Clara
Le soir tombe sur Poudain-Bassé.
Je referme la porte de l’hospice derrière moi, mon cœur battant un peu trop vite. L’air est plus lourd, chargé d’un parfum de terre humide et de fumée lointaine. Je devrais rentrer immédiatement, rejoindre la petite cellule où je dors, me réfugier dans la prière.
Mais mes pas me portent ailleurs.
Vers lui.
Depuis mon arrivée, Raphaël me hante. Sa présence est une ombre qui me suit, invisible mais palpable. Même lorsque je ne le vois pas, je le sens. C’est une force brute, un danger vivant.
Et pourtant, il ne m’a jamais menacée.
Pas encore.
J’aurais dû fuir cette tentation, mais il y a quelque chose en moi qui refuse de s’éteindre. Quelque chose que je ne devrais pas ressentir.
Une chaleur qui me brûle.
Un besoin insensé de comprendre pourquoi lui.
Pourquoi ce monstre en marge du monde me fascine autant.
Lorsque je l’aperçois enfin, il est appuyé contre un mur de pierre, fumant lentement, son regard braqué sur moi. Il ne parle pas. Il attend.
Je pourrais faire demi-tour. Mais je ne le fais pas.
Raphaël
Elle vient à moi.
Ce n’est pas une surprise. Pas vraiment.
J’ai vu son regard. Cette lutte intérieure. Cette façon qu’elle a de s’accrocher à sa foi comme à une ancre. Mais elle sait, tout comme moi, qu’une ancre finit toujours par couler.
Elle s’arrête à quelques pas. Son souffle est rapide. Elle est nerveuse, mais elle ne recule pas.
Je souris lentement.
« Alors, ma sœur, vous avez perdu votre chemin ? »
Sa mâchoire se serre légèrement.
« Je ne suis pas perdue. »
Je laisse échapper un léger rire.
« Non ? Pourtant, vous êtes ici, seule, au lieu de prier avec vos saintes sœurs. »
Elle fronce les sourcils. « Vous aimez provoquer, n’est-ce pas ? »
Je m’écarte du mur, avançant d’un pas. Juste assez pour la forcer à lever le menton. Elle ne recule toujours pas.
« Ce n’est pas moi qui suis venue. »
Un silence.
L’ombre danse sur son visage sous la lumière tremblante des lanternes. Elle est belle d’une manière qui ne devrait pas m’atteindre. Une beauté austère, qui se refuse à être admirée. Mais c’est précisément ce refus qui attire.
Je la veux.
Et je sais qu’elle le sent.
Son regard s’accroche au mien, et dans cet instant suspendu, il y a autre chose.
Un frisson invisible.
Un combat silencieux où personne ne veut être le premier à tomber.
« Pourquoi êtes-vous venue ici, Clara ? »
Son prénom roule sur ma langue comme une arme à double tranchant. Elle tressaille presque imperceptiblement.
Elle veut mentir. Mais elle ne le fait pas.
« Je voulais comprendre. »
« Comprendre quoi ? »
Un battement de cœur.
Puis un autre.
Elle inspire lentement, comme si elle savait que sa réponse allait tout changer.
« Vous comprendre . »
Clara
J’ai lâché ces mots sans réfléchir.
Je les ai dits avant même d’en saisir toute la portée.
Je voulais le comprendre. Lui.
Le silence entre nous est un fil tendu, prêt à se rompre.
Je devrais avoir peur. Ce n’est pas un homme comme les autres. C’est un prédateur, un roi sans couronne, un homme forgé dans la violence.
Mais ce n’est pas la peur qui noue mon estomac.
C’est l’attente.
Raphaël s’approche encore, jusqu’à ce que je puisse sentir la chaleur émaner de son corps. Il ne me touche pas. Pas encore.
Mais il est trop près.
Trop près de mes certitudes. Trop près de cette limite invisible que je ne devrais pas franchir.
Ses doigts frôlent mon voile. Juste un effleurement. Un test.
Et moi, je retiens mon souffle.
S’il va plus loin, je ne l’arrêterai pas.
L’idée me terrifie autant qu’elle m’électrise.
Il sourit légèrement. Un sourire dangereux.
« Vous ne devriez pas jouer avec moi, Clara. »
Ma gorge se serre.
Et si ce n’était pas un jeu ?
Clara
Je recule.
Pas beaucoup, juste assez pour retrouver une illusion de contrôle.
