Chapitre 1 : L’odeur de la nuit
Isis
Je rentre tard. Comme toujours.
La bibliothèque ferme à vingt heures, mais je reste souvent plus. Bien plus. C’est devenu une habitude. Un refuge. Quand les lumières s’éteignent peu à peu et que les derniers lecteurs s’évanouissent comme des fantômes, je respire enfin. Le silence me tient compagnie. L’odeur des vieux livres me rassure plus que les humains. Le cuir usé, les pages froissées, l’encre fanée : tout cela me parle, m’apaise. Le monde réel, lui, me glisse dessus. Je ne l’aime pas.
Il n’y a que cette lumière douce, tamisée, que je garde allumée jusqu’au dernier moment, comme une flamme qu’on veille. J’éteins à contrecœur, toujours en dernier la lampe au bureau de l’entrée. Et je tire la lourde porte de bois, comme on referme un sanctuaire.
Ce soir, l’air est moite. Chargé d’électricité.
Lourd. Étouffant.
Quelque chose pèse sur mes épaules. Un poids invisible. Une tension qui se glisse sous ma peau. Je secoue la tête. Ça va passer. L’angoisse n’est pas une étrangère — mais ce soir, elle a le goût du fer. Le goût d’un frisson ancien, presque viscéral, qui remonte le long de ma colonne.
Je prends à gauche, puis à droite. Les rues sont vides. Trop calmes. L’horloge sonne vingt-deux heures, sèchement, comme un avertissement. Mon pas résonne sur le pavé humide. Les lampadaires clignotent parfois. L’ombre des feuillages se tord sur les murs comme des doigts morts.
Je devrais marcher plus vite.
Je devrais rentrer.
Et puis je le sens.
Avant même de le voir.
Cette chaleur.
Ou plutôt, cette brûlure glacée.
Comme une morsure sans crocs.
Quelque chose me fixe. Intensément.
Je m’arrête. Tourne lentement la tête. Personne. Rien.
Mais mon cœur bat plus vite. Trop vite.
Ma nuque me picote, comme si un souffle s’y attardait.
Je sens mon chemisier coller à ma peau. La sueur est fine, presque imperceptible. Une alerte primitive.
Je ne suis pas seule.
Je reprends ma marche, plus vive. Les clés serrées dans ma main. J’essaie de ne pas courir. De ne pas donner de raison à l’ombre de me poursuivre.
Ma porte. Enfin. À quelques pas.
J’avance d’un pas. Deux. J’allais tendre la main vers la serrure quand…
— Tu ne devrais pas marcher seule, aussi tard.
La voix.
Grave. Sombre. Douce comme une caresse.
Mais trop proche.
Juste derrière moi.
Je me retourne d’un bond, le souffle coupé.
Il est là.
Droit. Imposant. Silencieux comme la mort.
Et beau à me faire oublier mon prénom.
Grand. Élancé. Un manteau noir, élégant, fendu par le vent. Une chemise sombre qui épouse un torse tendu sous la matière. Des cheveux noirs, mi-longs, qui encadrent un visage aux lignes nettes, presque irréelles. Une sculpture vivante. Et ces yeux.
Ses yeux.
Pas humains.
Un vert sombre, profond, abyssal.
Ils m’avalent tout entière.
Je ne peux pas détourner le regard. Mon souffle se suspend.
Et je comprends.
Il n’a pas besoin de parler. Je le sais.
Ce n’est pas un homme.
Pas tout à fait.
C’est une certitude gravée dans mes os, dans chaque battement affolé de mon cœur.
— Je… qui êtes-vous ? bredouillé-je, la voix brisée.
Il sourit. Lentement. Sans dents. Pas encore.
— Tu as une odeur singulière.
Je recule. Instinctivement.
Il avance. Un seul pas. Suffisant pour qu’il entre dans ma bulle, dans ma chaleur, dans ma peur.
Mais ce n’est pas de la peur. Pas seulement.
C’est autre chose. Plus trouble.
Une tension. Une chaleur basse dans mon ventre.
Un frisson interdit.
Il m’observe. De la tête aux pieds. Son regard s’attarde. Trop longtemps sur mes lèvres. Ma gorge.
Il me déshabille sans un geste.
— Tu ne cries pas, note-t-il.
— Je devrais ? soufflé-je.
