LOGINÉliane
L’aube n’est qu’une blessure pâle à l’horizon, une traînée de lumière malade qui saigne à travers les vitraux du hall d’entrée. Je n’ai pas dormi. Les ombres du plafond voûté ont dansé une sarabande macabre sur mon plafond, épousant les courbes de mes angoisses.
Je marche sur la pointe des pieds, comme une voleuse dans ma propre vie. Le parquet froid mord mes pieds nus à travers les chaussettes fines. Le manoir, à cette heure, est un organisme qui respire à peine. Les craquements de la structure ancienne sont ses os qui gémissent. Je cherche du café, un semblant de normalité, un cordon ombilical vers le monde d’avant.
La cuisine est une cathédrale de cuivre et de pierre. Immense, froide, d’une propreté chirurgicale. Aucune trace de désordre, de vie. Comme si les repas s’y matérialisaient par magie. Je trouve une cafetière, un moulin, des grains. Mes gestes sont mécaniques, le bruit du broyage, un vacarme sacrilège dans le silence.
Le parfum du café commence à emplir l’air, une promesse d’humanité, quand une présence se découpe dans l’embrasure de la porte.
Kaelan.
Il n’a pas l’air d’un homme qui vient de se réveiller. Il a l’air d’un homme qui a passé la nuit à veiller, à calculer, à posséder les ténèbres. Il est vêtu d’un pantalon sombre et d’une chemise blanche, non boutonnée, qui révèle la cartographie de cicatrices sur son torse. Des lignes pâles, des histoires de violence et de survie.
— Vous cherchez déjà un échappatoire ? Sa voix est rauque, érodée par la nuit.
— Je cherche du café.
— Le café est une drogue. Une béquille pour affronter le jour. Ici, vous n’en avez pas besoin. Ici, vous affronterez la réalité à visage découvert.
Il avance, ses pas sont silencieux sur les dalles. Il s’arrête devant la cafetière, pose une main sur le bec, comme pour en sentir la chaleur. Un geste presque intime.
— Vous tremblez.
Ce n’est pas une question. C’est un constat. Je serre les poings pour le faire cesser, en vain.
— J’ai froid.
— Non. Vous avez peur. Et c’est une chose magnifique. La peur est le plus véridique des langages. Le corps ne sait pas mentir. Pas comme la bouche.
Il se tourne vers moi, me coinçant entre le comptoir de granit et l’immobilité de son corps. L’odeur du café, riche et réconfortante, est maintenant mêlée à la sienne, ce mélange de savon coûteux, de nuit froide et de quelque chose de foncièrement sauvage, de mâle.
— Regardez-moi, Éliane.
Je lève les yeux. Son regard gris n’est plus celui de l’homme d’affaires ou du collectionneur. C’est celui d’un archéologue de l’âme, prêt à excaver mes secrets les plus enfouis.
— Vous vous demandez ce que je veux. Vraiment. Au-delà des papiers, au-delà de votre corps même.
Il lève une main, et je flanche, m’attendant à un contact, une violence. Mais sa main reste en l’air, puis se referme lentement, comme s’il capturait l’air entre nous.
— Je veux le son que vous ferez quand vous briserez. Pas un cri. Un soupir. L’abandon total. Je veux voir la lumière dans vos yeux se rendre, et choisir les ténèbres. Mes ténèbres.
Ses mots ne sont pas des menaces. Ce sont des prophéties. Ils tracent un chemin dans ma chair, un sillon où quelque chose de nouveau et de terrible pourrait germer.
— Pourquoi moi ? La question s’échappe, faible, pathétique.
Un sourire effleure ses lèvres, sans atteindre ses yeux.
— Parce que vous avez une forteresse en vous. Une citadelle de douleur et de fierté. La détruire sera mon chef-d’œuvre.
Il se penche, son souffle chaud contre ma tempe, un murmure qui est une possession.
— Le café est prêt. Buvez-le. Savorer chaque gorgée amère. Ce sera la dernière béquille que je vous autoriserai.
Il se redresse, et son regard parcourt mon visage, mon cou, la fragile architecture de mes clavicules, comme s’il mémorisait chaque détail pour le modeler plus tard à sa guise.
Puis il tourne les talons et sort, me laissant seule avec le grondement de la cafetière et le tremblement incontrôlable de mes mains.
Je me verse une tasse. Le liquide noir et brûlant. Je porte la tasse à mes lèvres. L’amertume m’envahit, un goût de cendres et de vérité.
Il a raison. C’est une béquille. Et il vient de la briser.
Je regarde par la fenêtre. Le jour se lève, impitoyable, sur le paysage sauvage et captif qui entoure le manoir. Aucune échappatoire. Seulement la bataille à venir. Une bataille où je sens, avec une terreur et une excitation nauséeuse, que je pourrais bien vouloir perdre.
