LOGINGrâce
Tout est parfaitement orchestré.
Silvio a proposé ce dîner à l’extérieur. Un petit restaurant raffiné, dans le centre-ville, à l’ambiance feutrée, nappes blanches et verres fins, où les conversations se murmurent plus qu’elles ne se disent. Il veut, je crois, montrer qu’il tient à nous. À sa sœur. À moi. Il ne le formule jamais clairement Silvio ne dit pas. Il fait.
Noura a applaudi comme une enfant. Une sortie ! Une occasion de se faire belle ! Elle a débordé d’enthousiasme en fouillant sa garde-robe. M’a tendu deux robes pour l’aider à choisir. Et puis, comme à son habitude, elle a délaissé ses propres affaires pour venir m’arranger les cheveux, ajuster le col de ma robe, me glisser un compliment dans le cou :
— Tu es splendide, Grâce. Ce genre de beauté tranquille… ça apaise.
Si elle savait.
Si elle savait ce qui bout sous cette surface tranquille.
Florent est apparu au dernier moment. Vêtu de sombre, impeccable. L’aura d’un homme sûr de lui, mais sans arrogance. Il n’a pas souri. Il n’avait pas besoin. Il m’a juste regardée. Lentement. De bas en haut. Et je l’ai senti. Ce souffle qui me traverse, malgré moi.
Silvio, lui, m’a effleuré la taille. Une pression rapide, rassurante. Un réflexe d’homme bien élevé, qui accompagne sa femme. Il a dit que j’étais jolie. Trois mots. Sincères, peut-être. Mais trop rapides pour toucher quelque chose en moi.
Et maintenant, nous sommes là.
Assis tous les quatre autour d’une table ronde, parfaitement dressée. Verres remplis, visages tournés les uns vers les autres, éclats de voix calculés. Nous jouons la famille parfaite.
Mais moi, je suffoque.
Florent est juste en face. Et sous cette table, ses jambes croisées frôlent parfois les miennes. Pas franchement. Pas clairement. Comme par erreur. Sauf que ce n’est pas une erreur.
C’est un jeu.
Un fil tendu.
Et je suis l’équilibriste.
— Tu as goûté ce plat la dernière fois, Grâce, non ? demande-t-il, tout en légèreté.
Ma gorge se serre. Je fais mine de réfléchir.
— Je… je crois, oui.
Je le sens chercher mes yeux. J’évite.
Je coupe un morceau dans mon assiette, mais je ne mange pas. Mon estomac est un nœud.
— Elle a une mémoire folle, intervient Noura. Grâce est une sorte de GPS gustatif ! Tu te souviens de Rome ? Ce plat de pâtes au citron ? Elle l’a refait à l’identique une semaine plus tard. Incroyable.
Elle rit. Un rire lumineux, franc. Elle n’a aucune idée de ce qu’elle vient de faire.
Elle m’enfonce malgré elle dans un souvenir commun. Moi, debout en cuisine. Et Florent derrière moi, s’approchant un peu trop près sous prétexte de m’aider à couper les citrons.
Je n’ai jamais osé le dire.
Je crois que je ne voulais pas le voir, moi non plus.
— Tu es très silencieuse, me glisse Silvio à l’oreille.
Il le dit avec douceur, une main sur mon genou sous la table. Je sursaute à ce contact, pourtant innocent. Je n’étais pas prête.
Mon corps tout entier est à fleur de nerfs.
— Je suis un peu fatiguée, je réponds.
Encore.
Toujours.
Le repas continue. Des banalités échangées. Des anecdotes. Noura qui se plaint de son boulot. Silvio qui parle d’un client exigeant. Je souris quand il faut. Je ponctue. Je joue ma partition.
Et Florent, lui…
Il joue aussi.
Ses yeux ne me quittent presque jamais. Pas longtemps. Il sait cacher. Il sait doser. Mais moi, je le vois. Je le sens.
Quand le serveur approche pour les desserts, Noura commande un fondant au chocolat. Silvio prend un café. Moi, je secoue la tête.
Et Florent murmure :
— Rien pour toi ?
Je lève les yeux. Il me regarde.
Longtemps.
Je pourrais dire oui. Ou non.
Mais à cet instant, j’ai l’impression que mon choix a du poids. Que quoi que je dise, il va l’interpréter.
Alors, presque par automatisme, pour couper ce lien invisible qui s’est tendu entre nous, je prononce :
— Je vais prendre la tarte au citron.
Un silence infime.
Puis ce léger sourire, à peine esquissé.
