LOGINAya
Les nuits dans ce foyer sont longues et froides, même en été.
Le vent s’engouffre par les fissures des fenêtres, glissant comme un souffle invisible, froid et insistant.
Les murs sont fins comme du papier, presque transparents, et les bruits des autres filles traversent le silence avec une brutalité sourde.
Parfois, dans l’obscurité, je tends l’oreille.
Je capte leurs soupirs, leurs sanglots étouffés, leurs respirations haletantes et inégales.
Des murmures d’amour volé, de douleur enfouie, de besoin vital.
Je ne sais pas encore comment parler de tout ça.
Comment mettre des mots sur ce poids nouveau qui s’installe dans mon ventre,
cette chaleur, ce feu qui danse sous ma peau, qui me brûle et me fait tourner la tête.
Au début, je pensais que ce corps était une arme.
Un outil, un simple outil pour survivre dans ce monde brutal et sans pitié.
Mais peu à peu, il devient autre chose.
Un territoire inconnu.
Une énigme.
Un mystère profond qui m’attire et me terrifie à la fois.
Ce soir-là, seule dans la salle de bain, j’ai fermé la porte à double tour.
Je voulais me retrouver, me perdre un peu aussi.
Défaire les nœuds serrés par la fatigue, la peur, la honte.
M’immerger dans l’eau tiède, laisser mes muscles raides se délasser enfin.
Sous le jet d’eau, le ruissellement glissait sur ma peau.
Il emportait la poussière, la sueur, la peur.
Mais pas les souvenirs.
Ils restaient collés à mes pores, murmurant leurs blessures,
réveillant parfois des éclairs douloureux.
Je me suis laissée glisser contre le carrelage froid.
Mes paupières se sont fermées.
Et alors… j’ai senti.
Une vibration.
Douce. Confuse.
Elle partait de mon ventre, remontait lentement,
m’enveloppait tout entière comme un voile léger et électrique.
Un frisson parcourait chaque centimètre de ma peau.
Je ne savais pas si c’était la peur, le désir, ou peut-être les deux en même temps.
Mes doigts ont glissé sous l’eau,
puis sous la robe rouge que j’avais rapportée du bar.
Ils ont effleuré ma peau nue.
Comme pour vérifier qu’elle était encore là.
Qu’elle n’avait pas disparu sous les plaies du passé.
Jamais je n’avais pensé à ça avant.
Jamais je n’avais imaginé que mon corps pourrait me faire sentir vivante, vibrante, désirée de l’intérieur.
Le regard des hommes, leurs mains, leur souffle…
Ils m’avaient toujours fait peur ou dégoût.
Mais ce soir, dans cette intimité silencieuse sous la douche,
c’était différent.
J’étais seule.
Je pouvais choisir.
Et cette idée m’a troublée, déstabilisée.
J’ai fermé les yeux, laissé ma main glisser,
découvrant un territoire inconnu que j’avais toujours fui.
Les jours suivants, j’ai commencé à observer davantage.
Les femmes du foyer, les filles du quartier, les danseuses du bar.
Certaines portaient leur corps comme une armure,
d’autres offraient des sourires qui semblaient cacher des histoires d’ombre et de lumière.
Je voulais comprendre.
Comment ce poids du désir pouvait devenir une force.
Comment on pouvait s’en servir sans se perdre.
Sans que le feu ne consume tout.
Je me suis surprise à rêver.
Non pas d’un prince charmant,
mais d’une lumière douce qui viendrait à moi,
qui ne chercherait pas à me briser,
mais à me relever, à me tenir debout.
J’avais envie qu’on me regarde autrement.
Pas comme un objet,
pas comme une chose à vendre ou à dominer,
mais comme une femme qui sait ce qu’elle veut,
qui tient son propre feu.
Un soir, alors que la ville s’enroulait dans la nuit chaude et moite,
j’ai croisé un homme dans une ruelle mal éclairée.
Il n’était pas comme les autres.
Il portait sur lui un silence profond, presque tangible.
Ses yeux brillaient d’une lumière calme, ni froide ni cruelle,
mais intense et vraie.
Il s’est arrêté, m’a regardée longtemps,
sans juger ni désirer.
Juste regarder.
Je n’ai pas eu peur.
Il a murmuré un mot en italien, doux et lent,
que je n’ai pas compris.
Puis, comme une ombre, il s’est fondu dans la nuit.
Mais quelque chose est resté.
Une promesse inachevée, un écho.
Je suis retournée dans ma chambre, mon sanctuaire dur et silencieux.
Je me suis allongée sur le matelas rugueux.
Les pensées tourbillonnaient dans ma tête, chaotiques, lumineuses.
Mon corps s’est réveillé à nouveau.
Une étincelle, une flamme qu’on ne peut plus éteindre.
Je ne voulais plus fuir ce feu.