Il penche légèrement la tête, amusé. Intrigué.
— Tu as peur. Mais pas assez. C’est troublant.
Il s’approche encore.
Ses doigts frôlent ma joue.
Un effleurement. Comme s’il goûtait ma peau sans la toucher vraiment.
Je retiens un frisson. Trop tard. Il l’a vu.
Son regard s’attarde à nouveau sur ma gorge nue.
Je sens mon cœur cogner contre mes côtes.
Il doit l’entendre. Le sentir. Le vouloir.
— Je ne devrais pas te laisser vivre, murmure-t-il.
Sa voix n’a pas changé. Toujours aussi douce.
Mais ses mots sont des lames.
Je devrais hurler. Le gifler. Fuir.
Mais je reste.
Je tremble.
Je brûle.
Ses lèvres s’approchent. Lentement.
Elles frôlent presque les miennes.
Je sens son souffle.
Il sent la forêt. La pluie. Le feu. Le sang.
Et quelque chose d’autre. Une faim.
Une envie si forte qu’elle me traverse, qu’elle me déchire.
Je ferme les yeux.
Je l’attends.
Qu’il m’embrasse.
Qu’il me morde.
Qu’il me prenne.
Mais il ne fait rien.
Il reste là.
Et souffle à mon oreille, si doucement que j’en tremble toute entière :
— Rentre chez toi, Isis.
Mon nom. Il connaît mon nom.
Quand je rouvre les yeux, il n’est plus là.
Le vide autour de moi est glacé.
L’air est revenu. Mais je suffoque.
Je reste là, seule, le souffle court, les jambes en coton, la peau en feu.
Le cœur battant.
Le ventre noué.
Le corps tendu vers une absence.
Et pour la première fois depuis longtemps…
je désire.
Pas un rêve.
Pas un fantasme.
Je désire cet inconnu aux yeux d’ombre.
Je désire le revoir.
Je veux sa voix, son regard, son souffle, sa présence.
Même si ça doit me brûler vive.
Chapitre 55 — Face aux prédateursISISLa ville file derrière la vitre de la voiture, grise et lourde comme un ciel d’orage.Raven conduit vite, une main posée sur le volant, l’autre crispée sur l’accoudoir. Son profil est dur, fermé.Je ne parle pas.J’ai peur que le simple fait d’ouvrir la bouche fissure ce silence qui nous protège.Mon ventre est un nœud.Je sens encore la chaleur de ses mains, la force de son corps contre le mien cette nuit, mais tout ça paraît déjà loin.Maintenant, il n’y a plus que le froid du monde réel. Le cabinet. Le jugement. Ces inconnus en costume qui décident si je suis crédible ou pas, si ma parole vaut quelque chose.— Tu trembles.Sa voix me tire de mes pensées.Il tourne un instant la tête vers moi. Ses yeux noirs me fixent, profonds.— Je suis là. Tu m’entends ? Je ne les laisserai pas te toucher.Je hoche la tête, incapable de répondre.J’aimerais croire que ça suffit. Que sa présence est un rempart.RAVENElle est pâle. Trop pâle.Chaque seconde m
Chapitre 54 — La riposte du sang et du feuISISJe croyais pouvoir respirer encore un peu.Après la nuit, après le feu de ses mains et de ses lèvres, je pensais que le matin aurait le goût de paix.Mais non.Le mail du cabinet pèse encore dans ma poitrine, comme une pierre.Chaque mot me rappelle que je ne suis qu’un pion dans leur jeu, une proie qu’ils veulent dépecer.Je regarde Raven.Il est déjà debout, en jean noir, torse nu, ses cheveux épars sur ses épaules.Il ne parle pas. Il tourne dans la pièce comme une tempête silencieuse.Ses yeux sombres fixent l’écran de mon téléphone avec une intensité presque animale.— Ils osent.Sa voix n’est plus un murmure. C’est un grondement.Je le vois attraper son manteau, son portable.Je devine ce qu’il va faire avant même qu’il n’ouvre la bouche.— Raven, attends…— Non. On ne va pas les laisser te piétiner une seconde de plus.RAVENLe mail tourne dans ma tête comme un poison.Remettre son témoignage en cause.Ils croient pouvoir salir sa