— Bonne idée. Elle est excellente ici.
Je serre les dents.
C’est son dessert préféré. Il me l’a dit un jour, comme ça, entre deux phrases.
Et moi, sans m’en rendre compte, je viens de tendre la main vers un souvenir commun.
Je l’ai nourri.
Je veux disparaître.
Silvio se penche vers moi pour me raconter une histoire drôle sur un collègue maladroit. J’essaie de rire. Mon rire est faible. Presque faux.
Et sous la table, la jambe de Florent touche la mienne.
Pas une fois. Pas deux.
Mais doucement. Lentement. Régulièrement.
Il n’appuie pas. Il reste là.
Et moi…
Je ne bouge pas.
Je pourrais.
Mais je reste.
Quand la note arrive, Silvio insiste pour régler. Florent ne proteste pas. Il ne proteste jamais. Il observe.
Dehors, la nuit est fraîche, presque agréable. Noura propose qu’on rentre à pied.
— Pour digérer, respirer un peu, marcher, profiter…
On marche deux par deux. Noura au bras de Silvio, déjà lancée dans une discussion animée sur un nouveau projet de podcast.
Moi, je reste en retrait.
Et Florent ralentit. Il glisse près de moi. Sans brusquer. Comme s’il n’y avait rien d’anormal à ce que nos épaules se frôlent.
— Tu étais belle ce soir.
Je me raidis.
— Florent… pas devant elle.
— C’est justement maintenant que j’en ai envie. C’est quand tu luttes que tu es la plus vraie.
Je le fixe. J’ai envie de hurler. De pleurer. De courir.
Mais je ne fais rien.
Et il s’approche encore. Juste assez pour que je sente son souffle sur ma tempe.
— Tu crois qu’ils nous voient ?
— Arrête.
— Tu ne veux pas qu’ils voient.
Mais moi, je vois tout.
Je me fige.
Il sourit.
Puis Noura se retourne, joyeuse.
— Vous traînez, vous deux !
Je sursaute. Mon cœur cogne contre mes côtes.
— On arrive, je dis, d’une voix que je ne reconnais pas.
Nous reprenons la marche.
Mais dans mon ventre, il y a cette boule. Cette certitude.
Je suis au bord.
Et il suffira d’un mot, d’un frisson, d’une nuit…
Pour que je tombe.
FlorentLe couloir du bureau s’étire devant moi, blanc, glacial, et silencieux comme une salle d’attente avant le verdict.Mes pas résonnent, trop forts, trop lourds pour cette atmosphère figée.Je pousse la porte de son bureau, ce sanctuaire qu’elle a érigé entre nous.Elle est là, absorbée dans ses dossiers, fronçant les sourcils, le front plissé.Un éclat de normalité dans un océan de chaos.Je reste figé, la détaillant.Elle ne m’a pas vu entrer.Dans ses épaules, je lis la tension d’un combat intérieur.Elle s’attend à un duel.Puis ses yeux s’élèvent, tombent sur moi.Surprise rapide, puis un sourire sec, presque une grimace.Un masque poli, tranchant, qu’elle porte comme une armure.— Florent.Son prénom tombe comme une accusation glaciale.Je referme la porte sans bruit, mon regard brûlant cherchant le sien.— Je voulais juste voir comment tu allais.Elle lâche son stylo avec un claquement sec, croise les bras, et me regarde droit dans les yeux, sans la moindre tendresse.— Ça
GrâceJe referme la porte de la cuisine dès que je peux.Je monte, une main crispée sur la rampe, l’autre enfoncée dans la poche de mon pull.Je sens encore son regard sur ma nuque.Même absent, Florent est là.Partout.Mes jambes me portent à peine.Chaque marche est un effort, chaque respiration un mensonge.Mon corps se souvient.Et le pire, c’est que je n’ai aucune envie d’oublier.Mais à l’instant où j’arrive à l’étage, une voix me coupe dans mon élan :— Tu crois que c’est normal qu’il me parle plus trop, le soir ?Je m’arrête net.Noura est là, adossée à l’encadrement de la salle de bain, serviette autour de la tête, pyjama trop grand.Elle me regarde avec ce mélange d’ironie et de vulnérabilité qu’elle seule maîtrise.— Florent ? je demande, en tentant de jouer l’étonnée.Elle hoche la tête.Puis elle entre dans la salle de bain et s’assoit sur le rebord de la baignoire, comme si elle m’invitait à un conseil de guerre.— Il fait tout pareil. Il rentre, il bouffe, il dit deux m
