Home / Mafia / AU-DELA DES VAGUES / Chapitre 3— Comme un premier souffle

Share

Chapitre 3— Comme un premier souffle

Author: L'invincible
last update Last Updated: 2025-06-29 23:43:11

Aya

Je veux que quelqu’un, un jour, pose les yeux sur moi et dise :

– Elle est à elle-même.

Le soleil se lève.

La mer est toujours là. Infinie. Bleue à en pleurer.

On est encore vivants.

Mais pour combien de temps ?

Un moteur tousse au loin.

Puis un autre.

Des voix. Des cris. Des gestes.

Et puis, enfin, l’éblouissement :

Un navire approche.

Des secours ?

Des gardes ?

Des sauveurs ? Des bourreaux ?

On ne sait pas.

Mais on lève les bras.

On hurle.

On existe.

Moi, je ne dis rien.

Je serre ma robe rouge contre mon cœur.

Et je sais.

Si je touche la terre… rien ne sera plus jamais comme avant.

Ils nous ont sortis du bateau comme des fantômes mouillés,

sans un mot doux, sans une main tendue.

La mer, après nous avoir engloutis, nous a recrachés, non pas comme des enfants sauvés, mais comme des déchets flottants qu’elle refusait de garder.

Mes pieds nus touchaient enfin la terre ferme, froide et dure,

mais mon cœur, lui, restait suspendu quelque part entre la peur et le soulagement.

Des silhouettes fluo et des voix inconnues se sont penchées sur nous,

des mains gantées ont palpé ma peau, fouillé mes affaires,

des regards indifférents ont noté des numéros sur des papiers que je ne verrai jamais.

Puis, sans transition, on nous a poussés dans un bus.

Un autre. Toujours le même.

L’odeur ne changeait pas.

Mais ce n’était plus la sueur ou la peur.

C’était celle d’une mise en cage, d’un piège en béton froid.

Je me suis assise, les mains posées sur mes cuisses tremblantes.

Le regard perdu dans le vide, je sentais chaque seconde s’étirer,

le souffle court, l’attente lourde.

Je ne saurais dire combien de temps j’ai passé là,

enterrée sous une couverture fine, grise, presque transparente.

Pas de lit, pas d’eau chaude, pas de paroles réconfortantes.

Un matelas dur comme la réalité sur lequel je me suis effondrée.

Une salle blanche, sans fenêtres,

où les murs semblaient me renvoyer l’écho de mon propre silence.

Une pièce que je partageais avec l’ombre de mon passé et les fantômes de mes peurs.

Une femme est venue. Blonde, douce.

Elle parlait une langue inconnue, un traducteur à ses côtés,

posant des questions que je savais déjà sans réponse.

— Ton nom ?

— Ton âge ?

— D’où viens-tu ?

— As-tu été victime de violences ?

Je l’ai regardée droit dans les yeux,

et ma voix a été sèche, presque cassée :

— J’ai tout perdu. C’est suffisant, non ?

Elle a noté, sans poser de questions.

Parce qu’il n’y avait rien d’autre à dire.

Le lendemain, l’air me semblait plus lourd.

Ils m’ont emmenée dans un foyer,

un lieu que je n’aurais jamais imaginé : Naples.

Cette ville que j’avais rêvée, fantasmée, adulée,

s’est révélée sale, bruyante, imparfaite.

Les immeubles avaient des murs écaillés, des fenêtres cassées,

et l’odeur de la ville était un mélange de frites froides et de poussière.

Je partageais une chambre exiguë avec trois autres filles.

Chacune parlait une langue différente : wolof, tigrinya, créole haïtien.

Les mots ne passaient pas, mais les regards suffisaient.

Nous étions toutes cassées.

Et les filles cassées savent se lire mieux que personne.

Une nuit, j’ai décidé de sortir.

Pas loin. Pas longtemps.

Juste assez pour sentir que mes jambes répondaient encore,

que mon corps n’était pas mort sous la douleur.

Je me suis aventurée dans une place sombre.

Les lumières vacillaient comme des flammes tremblantes.

Des hommes étaient là, trop nombreux.

Ils m’ont sifflée.

Un, puis deux, puis une dizaine.

Leurs mots étaient tranchants, cruels.

L’un d’eux m’a suivie un instant, son souffle lourd dans mon cou.

Il a dit en italien :

— Toi, t’es bonne à baiser.

Je ne me suis pas retournée.

Je ne voulais pas qu’il voie la tempête qui grondait dans mes yeux.

Pas de peur.

Juste une lucidité glaciale.

C’était ça, mon nouveau monde.

Mon corps.

Mon arme.

Mon marché.

Je pouvais supplier, me plier en quatre, m’effacer.

Ou je pouvais choisir.

Et si je choisissais, vraiment,

alors peut-être que je pourrais survivre autrement.

Le lendemain, avec une audace nouvelle,

j’ai enfilé ma robe rouge.

Pas tout à fait.

Juste le haut.

