Início / Mafia / À l'ombre de nos désirs / CHAPITRE 4 : L'ARCHIVISTE DE L'ÂME

Compartilhar

CHAPITRE 4 : L'ARCHIVISTE DE L'ÂME

Autor: Darkness
last update Última atualização: 2025-11-08 19:34:50

Éliane

Kaelan ne m’a pas convoquée dans la bibliothèque aujourd’hui. Il m’a ordonné de le rejoindre dans son bureau, une pièce que je n’avais jamais osé franchir. La porte, en acajou massif, semblait absorber la lumière. En pénétrant à l’intérieur, j’ai eu la sensation violente de transgresser un interdit sacré, de pénétrer dans le sanctuaire du dieu noir de ce lieu.

L’air y est différent. Plus lourd, saturé de l’odeur du cuir vieilli, du cognac et d’une cire rare qui ne parfume que l’obscurité. Il n’y a pas de livres poussiéreux ici, seulement des rangées de dossiers noirs, alignés avec une précision militaire sur des étagères métalliques. Une pièce qui ne sert pas à se souvenir, mais à classer. À posséder.

Kaelan est assis derrière un bureau dont la surface de verre épais reflète la lueur blafarde d’un ciel plombé. Il ne lève pas les yeux quand j’entre. Il est penché sur un document, un parchemin bien trop ancien pour être manipulé sans gants. Ses mains, aux doigts longs et aux articulations marquées, le touchent avec une familiarité qui me glace. C’est la caresse d’un propriétaire sur son bien le plus précieux.

— Asseyez-vous.

Ce n’est pas une invitation. C’est le déclenchement d’un mécanisme.

Je m’assieds sur la chaise en cuir rigide face à lui. Elle est basse, calculée pour que je doive lever les yeux vers lui. La position est immédiatement inconfortable, soumise.

Il repose le parchemin avec une lenteur délibérée. Puis son regard se lève et se fixe sur moi. Ce n’est plus le regard de l’homme qui me narguait dans la cuisine. C’est le regard de l’archiviste en chef, celui qui catalogue les choses, les événements, les personnes. Et je suis, à cet instant, le nouvel item de sa collection.

— Votre travail sur le fonds du XIXe est acceptable. Méticuleux. Mais terne. Vous classez des noms et des dates comme une machine. Je ne paie pas une machine.

Sa voix est plate, analytique. Une lame froide qui dissèque.

— Je fais ce pour quoi je suis payée.

— Vous vous trompez. Vous êtes payée pour me donner ce qui a de la valeur. Et la valeur n’est pas dans l’encre. Elle est dans les silences entre les lignes. Dans les mensonges que ces testaments cachent. Dans la peur qui a fait trembler la main du notaire.

Il se lève et vient se placer derrière moi. Je sens sa présence dans mon dos comme une pression atmosphérique, un poids qui menace de me faire imploser. Je reste immobile, le souffle court.

— Ce manoir, Éliane, n’est pas fait de pierres. Il est fait de secrets. Chaque pierre est une confidence étouffée. Chaque poutre, un pacte scellé dans l’ombre. Votre travail n’est pas de compiler des inventaires. Il est de m’aider à les déchiffrer. À comprendre l’architecture de la trahison, les fondations de la lâcheté.

Sa main effleure mon épaule. Un contact brûlant à travers le tissu de ma robe. Je sursaute, une décharge électrique parcourant tout mon corps.

— Vous voyez ? murmure-t-il, sa bouche si près de mon oreille que je sens le mouvement de ses lèvres. Votre corps, lui, comprend le langage non écrit. La peur. Le désir. La révolte. Il réagit aux vérités primitives. C’est cette réaction que je veux voir dans vos rapports.

Il fait le tour de la chaise et se place devant moi, me forçant à cambrer le cou pour maintenir son regard. Ses yeux gris sont deux puits sans fond où se noient toutes les lumières.

— Vous avez fui une vie médiocre pour vous réfugier dans le giron d’un monstre. C’est le premier secret que j’ai déchiffré sur vous. Le plus évident. Les autres… je vais les extraire. Lentement.

Il se penche, posant ses mains sur les accoudoirs de la chaise, m’emprisonnant.

— Aujourd’hui, vous allez travailler ici. Avec moi. Vous allez prendre ce parchemin, — il désigne le document sur son bureau —, et vous allez me dire ce que vous y lisez. Pas les mots. L’histoire qu’ils cachent. La saleté, la convoitise, la peur.

Je me lève, les jambes flageolantes, et je m’approche du bureau. Le parchemin est un acte de vente. Un transfert de terres. Je commence à lire à voix haute, ma voix tremblante.