GrâceLe matin me gifle.Pas brutalement.Mais avec cette insistance sourde, lente, inévitable.Le jour est là, et je ne peux plus me cacher. Pas de nuit pour flouter. Pas d’ombre pour fondre.Je reste un moment allongée dans mon lit, les yeux ouverts, fixes.Je n’ai pas dormi. Ou à peine.Un demi-sommeil traversé par des éclats de mémoire. Des fragments.Ses mains.Sa bouche.Son souffle dans ma nuque.Le mur froid contre mon dos.Et mon cœur , traître fidèle , qui bat encore au rythme de cette nuit qu’il aurait voulu prolonger.Je me lève à contrecœur, comme on se relève d’un coup de feu.Tout mon corps est tendu, éveillé, encore imprégné.J’ai la peau sensible, les reins douloureux, les pensées déréglées.Je me sens étrangère à moi-même, mais aussi... plus vivante qu’hier.Je choisis mes vêtements sans réfléchir.Un pull large, un jean qui ne me serre pas.Quelque chose qui efface mes formes, qui me fait oublier que j’ai un corps.Mais j’en suis consciente. Ce camouflage n’est pas
FlorentJe referme la porte de ma chambre sans bruit.Mais mon cœur, lui, fait un vacarme impossible à taire.Il cogne. Fort. Trop fort. Comme s’il voulait me rappeler que ce que je viens de faire dépasse la ligne.La ligne que je m’étais juré de ne jamais franchir.Je reste là, immobile, dos contre la porte, la main figée sur la poignée.Je n’ose pas bouger. Comme si l’ombre de Grâce était restée accrochée à mes épaules.Comme si en faisant un pas de plus, je risquais de me briser.Je ferme les yeux.Mais au lieu du vide, c’est elle que je retrouve.Ses lèvres.Ses cils qui tremblent.Le goût de sa peau, subtil, intime, comme une vérité que je n’aurais jamais dû connaître.Grâce.J’ai franchi quelque chose avec elle.Et ce n’était pas juste un baiser.C’était une fracture.Je revois le couloir.Ses pas discrets.Sa robe de nuit à peine visible, flottant autour de ses jambes.Elle avait l’air ailleurs. Absente de son propre corps.Et pourtant, je n’ai jamais senti une présence aussi f
GrâceJe ne sais pas combien de temps je reste là.Le dos contre le mur.Les lèvres encore brûlantes.Le souffle morcelé.Le silence autour de moi est si dense qu’il semble me coller à la peau. Comme une seconde chair.Et dans cette immobilité trouble, tout en moi continue de vibrer.Son souffle.Sa bouche.Ses mains.La façon dont il a murmuré mon prénom comme si ce mot, que j’entends chaque jour, ne m’avait jamais vraiment appartenu jusqu’à ce qu’il le dise.Il est parti, et pourtant il est partout.Je pourrais presque sentir encore la pression de ses doigts sur ma nuque.Je pourrais presque croire qu’il est derrière moi, encore.Mais je suis seule.Et ce vide, là où il se tenait, est pire que tout.Je devrais remonter.Je devrais me laver le visage, boire un verre d’eau, retrouver une forme quelconque de contrôle.Mais mon corps ne répond pas.Il est resté coincé dans cette cuisine, dans cette minute précise où ses lèvres ont rencontré les miennes.Comme si le temps s’était figé, p
GrâceLa maison dort. Du moins, c'est ce que je pense. Il y a dans ces silences trop propres quelque chose qui m’agace. Une paix factice, endormie sur elle-même, comme une bête qui feint la mort.Noura est dans sa chambre, la porte fermée, aucune lumière sous l'encadrement. Elle dort profondément, ou fait semblant elle aussi.Silvio… j’ai entendu ses pas plus tôt. Lents, mécaniques. Il s’est enfermé dans sa routine comme dans une armure. Dîner à vingt heures. Télé. Brossage de dents. Lecture. Extinction des feux. Rien ne dépasse.Mais moi, je n’y arrive pas.Le sommeil me repousse.Je suis une boîte trop pleine, un vase fêlé qui ne sait plus s’il déborde ou se vide.Alors je descends.Pieds nus, en robe de nuit.Le parquet est tiède sous mes pas.Le couloir, lui, semble m’absorber long, noir, saturé d’ombres épaisses. Les murs respirent lentement autour de moi, comme si la maison s’éveillait à mesure que je m’enfonce dans sa gorge.Je vais vers la cuisine.Pas vraiment pour boire. Pl