ÉlianeLe silence après le départ de Richard Morel est plus éloquent que tous les discours. Il s'étend, se déploie, se charge de la substance même de ce qui vient de se passer. Kaelan ne bouge pas, observant la porte close comme s'il pouvait encore y voir l'empreinte fantôme de l'homme ruiné. Puis, son regard se tourne vers moi.Il n'y a pas de triomphe dans ses yeux. Pas de fierté mal placée. Seulement une évaluation froide, minutieuse. Comme un cartographe traçant une nouvelle terre découverte.— Alors ? Sa voix est calme, sans intonation.Je déglutis. Ma bouche est sèche, mais il n'y a plus de nausée. Plus de vertige éthique. Il y a un calme étrange, une clarté glaçante. Comme si un brouillard s'était dissipé, révélant un paysage austère et familier.— C'était… efficace, dis-je.Mon propre ton me surprend. Il est détaché. Professionnel.Un sourcil de Kaelan se lève, imperceptiblement.— Seulement efficace ?Je détourne les yeux, regardant par la fenêtre les jardins impeccables. Cha
ÉlianeLes jours qui suivent sont un étrange intermède. Le manoir semble retenir son souffle. Kaelan se fait plus distant, absent pour de longues heures, me laissant errer dans la bibliothèque, parmi les archives qui n'ont plus le même goût. Je ne les vois plus comme des reliques, mais comme des manuels. Des études de cas. Chaque vie résumée dans un dossier est une leçon sur les failles humaines, sur l'art de la manipulation.Le collier ne quitte jamais mon cou. Son poids est devenu une partie de moi, un rappel constant de la faim qu'il symbolise. Je me surprends à toucher la pierre noire, lisse et froide, comme pour puiser une forme de courage dans son inertie.Ce matin, je me trouve dans la serre. La lumière y est diffuse, verte, tamisée par la jungle de plantes exotiques que Kaelan entretient avec une rigueur maniaque. L'air est lourd, humide, chargé du parfum entêtant des orchidées rares. C'est un lieu de vie exubérante, mais contrôlée. Domptée. Comme tout ici.Kaelan entre sans u
ÉlianeLa nuit est effectivement longue.Kaelan ne me quitte pas. Il ne me touche pas, ne me menace pas. Sa présence seule est une leçon. Elle occupe l'espace, l'air, la lumière. Elle me dicte une nouvelle façon de respirer, plus lente, plus consciente. Je suis assise dans le fauteuil en face de son bureau, le collier lourd à mon cou, le coupe-papier toujours niché au creux de ma main, caché dans les plis de ma robe.Il a allumé une seule lampe, projetant un cône de lumière dorée qui isole notre monde du reste de l'obscurité. Il a sorti un nouveau dossier. Non pas des lettres anciennes, mais des documents contemporains. Des rapports financiers, des contrats, des profils psychologiques.— Lisez, dit-il en poussant le dossier vers moi. Pas comme une archiviste. Comme une prédatrice.Je l'ouvre. Ce sont les détails d'un homme. Un concurrent. Un nom qui revient souvent dans la presse économique. Des photos le montrant en costume souriant, entouré de sa famille, serrant des mains. Un homme
ÉlianeLa nuit est tombée sur le manoir, épaisse et silencieuse. Les murs de pierre semblent absorber tous les bruits, jusqu’au battement affolé de mon propre cœur. Mais ce n’est plus le même cœur. Quelque chose a changé dans la petite salle d’étude, quelque chose d’irréversible. La graine de la faim a germé, et sa racine obscure se love autour de mes os, de mes nerfs.Je ne suis pas retournée dans ma chambre. Je suis restée là, parmi les archives, les preuves matérielles des vies que Kaelan collectionne et méprise. Je parcours les rayonnages du bout des doigts, effleurant les reliures de cuir, les chemises en carton. Ce ne sont plus des documents. Ce sont des testaments. Des testaments de faiblesse, d’après lui.Mais je n’y vois plus seulement cela. J’y vois des schémas. Des failles. Le mari de la marquise, aveuglé par son arrogance. La marquise elle-même, paralysée par sa peur. Kaelan a raison sur un point : ils détenaient tous les deux du pouvoir, et aucun n’a su s’en servir jusqu’
ÉlianeLa déchirure résonne encore dans la pièce close, un écho de violence qui semble avoir fendu l’air lui-même. Les morceaux de la lettre de la marquise gisent à mes pieds, des papillons morts aux ailes couvertes de mots assassins. Je ne les vois plus. Je ne vois que Kaelan. Son mépris est une force tangible, une pression qui m’écrase et, paradoxalement, me révèle la forme exacte de mon propre vide.Il a dit « avoir faim ». Et « mordre ».Ces mots ne devraient évoquer que l’horreur. La bête. Le prédateur. Pourtant, ils atterrissent en moi, et au lieu de rebondir sur l’armure de ma peur, ils s’enfoncent. Ils trouvent un écho. Une cavité que je n’avais jamais nommée, que j’avais meublée de politesse, de compétence, de discrétion. Tous ces traits qui font une bonne employée, une femme convenable. Une proie idéale.Kaelan ne bouge toujours pas. Il attend. Son regard est un scalpel qui dissèque chaque micro-expression sur mon visage, chaque frémissement de mes paupières, chaque pulsatio
ÉlianeLa pluie a cessé, laissant derrière elle un monde lavé, trop net, comme une blessure fraîchement suturée. Kaelan m’a donné de nouveaux documents, plus anciens, plus fragiles. Des lettres personnelles cette fois. Des confidences jaunies par le temps. Il m’a installée dans la petite salle d’étude attenante à son bureau, une pièce sans fenêtre, éclairée seulement par une lampe basse. Une cellule de moine pour un travail de profanation.— Lisez, m’a-t-il dit en posant devant moi une liasse de lettres liées par un ruban de soie décolorée. La marquise de Thierry à son amant. Dites-moi ce que vous y trouvez.Sa voix était neutre, mais son regard pesait sur moi, un fardeau familier. Il ne me quittait pas. Il s’était assis dans un fauteuil de cuir, en retrait, observant, attendant. Un prédateur à l’affût des frémissements de son gibier.J’ai délié le ruban. Il s’est effiloché entre mes doigts, comme une dernière résistance. La première lettre. L’encre était d’un brun sépia, l’écriture é