Mais Raphaël l’a remarqué. Son sourire s’étire, amusé, un éclat dangereux dans les yeux. Il aime ça. Ce jeu silencieux entre nous. Il sent ma retenue, ma confusion. Il sait que je ne devrais pas être là.
« Vous avez peur, ma sœur ? »
Ma gorge est sèche.
« Non. »
Il hoche lentement la tête, comme s’il testait ma réponse, pesant le mensonge qu’elle contient. Car la vérité, c’est que je crains Raphaël. Pas pour ma vie.
Pour ce qu’il réveille en moi.
Ce qu’il représente.
Un monde que je ne devrais pas approcher.
Un désir que je ne devrais pas ressentir.
Je serre les mains contre mon ventre, essayant d’apaiser cette tension brûlante qui s’y est logée.
« Vous devriez rentrer. » Sa voix est basse, rauque, presque douce.
Je devrais l’écouter.
Mais je ne bouge pas.
Pas encore.
Il m’observe toujours, comme s’il attendait que je fuie. Comme s’il testait jusqu’où je pouvais aller avant de briser ce fragile équilibre.
Le vent s’engouffre entre nous, soulevant légèrement mon voile. Ses doigts effleurent le tissu avant que je ne puisse le retenir.
Mon cœur s’arrête.
Un contact si léger, si infime, et pourtant…
Une onde de choc se répand dans mon corps.
Je frissonne.
Il le voit.
Son sourire disparaît lentement, remplacé par quelque chose de plus intense. Quelque chose que je ne peux pas nommer, mais qui me fait trembler.
« Pourquoi êtes-vous encore là, Clara ? »
Je baisse les yeux, les joues brûlantes.
Je ne sais pas.
Ou plutôt…
Je ne veux pas l’admettre.
Raphaël
Elle est si fragile.
Si délicate dans cette lumière tremblante, ses mains crispées sur son habit comme si elles pouvaient l’empêcher de se fissurer.
Mais j’ai vu ce frisson.
Ce trouble qu’elle refuse d’accepter.
Elle n’a pas bougé quand je l’ai touchée.
Pas
tout de suite.
Elle n’a pas protesté.
Et moi, je me surprends à vouloir tester jusqu’où elle est capable d’aller avant de fuir.
« Dites-le. »
Sa respiration s’arrête.
Elle sait de quoi je parle.
ClaraJe m’assois à ses côtés, mon cœur encore battant sous l'effet de nos baisers. Le silence entre nous est lourd, mais agréable, comme un voile tissé de mille promesses et d’aveux muets. Ses bras sont autour de moi, et je me sens protégée, mais aussi vulnérable. Il n'y a plus de frontières entre nous, plus de barrières. Il y a juste lui et moi, ici, maintenant. Et c'est tout ce dont j'ai besoin.Le monde extérieur n'a plus d'importance. Les enjeux, les doutes, tout ce qui a pu peser sur nos épaules, sur nos cœurs, semble s'être dissipé. Mais il reste quelque chose, un sentiment nouveau, plus fort que tout. Un écho au fond de moi, une certitude qui s'installe doucement, mais fermement : peu importe ce qui arrivera, je n’aurai aucun regret. Parce que je choisis cet amour. Parce que je choisis lui.Raphaël (la voix douce, légèrement hésitante) « Clara… Tu sais, tout ça… Ce n’est pas facile. »Je sens sa gêne, ce fardeau qu’il porte encore, celui de ne pas savoir comment tout cela va f
ClaraIl y a des moments où le temps semble suspendu. Des instants où l’on croit qu’on pourrait vivre éternellement dans une bulle, à l’abri des tempêtes, où l’on trouve enfin la paix au milieu du chaos. Ce moment, celui que nous vivons, me fait penser à cela. Le silence lourd de la pièce, nos corps enlacés, comme deux âmes qui se sont enfin retrouvées après une vie entière de séparation.Raphaël est là, tout contre moi. Ses bras sont autour de moi, son souffle régulier, mais je sens son cœur battre, un peu plus fort, un peu plus lourd, comme s’il cherchait à se perdre dans le mien. Je ferme les yeux, savourant cette proximité, ce réconfort que j’avais oublié, ou que je ne pensais jamais connaître. Il m’a appris à aimer sans réserve, à me donner sans crainte, à m’abandonner sans peur.C’est étrange, cette paix. Elle contraste tellement avec le tumulte qui a précédé, avec la violence des désirs refoulés, les non-dits qui nous ont emprisonnés, les peurs qui nous ont rendus vulnérables.