Juste pour sentir le tissu glisser sur ma peau,

comme un souvenir interdit et brûlant.

J’ai attaché mes cheveux.

Mis un peu de baume sur mes lèvres craquelées.

Je suis allée devant le miroir.

Je n’ai pas souri.

Mais j’ai vu quelque chose.

Un éclat fragile, une faille minuscule dans l’obscurité.

Ou peut-être… un tout premier souffle de lumière.

Je n’étais pas encore belle.

Mais j’étais debout.

Je tenais encore debout.

Et ce jour-là, j’ai compris que le monde m’avait brisée.

Mais que, dans mes mains, je pouvais tenir une arme.

J’ai commencé à chercher du travail.

Pas avec des lettres ou des diplômes que je n’avais pas.

Avec mes yeux.

Ma voix.

Mes courbes.

Une patronne de bar m’a regardée longuement,

comme on jauge une pièce précieuse,

puis elle m’a demandé :

— Tu veux servir ou danser ?

J’ai répondu, sans hésiter :

— Les deux. Si ça paie.

Elle a souri.

Un sourire rare, presque tendre.

Puis elle m’a lancé une tenue trop courte, trop moulante.

Je l’ai enfilée.

Je suis montée sur la scène.

J’ai bougé.

Pas comme une prostituée.

Pas comme une victime.

Comme une femme qui sait.

Qui sent.

Qui décide.

Le regard des hommes autour a changé.

Certains m’ont suivi du regard avec curiosité, désir.

D’autres ont avalé leur bière plus vite, mal à l’aise.

Moi, je ne buvais rien.

Je dansais.

Et à l’intérieur, quelque chose chantait.

Faiblement.

Mais fermement :

— Tu es en vie.

Le soir, en rentrant, mes pieds nus touchaient à peine le sol.

Mes jambes tremblaient.

Non pas de fatigue, mais d’adrénaline.

J’ai enlevé ma robe rouge.

Je l’ai pliée avec soin, comme un trésor fragile.

Je me suis allongée sur mon matelas dur.

Mes doigts ont effleuré mes cuisses,

pas pour chercher le plaisir.

Pas pour la douleur.

Juste pour sentir.

Sentir que ce corps est toujours là.

Qu’il m’appartient.

Qu’il respire.

Qu’il désire.

Et dans ce silence un peu sale, un peu triste,

je me suis entendue murmurer, presque comme une promesse :

— Demain… demain, ils me verront.

Continue to read this book for free
Scan code to download App

Latest chapter

  • AU-DELA DES VAGUES    Chapitre 13 — L’échange des promesses

    SalvatoreElle n’a pas posé de questions sur Matteo.Pas encore.Mais elle a vu.Elle a compris.Et ça, je ne l’oublie pas.On a nettoyé les tasses.Chacun de notre côté de la cuisine, dans ce silence particulier que seuls les instants vrais peuvent offrir.Il y avait encore de la douceur dans ses gestes, malgré la tension suspendue.Une sorte de calme après la brûlure.Et puis elle s’est tournée vers moi.Droit dans les yeux.— Si je reprends mes études…Je devrais chercher un petit boulot.Je ne veux pas dépendre de toi, Salvatore.Elle l’a dit sans provocation, sans défense.Avec cette fierté calme que j’aime chez elle.Pas un bouclier.Un ancrage.Je la regarde.Je vois la peur derrière les mots.Pas la peur de manquer.La peur de perdre sa propre direction.Alors je prends mon temps.Je pèse chaque mot.Je veux qu’elle entende sans méfiance.— Et si c’était moi qui les payais, tes frais d’études ?Elle cligne des yeux.Surprise.Presque choquée.— Salvatore…— Laisse-moi finir.E

  • AU-DELA DES VAGUES    Chapitre 12 — Ce que le jour éclaire

    AyaQuand j’ouvre les yeux, la lumière filtre à travers les volets entrouverts.Pas de rideaux tirés. Pas de blackout.Juste cette clarté douce, pâle, presque timide.L’air sent le café, la poussière de la nuit, et quelque chose de plus chaud, plus intime.Le drap est froissé près de moi.Il garde son empreinte, sa chaleur.Il n’est pas loin.Je tends le bras.Frôle le vide.Puis je me redresse lentement, les cheveux en bataille, la gorge sèche mais le cœur calme.Je ne me sens pas nue.Je me sens vraie.Comme si cette nuit avait ôté quelque chose un vieux masque, une peur écaillée plutôt que des vêtements.Je glisse la chemise noire qu’il a laissée sur le dossier du fauteuil.Elle est douce, légèrement trop grande.Elle sent lui, et l’étrange sérénité d’un matin où rien n’est encore brisé.Je marche pieds nus vers la cuisine.Le sol est froid, mais mes pas sont sûrs.Guidés.Appelés.Il est là.Dos à moi.Silhouette forte, familière, dans la lumière rasante.Une main sur la cafetière

