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Chapitre 5 — Ce qu’on ne dit pas

Author: Déesse
last update Huling Na-update: 2025-10-27 00:50:52

Silvio

Il y a des choses qu’on ne dit pas.

Pas parce qu’on les ignore. Mais parce qu’on ne veut pas les entendre à voix haute.

Parce que si on les dit… elles deviennent réelles.

Moi, j’ai toujours préféré les silences propres aux mots qu’on ne maîtrise pas.

J’ai été élevé dans l’idée qu’un homme digne est un homme solide, fiable, tempéré. J’ai appris à aimer en étant présent, pas envahissant. À parler peu, mais bien. À ne pas faire de vagues.

Et jusqu’à récemment, j’étais convaincu que ça suffisait.

Grâce m’a toujours dit qu’elle aimait ça chez moi.

Ma stabilité. Ma douceur. Ma façon de la protéger sans la brusquer.

Elle avait besoin de calme, disait-elle. De sécurité.

Et moi, je croyais lui offrir tout ça.

Mais depuis quelques semaines… quelque chose a changé.

Je le vois dans ses gestes.

Elle est là, mais sans y être.

Elle me sourit, mais son regard reste ailleurs.

Elle me touche par automatisme. Elle m’embrasse comme on ferme une porte.

Au début, je me suis dit que c’était passager. La fatigue. L’arrivée de Noura et Florent, peut-être. Ce rythme à quatre, cette promiscuité temporaire. Une tension diffuse qu’on mettrait vite sous le tapis.

Mais ce soir, au restaurant, j’ai eu un doute plus net. Un frisson dans l’échine.

C’était censé être une soirée légère. Un moment de complicité.

J’avais réservé ce restaurant pour faire plaisir, surtout à Grâce.

Un lieu sobre. Élégant. Le genre qu’elle aime.

Elle avait mis une robe bleu nuit, simple mais gracieuse. Ses cheveux relevés dégageaient sa nuque cette nuque que j’ai tant embrassée dans une autre vie. Une vie plus proche. Plus tactile.

Je l’ai trouvée belle. Mais aussi… distante.

Elle riait quand il fallait. Levait les yeux aux bons moments. Mais tout sonnait creux.

Et Florent… lui… il la regardait comme on regarde une énigme qu’on s’apprête à résoudre.

Pas de manière évidente. Non.

C’était plus feutré. Mais j’ai vu. Ce pli infime au coin de sa bouche. Ce regard qui s’attarde une seconde de trop. Ce ton particulier quand il s’adresse à elle. Trop mesuré. Trop attentif.

Grâce ne le regardait pas. Elle s’en défendait. Mais son corps parlait à sa place.

Il y avait une tension dans la manière dont elle croisait les jambes. Dont elle triturait sa serviette.

Et ce léger sursaut, à peine visible, quand leurs genoux se frôlaient sous la table.

J’ai eu froid.

Un frisson que je ne voulais pas nommer.

Alors j’ai parlé d’autre chose.

D’un projet au bureau. D’un livre que j’avais commencé. De souvenirs de vacances.

Je l’ai vue faire un effort. Pour me suivre. Pour me répondre.

Mais c’était un effort.

Sur le chemin du retour, j’ai marché aux côtés de Noura. Elle parlait fort. Riait à ses propres anecdotes.

Et derrière, j’ai entendu Grâce murmurer quelque chose à Florent. J’ai senti leur pas ralentir.

Et quand Noura s’est retournée pour les appeler 

"Vous traînez, vous deux !"

— j’ai eu un pincement. Brutal.

Ils étaient côte à côte. Trop proches. Trop synchrones.

Florent a répondu quelque chose. Un mot banal.

Grâce, elle, n’a rien dit.

J’ai fait semblant de rien. Comme toujours.

Dans la chambre, plus tard, elle s’est changée en silence.

Un t-shirt ample. Un pantalon trop large.

Elle se glissait dans sa pudeur comme dans une armure.

Je l’ai regardée. Longtemps.

J’ai eu envie de lui dire ce que je ressentais.

Mais mes mots se sont bloqués dans ma gorge.

Parce que je ne suis pas ce genre d’homme.

Je ne sais pas dire :

"Tu es en train de partir."

"Tu ne me regardes plus."

"Tu penses à lui."

Alors j’ai dit :

— Tu veux que je baisse la lumière ?

Elle a hoché la tête.

— Oui, s’il te plaît.

Et c’est tout ce que nous nous sommes dit.

Elle s’est endormie vite. 

Moi, j’ai tourné en rond dans ma tête.

Je me suis levé. Marché dans le couloir.

Pris un verre d’eau que je n’ai pas bu.

Et je me suis retrouvé dans la cuisine.

Exactement là où je sais qu’ils se sont croisés une nuit.

Je ne sais rien, bien sûr. Mais je le sens.

Cette pièce garde leur tension. Leur trace.

J’ai pensé à Florent.

À ce calme étrange qu’il dégage.

À cette capacité qu’il a de lire les gens.

À la façon dont il parle peu… mais touche juste.

Et j’ai pensé à Grâce.

À sa fidélité. À son silence. À sa réserve.

Mais aussi à son feu secret. À ce feu que je n’ai peut-être jamais su nourrir.

Quand je suis revenu dans la chambre, j’ai voulu la prendre dans mes bras.

Mais je n’ai pas su.

Parce qu’à ce moment-là…

je me suis senti de trop.

Et cette pensée-là elle m’a glacé.

Alors je me suis allongé à côté d’elle.

Sans la toucher.

Comme si le moindre contact pouvait faire tout s’effondrer.

Je suis resté là.

Les yeux ouverts dans le noir.

Le cœur battant sans bruit.

Avec cette certitude rampante :

Je suis en train de la perdre.

Et je n’ai aucune idée de comment la retenir.

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