LOGINJonasLa porte se referme derrière moi avec une douceur mortelle. Le son du clic résonne dans la cage d’escalier vide, dans ma tête, dans ma poitrine. Je reste un instant immobile, une main sur la rampe froide, l’autre serrant mon manteau comme une bouée.Je t’aime, Sophie.Si. C’en était un.Ses derniers mots sont des lames tournoyantes dans le ventre de ma culpabilité. Elle a raison. Le mensonge par omission est le pire. J’ai protégé mon chaos, mon doute naissant, au lieu de lui offrir l’honnêteté qui était son dû. J’ai voulu comprendre seul, et dans cette quête égoïste, j’ai tout fracassé.Je descends les marches, lourdes, lentes. L’air de l’immeuble est tiède, renfermé. Dehors, le froid me gifle, un soulagement brutal. Je marche sans but, les mains enfoncées dans les poches, le regard fixé sur le trottoir que la neige ne cesse de redessiner.Je viens de perdre Sophie. La pensée est là, nette et glacée. Je viens de perdre la femme qui m’a offert un havre, une paix que je croyais dé
SophieLe silence dans la voiture est un bloc de glace entre nous. Il n’a pas fondu pendant le trajet de cinq minutes, il s’est épaissi, alourdi, jusqu’à devenir une présence physique. Jonas conduit, les mains crispées sur le volant à dix heures dix. Son profil est une falaise fermée. Il n’a pas dit un mot depuis que nous avons quitté la brasserie, après une discussion atrocement polie et vaine avec la serveuse pour régler l’addition.« Une vieille connaissance. » « Bizarre. »Les mots résonnent encore,creux et insultants. Pour elle, cette femme aux yeux de tempête. Pour moi. Pour ce que nous sommes censés être.Je regarde par la vitre. La ville défile, décor de carton-pâte sous son linceul de neige. Tout semble faux, soudain. Les guirlandes clinquantes, les vitrines illuminées, le sapin sur la place… une mise en scène pour une fête à laquelle je ne crois plus.Il se gare devant chez moi , chez nous, devrais-je dire, puisque j’ai passé les derniers mois à aménager cet appartement en p
JonasLa lumière crue du « Vieux Four » me frappe les yeux en même temps que la chaleur lourde, saturée d’odeurs de graisse et de sapin. Je tiens la porte à Sophie, un geste machinal. Son parfum léger, un nuage de pivoine et de coton propre, me suit. C’est l’odeur de ma vie actuelle. Saine, Apaisante.Je devrais être concentré sur elle, sur ce déjeuner de dernière minute avant les fêtes, sur le sourire qu’elle m’a adressé en sortant de la voiture, un peu timide, toujours. Mais mon esprit est ailleurs. Il est dans une maison froide, sur le parquet d’un salon, mêlé à l’odeur d’Élise , bois de santal et peau salée et à la mémoire cuisante d’un corps qui m’est à la fois étranger et plus familier que le mien.Sophie repère une table près de la fenêtre.—Là, Jonas, c’est parfait ?Je hoche la tête,un sourire automatique aux lèvres.—Parfait.Je l’aide à retirer son manteau. Mes doigts effleurent la laine fine de son pull. Elle frissonne, me sourit. Un petit frisson de bonheur domestique. Je
ÉliseL’amour ne disparaît pas. Il se transforme. C’est la première loi de la thermodynamique des cœurs brisés. Il ne s’évapore pas, il ne se dissout pas dans l’éther. Il change d’état. De la lave brûlante et destructrice, il se fige en une roche noire, lourde, au centre de la poitrine. Un noyau stable, indestructible, autour duquel tout le reste de ta vie gravite, en silence. Parfois, il entre en éruption. Souvent, il ne fait que peser.J’ai aimé Jonas hier. Je l’aime aujourd’hui. Je l’aimerai demain.Cette vérité est aussi simple et implacable que la rotation de la terre. Elle ne demande pas son avis. Elle ne se soucie pas de ses sentiments à lui, de Sophie, de l’alliance qu’il doit choisir au printemps. Elle EST.C’est un amour monolithique. Un amour orphelin.Et c’est cela, la torture. L’aimer, maintenant, dans cette cuisine où la lumière de midi est crue, alors qu’il est sûrement chez elle, ou chez sa mère, à reconstruire les morceaux de sa conscience après notre nuit volée. L’ai
ÉliseLa neige du matin a tout recouvert. Un linceul propre, vierge. Elle efface la trace de ses pas sur le trottoir, l'empreinte de son corps contre le mien dans le couloir. Elle ensevelit tout, sauf la mémoire. Surtout pas la mémoire.Je bois mon thé, trop chaud, en regardant par la fenêtre de la cuisine. Noé dessine à la table, ses petits pieds battant un rythme joyeux contre le bois de la chaise. Il chuchote pour ses personnages, une histoire de chevalier et de dragon. Sa vie est simple. Linéaire. Elle doit le rester.Mais moi, je suis dans les méandres. Depuis qu’il est reparti cette nuit, je suis revenue sept ans en arrière. Le présent est une plaie ouverte ; le passé est le sel qu’on y frotte.---Je ne savais pas que j’étais enceinte.C’est la première chose que je me dis, toujours. Une absolution que je me refuse, mais que mon cœur répète en boucle. Je ne savais pas.Quand je suis partie, il y a sept ans, c’était une affaire de fierté. Une fierté sèche, cassante, qui crissait
ÉliseJe m’écarte. Il entre, referme la porte derrière lui. L’obscurité du hall nous engloutit. Je ne distingue que la lueur de ses yeux, la pâleur de son visage.— Où est Noé ?— Il dort.Le nom de mon fils, dans sa bouche, dans l’intimité de cette nuit, est une caresse et un coup de poignard.— Bien.Il avance d’un pas. Je recule d’un pas. Nous jouons une danse silencieuse, prévisible, jusqu’à ce que mon dos rencontre le mur froid du couloir. Je suis coincée. Entre lui et le passé.Il pose une main de chaque côté de ma tête, n’effleurant pas le mur. Sa présence m’enveloppe, m’écrase, me protège.— Hier… commence-t-il.— Ne parle pas d’hier non plus.— Que veux-tu que je dise, Élise ? Que j’ai passé la nuit à marcher dans la neige en pensant à ton goût ? Que je suis allé voir ma mère ce matin et que je n’ai vu que ton visage ? Que ma fiancée m’a appelé et que sa voix m’a semblé venir d’un autre monde ?Chaque phrase est un coup. Je ferme les yeux.— Tu devrais partir. C’est de la fol