Je voulais apprendre à l’apprivoiser.
À le faire mien.
À le transformer en force.
Ce n’était pas la fin de mes douleurs,
mais le début d’une autre bataille.
Une bataille où, peut-être, je pourrais gagner.
Demain, j’irai danser à nouveau.
Pas seulement pour l’argent.
Pour moi.
Pour la première fois.
La nuit est tombée sur Naples, lourde et épaisse comme un voile de soie noire.
Dans l’air flotte un mélange d’odeurs — la mer proche, les ruelles chaudes, la promesse d’un danger caché.
Je traverse les rues, le corps habillé de la robe rouge que j’ai apprise à dompter.
Chaque pas me rapproche un peu plus d’un monde dont je ne connais rien,
un monde où l’argent scintille et où les regards sont des armes affûtées.
Je suis au bar où je travaille depuis quelques semaines maintenant.
L’endroit est enfumé, bruyant, saturé de lumière tamisée et de murmures chargés de désirs inavoués.
Le patron m’a laissé un sourire complice en passant,
mais je sais que ce soir sera différent.
Quelque chose dans l’air, dans mes entrailles, me dit que je ne suis plus simplement une danseuse parmi d’autres.
Je m’installe au comptoir pour servir, mes mains expertes glissant sur les verres, les bouteilles, les billets.
C’est alors que je le vois.
Il est là, seul, dans un recoin sombre, un verre à la main.
Salvatore Neri.
Son nom circule en murmures dans les cercles fermés.
Homme d’affaires puissant, mystérieux, dont les mots commandent des empires entiers.
Lui, l’homme qu’on dit insaisissable, distant, inatteignable.
Mais ce soir, ses yeux croisent les miens.
Un feu froid, une flamme distante qui brûle silencieusement.
Je sens un frisson remonter le long de ma colonne vertébrale.
Pas de peur.
Plutôt un appel sourd, profond, presque hypnotique.
Il se lève, lentement, avec cette aisance qui vient de la puissance tranquille.
Il traverse la salle comme une ombre,
et ses pas mènent droit à moi, au bord du comptoir.
— Tu danses bien, murmure-t-il en italien, la voix basse, veloutée.
Je ne réponds pas tout de suite,
mon souffle court, mes muscles tendus,
comme si le simple son de sa voix réveillait quelque chose en moi que j’avais cru éteint.
— Tu t’appelles comment ? demande-t-il.
— Aya, je réponds, la voix presque étranglée.
Il sourit, ce sourire qui ne touche pas encore ses yeux,
et il s’installe à côté de moi, comme si j’étais la seule femme dans cette pièce.
Le temps se suspend.
Il commande un verre de vin rouge, puis un autre,
mais je ne peux détacher mes yeux de lui.
Je lis dans ses traits la même fatigue que dans la mienne,
la même lutte silencieuse contre des démons invisibles.
Il parle peu.
Mais quand il le fait, ses mots sont des caresses ou des ordres,
un mélange enivrant qui me déstabilise et m’enflamme à la fois.
— Tu sais, Aya, dit-il finalement,
le monde est un jeu cruel.
Ceux qui savent jouer gagnent.
Les autres…
disparaissent.
La nuit s'étira, épaisse et menaçante. Chaque minute était un poids sur les épaules d'Aya. Elle errait dans les couloirs silencieux de "L'Écho", son propre reflet dans les baies vitrées la surprenant comme une étrangère. Ses doigts ne quittaient pas son ventre, cherchant le réconfort de ces petits coups discrets, des preuves tangibles de la vie qui persistait au cœur du chaos.Issa avait fini par s'endormir, épuisé par le chagrin et l'attente. Giulia veillait près de lui, le visage grave. L'atmosphère était celle d'un avant-combat, lourde de ce qui allait arriver, ou ne pas arriver.Soudain, les phares d'une voiture balayèrent la façade, lents, scrutateurs. Aya se figea, le cœur battant à tout rompre. Ce n'était pas la voiture de Salvatore.La portière claqua. Un seul homme en sortit, longiligne, vêtu d'un manteau sombre. Il s'approcha de la porte, son pas assuré résonnant sur le pavé. Aya reconnut la silhouette, l'arrogance dans la posture. Matteo, le plus jeune frère de Salvatore. L
La porte claqua. Le son résonna dans le crâne d'Aya comme un coup de feu. Le vide laissé par Salvatore était physique, une dépression dans l'air. Elle resta un long moment à genoux sur le béton froid, les mains cramponnées à son ventre, comme une ancre dans la tempête qui venait de se lever.Puis, l'instinct de survie, ce vieux compagnon, reprit le dessus. Elle se releva, essuya ses larmes d'un revers de main rageur. Il avait dit de le laisser faire. Il avait dit de protéger leur enfant. Très bien. Mais elle n'était pas une fragile fleur en serre. Elle était un chêne, tordu par les tempêtes, mais toujours debout.Elle monta à l'étage, dans la chambre qu'ils partageaient. Elle s'approcha du bureau de Salvatore. Avec une détermination calme, elle ouvrit le tiroir verrouillé – elle connaissait l'existence de la clé de secours cachée sous un livre. À l'intérieur, pas d'argent, pas d'armes. Des dossiers. Des noms. Des adresses. Des réseaux. L'autre héritage des Neri. Pas celui de la violen
