concentrer sur ma vie ? Maintenant que moi je l’ai fait… c’est toi qui ne t’en remets pas ? »

Chloé est restée bouche bée.

« Allez. Regarde le feu d’artifice. » a murmuré Aceline en la tournant doucement vers le fleuve.