— … cède et transmet à son fils aîné, pour la somme de…

— Arrêtez.

Sa main se referme sur ma nuque. Pas brutalement. Avec une autorité absolue. Ses doigts s’enfoncent dans ma chair, m’immobilisant. La chaleur de sa paume est un brandon.

— Regardez la signature. Voyez-vous la faiblesse dans le trait ? L’hésitation ? Le vieil homme savait qu’il condamnait son fils cadet à la misère. Il a signé avec la main d’un lâche. Vous ne le voyez pas ?

Je fixe la signature, les yeux embués de larmes de honte et de tension. Je ne vois que de l’encre.

— Je… je ne sais pas.

— Apprenez, alors. Apprenez à voir l’âme humaine étalée sur le papier comme un cadavre sur une table de dissection. C’est le vrai travail. Tout le reste n’est que bruit.

Il maintient sa main sur ma nuque, une possession tranquille et humiliante, tandis que je continue à lire, chaque mot un aveu de mon ignorance, de ma soumission. Sa cruauté n’est pas dans les cris ou les coups. Elle est dans cette rééducation forcée de mon regard, dans cette violation de mon intellect. Il ne veut pas briser mon corps. Il veut formater mon âme pour qu’elle ne voie plus que les failles, les faiblesses, les noirceurs. Comme lui.

Et le pire, la terreur qui me glace le sang, c’est que je sens que ça marche. Je commence à voir, sous les mots, l’ombre du vieil homme et sa lâcheté. Je commence à comprendre le langage silencieux de la corruption.

Et une partie de moi, une partie sombre et avide que je ne connaissais pas, trouve une forme perverse de beauté à cette plongée dans l’abîme.

Continue a ler este livro gratuitamente
Escaneie o código para baixar o App

Último capítulo

  • À l'ombre de nos désirs    CHAPITRE 11 : LA GEOGRAPHIE INTERIEURE

    ÉlianeLe silence après le départ de Richard Morel est plus éloquent que tous les discours. Il s'étend, se déploie, se charge de la substance même de ce qui vient de se passer. Kaelan ne bouge pas, observant la porte close comme s'il pouvait encore y voir l'empreinte fantôme de l'homme ruiné. Puis, son regard se tourne vers moi.Il n'y a pas de triomphe dans ses yeux. Pas de fierté mal placée. Seulement une évaluation froide, minutieuse. Comme un cartographe traçant une nouvelle terre découverte.— Alors ? Sa voix est calme, sans intonation.Je déglutis. Ma bouche est sèche, mais il n'y a plus de nausée. Plus de vertige éthique. Il y a un calme étrange, une clarté glaçante. Comme si un brouillard s'était dissipé, révélant un paysage austère et familier.— C'était… efficace, dis-je.Mon propre ton me surprend. Il est détaché. Professionnel.Un sourcil de Kaelan se lève, imperceptiblement.— Seulement efficace ?Je détourne les yeux, regardant par la fenêtre les jardins impeccables. Cha

  • À l'ombre de nos désirs    CHAPITRE 10 : LE FESTIN DES OMBRES

    ÉlianeLes jours qui suivent sont un étrange intermède. Le manoir semble retenir son souffle. Kaelan se fait plus distant, absent pour de longues heures, me laissant errer dans la bibliothèque, parmi les archives qui n'ont plus le même goût. Je ne les vois plus comme des reliques, mais comme des manuels. Des études de cas. Chaque vie résumée dans un dossier est une leçon sur les failles humaines, sur l'art de la manipulation.Le collier ne quitte jamais mon cou. Son poids est devenu une partie de moi, un rappel constant de la faim qu'il symbolise. Je me surprends à toucher la pierre noire, lisse et froide, comme pour puiser une forme de courage dans son inertie.Ce matin, je me trouve dans la serre. La lumière y est diffuse, verte, tamisée par la jungle de plantes exotiques que Kaelan entretient avec une rigueur maniaque. L'air est lourd, humide, chargé du parfum entêtant des orchidées rares. C'est un lieu de vie exubérante, mais contrôlée. Domptée. Comme tout ici.Kaelan entre sans u