Chapitre 53 — Le retour du froid---ISISLe bourdonnement du téléphone déchire le silence comme une lame.Un son sec, métallique, presque cruel.Je ferme les yeux un instant, espérant que ça s’arrête, que le monde me laisse encore quelques secondes dans ce cocon fragile.Mais non. Ça continue. Insistant.Comme un doigt qui appuie sur une blessure encore ouverte.Je sens mes muscles se crisper, comme si mon corps tout entier savait que ce qui m’attend derrière cet écran n’est pas une bonne nouvelle.Je veux ignorer, repousser.Mais la vibration persiste, obstinée.Tu ne peux pas fuir.Je me redresse lentement, avec cette lourdeur qui n’est pas de la fatigue mais de l’angoisse.Chaque geste est difficile, comme si mes os avaient pris le poids de toutes les heures écoulées depuis l’audition.J’attrape le téléphone.Un mail.Une ligne. « Urgent suite à l’audition… »Mes doigts tremblent.Mon ventre se serre jusqu’à me donner la nausée.Je sens la chaleur de Raven encore imprimée sur ma
Chapitre 52 — Le feu qui rend vivantISISSes doigts glissent légèrement sur ma cuisse.C’est un contact simple, presque innocent.Mais en moi, c’est un séisme.Un déferlement de chaleur, une onde qui traverse mes nerfs et me fait frissonner jusqu’à la nuque.Je sens mon souffle s’alourdir, mon cœur battre plus fort, comme s’il cherchait à briser la cage de ma poitrine.Je le regarde.Il ne bouge pas.Il attend.Ses yeux sont sombres, brûlants, et je lis dedans une question muette : Es-tu prête ?Je ne réponds pas avec des mots.Les mots ne suffisent pas.Je prends sa main, la guide plus haut, sur ma hanche, comme une invitation que je n’avais encore jamais osé formuler.Je veux sentir sa chaleur là où la mienne s’est figée.Je veux qu’il me rappelle que je suis vivante.Que je suis plus qu’un souvenir abîmé.RAVENQuand ses doigts referment ma main sur sa hanche, je sens toute la tension de son corps.Elle tremble, mais ce n’est pas de peur.C’est une énergie brute, une pulsation qui
Chapitre 51 — Le corps qui tremble encoreISISLe silence est revenu, mais il n’est plus le même.C’est un silence qui s’infiltre, qui râpe la gorge.Un silence lourd, saturé de questions qu’on n’ose plus formuler.Je le sens dans la voiture, comme une troisième présence assise entre nous.Je regarde la vitre. Les lumières de la ville se reflètent, se déforment, glissent comme des cicatrices liquides. J’ai l’impression que tout est plus froid.Que les murs des immeubles respirent comme des couloirs d’hôpital.Que les voitures sont des machines d’oxygène.Que je suis un corps perfusé, branché à une réalité qui ne veut plus de moi.Je ne parle pas.Parce que si je parle, la voix se brisera.Et je ne veux pas. Pas encore. Pas maintenant.Je tiens trop à cette dernière parcelle de contrôle, même si mes doigts tremblent.RAVENElle est là, juste à côté, mais c’est comme si elle n’était plus vraiment là.Sa main est posée sur sa cuisse, crispée au point que ses phalanges blanchissent.Son s
Chapitre 50 — Quand la loi vous regardeQuand l’enveloppe est tombée dans la boîte, ce n’est pas le bruit qui m’a réveillée.C’est plus ancien. Plus profond.Quelque chose comme un pressentiment primitif.Un frisson dans le sang.Un avertissement sans mots.ISISJe l’ai vue avant même d’ouvrir la boîte.Elle était là. Blanche. Cartonnée. Lourde.Pas une lettre.Un verdict déguisé.Je n’ai pas crié. Je n’ai pas pleuré.Je me suis figée, clef à la main, dans l’entrée, comme si le monde s’était ralenti autour de moi.Je savais. Mon corps savait.Avant même que mes yeux lisent :> "CONVOCATION — PARTIE CIVILE""Présence requise""Instruction judiciaire — faits de nature criminelle présumée""Votre témoignage est requis sous serment"J’ai failli m’évanouir. Mais pas de peur.De saturation.C’est un mot qui colle à la gorge : convocation.Pas une demande.Un ordre.RAVENJe l’ai trouvée immobile. Dos au mur. Les jambes repliées, les mains sur les oreilles.Elle ne pleurait pas.C’était pire