  • AU-DELA DES VAGUES    Chapitre 11 — Dans le noir, les vraies choses

    AyaL’appartement est plongé dans une lumière dorée, presque liquide.Le genre de lumière qui ne juge pas. Qui efface les angles.Un cocon suspendu dans le temps.Le silence y est épais.Non pas gênant. Vivant.Un silence qui écoute. Qui respire. Qui attend.Un silence comme une page blanche.Je suis entrée la première.J’ai laissé mes talons près de la porte, comme on abandonne une version de soi.J’ai ôté mes bijoux, un à un, avec lenteur.Des gestes presque rituels, presque sacrés.Puis ma robe.Elle a glissé le long de mes hanches dans un froissement discret, tombant en corolle au sol.Je ne l’ai pas ramassée. Je l’ai laissée là.Comme une mue.Je suis restée là, en sous-vêtements, face à la baie vitrée.Naples scintillait au loin, fiévreuse, sauvage, sublime.Et je me suis demandé si moi aussi, je pouvais scintiller.Pas pour plaire.Pour exister.Je sentais sa présence derrière moi.Il ne disait rien.Il n’avait pas besoin.Son silence était plus parlant que n’importe quel mot.

  • AU-DELA DES VAGUES    Chapitre 10 — La Première Sortie

    AyaLe soir s’étire lentement sur Naples.Depuis la fenêtre de l’appartement de Salvatore, la ville s’allume en une constellation tremblante.L’air est chaud, chargé des odeurs mêlées de mer, de bitume et de promesses invisibles.Je suis devant la glace, vêtue de la robe noire que j’ai choisie dans cette boutique.Elle colle à ma peau comme une seconde chair.Je ne la porte pas pour lui.Je la porte pour moi.Pour la fille qui, aujourd’hui, ose exister, même si chaque fibre de mon être lutte encore contre cette idée.Je revois son regard quand il m’a regardée.Pas de pitié. Pas de jugement.Juste une sorte de respect rare et douloureux.Cela me déstabilise autant que ça m’apaise.Je passe mes doigts sur la couture délicate, sur ce tissu qui fait taire mes vieux démons.Et pourtant, une peur sourde, comme un serpent tapi, me serre la gorge, me glace les entrailles.Je vais sortir.Dans son monde.Dans ce monde qui n’est pas le mien.Un monde de regards pesants, de silences lourds, de j

  • AU-DELA DES VAGUES    Chapitre 9 — La Première Seconde Peau

    AyaJe n’ai jamais vu Naples comme ça.Pas derrière une vitre teintée, dans une voiture silencieuse où tout semble couler lentement, comme un film ancien qu’on regarde avec distance.Salvatore conduit lui-même.Et rien que ce détail me trouble.Je l’imaginais au-dessus de ce genre de choses. Du genre à garder les mains libres pour les ordres, les affaires, les secrets.Mais il conduit comme il marche : avec cette lenteur calculée, cette autorité tranquille qui ne cherche jamais à se justifier.Dans les rues étroites de Chiaia, tout semble trop net.Les vitrines brillent comme des miroirs.Les passants sont parfumés, stylés, pressés.Tout ici hurle richesse feutrée, codes implicites, mondes fermés.Je me sens comme un pas de travers sur un carrelage impeccable.Il gare sa voiture devant une boutique de haute couture.Sobre. Élégante. Inaccessible.Là où l’on ne vend pas des vêtements, mais un statut.Là où les prix ne sont pas affichés — parce que si tu dois demander, c’est que tu ne p

  • AU-DELA DES VAGUES    Chapitre 8 — Ce que je te propose

    SalvatoreLa nuit s’est effacée doucement.Mais elle est encore là.Pas dans le ciel, non.Dans le silence entre nous.Dans le calme étrange qui suit l’intensité.Aya dort. Je n’ose pas bouger.Ma main effleure ses reins nus sous le drap. Sa peau a gardé la chaleur de nos heures perdues.Et pourtant, elle semble déjà loin.Je sens son souffle.Il est paisible, mais pas complètement.Comme si elle luttait contre quelque chose même en rêve.Je regarde le plafond.Et je me rends compte que je suis en train d’y penser sérieusement.À elle.À ce qu’elle ferait ici.Dans ma vie.Pas seulement dans mon lit.Pas seulement dans mes bras.Non.Dans mon monde.Et c’est là que je la sens remuer.Elle ouvre les yeux.Elle me regarde comme si elle me voyait au travers.— Tu ne dors pas.Sa voix est rauque de sommeil.Je réponds sans détour :— Je pense.Un silence.— À quoi ?Je me redresse à moitié.Je m’appuie sur un coude, et la regarde sans défense.— À toi.À ce que tu deviendrais si tu resta

More Chapters
Explore and read good novels for free
Free access to a vast number of good novels on GoodNovel app. Download the books you like and read anywhere & anytime.
Read books for free on the app
SCAN CODE TO READ ON APP
DMCA.com Protection Status