Le cri d'Issa s'éteignit dans un sanglot étouffé, un bruit de cœur qui se brise. Aya le tenait contre elle, ses propres larmes coulant silencieusement. Elle ne pleurait pas seulement pour Kadidia, la sœur perdue, ou pour Issa, le frère dévasté. Elle pleurait pour l'innocence volée, pour l'espoir trahi. Elle pleurait pour son enfant à naître, qui porterait ce nom, Neri, désormais entaché d'une nouvelle souillure.Salvatore n'avait pas bougé. Il était devenu une statue de rage et de honte. Les poings serrés, les mâchoires crispées, il fixait la photo froissée de Kadidia. Ce n'était plus une image abstraite. C'était le visage de toutes les vies broyées par la machine familiale qu'il avait fuie. Une machine qui continuait de fonctionner, insensible, dans l'ombre.— Lorenzo, répéta-t-il, et ce nom était un poison sur sa langue.Il se tourna vers Aya. Leurs regards se rencontrèrent par-dessus la tête d'Issa. Dans les yeux de Salvatore, elle ne vit pas seulement la colère. Elle vit une déter
Une étrange sérénité avait envahi Aya ces dernières semaines. Une fatigue nouvelle, mais douce. Des nausées matinales qui étaient devenues un secret joyeux partagé avec Salvatore. Leur amour, forgé dans les tempêtes, avait créé une nouvelle vie. Ce petit fait, minuscule et immense, colorait chaque jour d'une lumière différente. Leur cité de verre avait une pierre angulaire vivante, pulsante.C'est dans cet état de grâce fragile qu'elle supervisait l'installation des nouvelles sculptures de Kofi, une main posée instinctivement sur son ventre encore plat, comme pour bercer le secret qu'il portait.La lourde porte de l'entrepôt grigna. Un garçon se tenait sur le seuil, hésitant. Il ne devait pas avoir plus de seize ans. Mince, nerveux, vêtu d'un jean usé et d'un sweat-shirt trop grand. Ses yeux, d'un brun foncé et trop intelligents pour son âge, scrutaient la vaste pièce avec une méfiance qui tirait sur la douleur.Quelque chose en lui arrêta le souffle d'Aya. Ce n'était pas son apparenc
Salvatore Le ciel au-dessus de Naples est d'un bleu implacable, ironique et magnifique. Le genre de jour qui fait oublier que la mort existe. Salvatore se tient sur le perron de la villa familiale, un édifice de pierre pâle qui a toujours ressemblé à un mausolée. Les voitures noires alignées dans l'allée crachent des hommes en costume sombre, des visages graves, des regards qui glissent sur lui avec une curiosité mêlée de reproche.Il les ignore. Il est vêtu d'un costume noir, simple, sans emblème. Il n'est pas ici en héritier, mais en exécuteur testamentaire d'une mémoire qu'il a déjà rejetée.Sa mère, Elena, le rejoint. Elle est d'une pâleur spectrale, son élégance une dernière armure contre l'effondrement.—Ils sont tous là, murmure-t-elle. Les associés, les politiciens, la… famille.Le mot « famille » sonne creux. Ce ne sont que des cousins éloignés, des oncles avides, des araignées attendant la décomposition du patriarche pour se partager la toile.— Cela va être rapide, dit Sal
SalvatoreLa clinique Santa Maria est un monument de marbre blanc et de silence feutré. L'odeur de l'antiseptique ne parvient pas à masquer celle, plus subtile, de la vieillesse et de la puissance en déroute. Salvatore avance dans les couloirs déserts, ses pas étouffés par une épaisse moquette. Chaque porte close semble un verdict.Sa mère l'attend à l'entrée de la suite privée. Elle est parfaitement coiffée, vêtue d'un tailleur austère, mais son masque de contrôle est fissuré. Ses yeux, si semblables aux siens, sont cernés de rouge.— Il est conscient, murmure-t-elle. Mais faible. Les médecins disent que les dégâts sont importants.Elle pose une main sur son bras, un geste rare.—Sois… indulgent, Salvatore.Il ne répond pas. Il pousse la porte.La chambre est vaste, inondée d'une lumière cruelle. Au centre, un lit médicalisé où son père, Carlo Neri, semble s'être ratatiné. L'homme qui dominait les salles de conseil, dont la seule présence glaçait le sang, n'est plus qu'une forme frag