  • À l'ombre de nos désirs    CHAPITRE 9 : LA LEÇON DE CHASSE

    ÉlianeLa nuit est effectivement longue.Kaelan ne me quitte pas. Il ne me touche pas, ne me menace pas. Sa présence seule est une leçon. Elle occupe l'espace, l'air, la lumière. Elle me dicte une nouvelle façon de respirer, plus lente, plus consciente. Je suis assise dans le fauteuil en face de son bureau, le collier lourd à mon cou, le coupe-papier toujours niché au creux de ma main, caché dans les plis de ma robe.Il a allumé une seule lampe, projetant un cône de lumière dorée qui isole notre monde du reste de l'obscurité. Il a sorti un nouveau dossier. Non pas des lettres anciennes, mais des documents contemporains. Des rapports financiers, des contrats, des profils psychologiques.— Lisez, dit-il en poussant le dossier vers moi. Pas comme une archiviste. Comme une prédatrice.Je l'ouvre. Ce sont les détails d'un homme. Un concurrent. Un nom qui revient souvent dans la presse économique. Des photos le montrant en costume souriant, entouré de sa famille, serrant des mains. Un homme

  • À l'ombre de nos désirs    CHAPITRE 8 : LA PREMIÈRE MORSURE

    ÉlianeLa nuit est tombée sur le manoir, épaisse et silencieuse. Les murs de pierre semblent absorber tous les bruits, jusqu’au battement affolé de mon propre cœur. Mais ce n’est plus le même cœur. Quelque chose a changé dans la petite salle d’étude, quelque chose d’irréversible. La graine de la faim a germé, et sa racine obscure se love autour de mes os, de mes nerfs.Je ne suis pas retournée dans ma chambre. Je suis restée là, parmi les archives, les preuves matérielles des vies que Kaelan collectionne et méprise. Je parcours les rayonnages du bout des doigts, effleurant les reliures de cuir, les chemises en carton. Ce ne sont plus des documents. Ce sont des testaments. Des testaments de faiblesse, d’après lui.Mais je n’y vois plus seulement cela. J’y vois des schémas. Des failles. Le mari de la marquise, aveuglé par son arrogance. La marquise elle-même, paralysée par sa peur. Kaelan a raison sur un point : ils détenaient tous les deux du pouvoir, et aucun n’a su s’en servir jusqu’

  • À l'ombre de nos désirs    CHAPITRE 7 : L'ÉVEIL DE LA FAIM

    ÉlianeLa déchirure résonne encore dans la pièce close, un écho de violence qui semble avoir fendu l’air lui-même. Les morceaux de la lettre de la marquise gisent à mes pieds, des papillons morts aux ailes couvertes de mots assassins. Je ne les vois plus. Je ne vois que Kaelan. Son mépris est une force tangible, une pression qui m’écrase et, paradoxalement, me révèle la forme exacte de mon propre vide.Il a dit « avoir faim ». Et « mordre ».Ces mots ne devraient évoquer que l’horreur. La bête. Le prédateur. Pourtant, ils atterrissent en moi, et au lieu de rebondir sur l’armure de ma peur, ils s’enfoncent. Ils trouvent un écho. Une cavité que je n’avais jamais nommée, que j’avais meublée de politesse, de compétence, de discrétion. Tous ces traits qui font une bonne employée, une femme convenable. Une proie idéale.Kaelan ne bouge toujours pas. Il attend. Son regard est un scalpel qui dissèque chaque micro-expression sur mon visage, chaque frémissement de mes paupières, chaque pulsatio

  • À l'ombre de nos désirs    CHAPITRE 6 : LE FESTIN DES CORBEAUX

    ÉlianeLa pluie a cessé, laissant derrière elle un monde lavé, trop net, comme une blessure fraîchement suturée. Kaelan m’a donné de nouveaux documents, plus anciens, plus fragiles. Des lettres personnelles cette fois. Des confidences jaunies par le temps. Il m’a installée dans la petite salle d’étude attenante à son bureau, une pièce sans fenêtre, éclairée seulement par une lampe basse. Une cellule de moine pour un travail de profanation.— Lisez, m’a-t-il dit en posant devant moi une liasse de lettres liées par un ruban de soie décolorée. La marquise de Thierry à son amant. Dites-moi ce que vous y trouvez.Sa voix était neutre, mais son regard pesait sur moi, un fardeau familier. Il ne me quittait pas. Il s’était assis dans un fauteuil de cuir, en retrait, observant, attendant. Un prédateur à l’affût des frémissements de son gibier.J’ai délié le ruban. Il s’est effiloché entre mes doigts, comme une dernière résistance. La première lettre. L’encre était d’un brun sépia, l’écriture é

Mais capítulos
Explore e leia bons romances gratuitamente
Acesso gratuito a um vasto número de bons romances no app GoodNovel. Baixe os livros que você gosta e leia em qualquer lugar e a qualquer hora.
Leia livros gratuitamente no app
ESCANEIE O CÓDIGO PARA LER NO APP
DMCA.com Protection Status