ClaraLes ombres dans la chambre dansent au rythme de notre souffle. Il est là, si proche, à portée de ma peau, et pourtant, quelque chose dans l’air nous sépare encore, invisible, impalpable, mais tout aussi présent. Ses yeux, comme des braises, brûlent la mienne, et je sens que l’air autour de nous devient lourd, chargé de cette tension indéfinissable. Il ne bouge pas, il attend. Pas de gestes brusques, pas de mots inutiles. Juste l’attente, l’intensité du silence qui parle plus fort que tout.Raphaël (la voix basse, troublée) « Clara… »Je frémis en entendant mon nom sortir de ses lèvres. Il a ce pouvoir, celui de me faire vaciller avec un seul mot. Mon cœur s’emballe, tout comme mon esprit. Une partie de moi veut résister, repousser cette attraction, ce désir fulgurant qui m’envahit à chaque instant. Mais une autre, plus forte, me pousse à le rejoindre, à céder, à me perdre dans cette passion dévorante.Je ferme les yeux, une fraction de seconde, et tout ce que je perçois, c’est l
ClaraJe ferme les yeux, mais même dans l’obscurité, il est là, dans chaque souffle que je prends, dans chaque pulsation qui bat dans mes veines. C’est comme si la chaleur de sa présence ne me quittait plus, comme si l’air autour de moi, devenu trop lourd, portait encore l’empreinte de sa peau. Raphaël. L’homme qui ne me laisse aucun répit, l’homme qui me consume sans même me toucher. Pourtant, je le sens, comme un incendie doucement attisé à chaque regard qu’il pose sur moi, chaque mot qu’il prononce.Ses bras m’entourent, un lien qui ne m'étouffe pas, mais qui me marque. Il n’y a pas de violence dans son étreinte, pas de brutalité. Seulement une douceur, presque impudique, et une urgence qui naît du besoin de fusionner. Nous sommes dans cette chambre où le monde extérieur semble n’avoir plus aucune emprise sur nous. Chaque mur semble se refermer lentement, comme un cocon qui, au lieu de nous protéger, nous emprisonne. Et dans cet espace clos, je deviens sa proie, mais une proie cons
ClaraLa lumière du matin s'immisce à peine à travers les rideaux, caressant la chambre d’un éclat timide. À peine perceptible, elle frôle les contours des meubles, mais ici, dans cet espace clos, elle n'atteint pas la profondeur de l’ombre qui s’y trouve. Il y a un décalage. Un monde entre l'éveil et le sommeil, entre la clarté et l'obscurité, un équilibre précaire où le temps semble suspendu. Et dans ce monde à mi-chemin, mon esprit erre, une marionnette sans fil, pris dans la lourdeur d’une question qui ne cesse de me hanter.Raphaël repose à mes côtés, mais même endormi, je sens l’omniprésence de son ombre. Ce n’est pas la simple ombre d’un homme qui sommeille, non. C’est l’ombre d’un monde qui, peu à peu, envahit ma réalité, que je l’accepte ou non. C’est un poids, un fardeau silencieux, une présence qui s’impose bien plus que je ne pourrais le souhaiter. Et pourtant, c’est cette ombre qui m’attire, qui m’aspire.Je me redresse avec une lenteur délibérée, mes muscles encore engou
ClaraIl dort encore. Pour une fois.Son souffle est lent. Régulier. Comme si, dans le chaos qu’est sa vie, ce lit était le seul lieu où il pouvait tomber les armes. Où je pouvais l’atteindre. Où la violence du monde ne le mordait pas.Je le regarde longtemps, les jambes repliées sous moi, comme si je tentais de me rappeler chaque ligne de son visage. Il a l’air paisible. Fragile presque. Si fragile que j’en oublie qu’il est capable de commander la mort d’un homme d’un simple signe de tête.Je me lève sans bruit. Mes pieds nus glissent sur le parquet froid. Je ne veux pas le réveiller. Pas encore. Je veux être seule avec mes pensées, même si je les crains.Je me glisse dans la salle de bains, referme la porte. L’eau coule, tiède. Elle efface les traces de la nuit, mais pas celles du doute.Je m’observe dans le miroir. Les cernes sous mes yeux. Le creux dans mes joues. Mon corps est marqué par l’amour comme par la guerre. Parce qu’avec lui, c’est la même chose.Et je me demande.Est-ce