Éric
Le bureau m’oppresse.
Plus que jamais.J’y suis pourtant venu pour fuir. Fuir la chambre. Fuir Clara. Fuir le souvenir de la veille, de sa voix douce comme un verdict, de son souffle mesuré dans le noir. Fuir surtout Jade. Ironie sordide : c’est elle que je retrouve, dès le seuil franchi.
Pas en chair. En esprit. En parfum. En poison.
Tout me rappelle Jade. Même ici.
L’odeur du café, d’habitude rassurante, me brûle la gorge. Le bruit des claviers, les appels au loin, les portes qui claquent… chaque chose m’agresse. Mon corps est là, assis, costume impeccable, cravate bien nouée. Mais à l’intérieur, c’est le désert.
Je crois que je suis devenu une enveloppe.
Une illusion d’homme.Les collègues me saluent, me parlent. Je réponds par automatisme. Je souris parfois. J’ai appris à faire semblant. Je suis un bon menteur, désormais. Mais mes mains tremblent un peu quand je m’assois. Et mon estomac se tord chaque fois qu’un téléphone vibre.
Parce que j’attends un message.
Le sien.Et parce que je redoute qu’il arrive.
Je l’imagine, derrière son écran, cigarette entre les doigts, jambe repliée sur un fauteuil. Elle ne douterait pas. Elle oserait. Elle, elle n’aurait pas besoin d’écrire puis d’effacer mille fois.
Mais moi, je suis encore suspendu.
Entre deux mondes.À onze heures, je craque.
Je ferme la porte de mon bureau. Je baisse le store. Je verrouille.
Et je vais la chercher : Jade.Son profil I*******m. Quelques photos, froides, maîtrisées. Mais dans chaque image, il y a quelque chose de moi. Ou peut-être est-ce moi qui mets quelque chose d’elle partout. Sa dernière photo est là. Un verre de vin rouge. Une table en marbre blanc. Une lumière chaude.
"Entre deux villes, entre deux vérités."Je la relis. Encore. Et encore.
Je tape un message.
“Tu me manques.”J’efface.
Je recommence.
“Je repense à cette nuit.”J’efface.
Je soupire. Je ferme l’application. Je la rouvre. Encore.Je me déteste.
Je suis censé aimer ma femme.
Je suis censé rentrer à la maison sans cette faim étrange au creux du ventre. Mais je pense à Jade comme un homme pense à son dernier souffle.Et Clara…
Clara devient une habitude. Une ombre douce. Un silence qui m’énerve.Je passe l’après-midi à errer entre des dossiers ouverts et jamais lus, des messages professionnels auxquels je réponds sans lire. Je suis là, mais absent. Tout ce que je fais est vide.
À 17h, je n’en peux plus. Je pars. Je fuis.
Mais je ne rentre pas immédiatement.Je marche dans la rue. Je m’arrête devant un bar. Je me demande si elle est là, quelque part, en train de m’attendre. Peut-être dans un autre hôtel. Peut-être nue sous un peignoir. Peut-être en train de rire déjà de moi.
Et pourtant je ne l’appelle pas.
Quand je rentre à l’appartement, il fait presque nuit. Clara est dans la cuisine. Elle découpe des légumes avec lenteur. Trop de lenteur.
Je m’arrête sur le seuil.
Elle ne se retourne pas.— Tu veux un verre ? demande-t-elle.
Sa voix est douce. Mécanique.
Je réponds oui.
Je me sers moi-même.Elle me sourit. Un tout petit sourire. Poli. Lointain.
Et je comprends que ce sourire est le début de la fin.
Clara
Je le sens avant même qu’il entre.
Je sens sa fatigue, son absence, son odeur étrangère à la maison. Quand la porte s’ouvre, c’est comme si l’air changeait autour de moi. Comme si l’amour que j’ai tant tenté de préserver s’étiolait à chaque pas qu’il fait vers moi.
Je suis dans la cuisine. Je découpe des carottes. Il aimait ça, avant.
Je fais semblant. Je m’accroche aux gestes, aux recettes. Je m’accroche à ce qu’il reste.Il me dit bonsoir.
Je l’entends à peine.Je lui propose un verre. Parce que je ne sais plus quoi dire d’autre. Parce que lui poser une question serait le forcer à mentir. Et je ne veux pas l’entendre mentir.
Pas ce soir.
Il me regarde. Je le vois, du coin de l’œil. Il ne sait pas quoi faire de ses mains, ni de son silence. Il veut combler. Mais il n’a plus rien à offrir.
Alors il me sourit.
Et moi, je lui rends ce sourire.Un sourire d’adieu.
Pendant qu’il boit son verre, je pense à toutes les fois où il me regardait vraiment. Où son regard me cherchait, me déshabillait, me voulait. Ces regards-là ont disparu. Remplacés par cette gêne, cette culpabilité feinte, cette retenue lâche.
Je le sais.
Je sais qu’il pense à elle.
Pas à cause d’un message lu. Pas à cause d’un mot entendu.
Mais parce qu’il ne me voit plus.Je suis là, devant lui, et il regarde à travers moi.
J’ai trouvé une trace de rouge à lèvres sur sa chemise il y a deux jours. Un rouge foncé, presque bordeaux. Moi, je ne porte que des tons neutres. Il sait que je l’ai vu. Je l’ai remise en boule dans le panier à linge. Je n’ai rien dit.
Et il n’a rien dit non plus.
Je me suis réveillée cette nuit. Il respirait fort. Il avait le front humide. Je l’ai observé. Je me suis demandé s’il rêvait d’elle. Si, dans son sommeil, il trouvait avec elle ce qu’il ne cherche plus avec moi.
Et c’est là que j’ai compris.
Il n’était pas parti.Il s’était évaporé.
Décomposé.Et moi, j’étais là. Seule avec un fantôme. Un homme que j’aimais. Que j’aime encore. Et que je suis en train de perdre, sans même avoir la force de le retenir.
Je n’ai pas crié. Je n’ai pas pleuré.
Mais depuis cette nuit, je le pleure en silence.Et je me prépare. Pas à lui faire une scène. Pas à le supplier.
Mais à le laisser choisir.Je veux savoir s’il est encore capable de me voir.
Moi ,Clara.
Pas la femme avec qui il partage une adresse.
Mais la femme qu’il a aimée. Peut-être.
Un jour.
ÉricC’est Clara qui l’a dit, hier soir.En rangeant les coussins du canapé.En relevant les rideaux.En regardant à peine Jade, plantée dans l’embrasure du couloir, un livre à la main.— Demain matin, on prendra le petit déjeuner tous ensemble.Sa voix était douce. D’une douceur chirurgicale.Et moi, j’ai senti le sol se dérober.Parce qu’il n’y avait aucune colère dans cette phrase.Aucune jalousie.Seulement une intention. Tranchante , parfaitement glacée.Ce matin, Jade est déjà levée.Elle est dans la cuisine, pieds nus, tee-shirt large, les cheveux relevés en un chignon lâche. Comme si elle était chez elle. Comme si tout lui appartenait. Même la lumière.Elle m’a croisé dans le couloir. M’a souri.— Bien dormi ? m’a-t-elle soufflé à l’oreille, avant de déposer un baiser invisible au coin de mes lèvres.Je n’ai pas répondu. Parce que ma femme était dans la salle de bain. Parce que ma fille chantait dans sa chambre. Parce que mon corps, encore, portait l’empreinte de Jade et qu’un
ClaraJe me réveille avant lui.C’est rare. Presque étrange. En général, c’est Éric qui se lève le premier. Discret. Organisé. Il aime ce moment à lui, avant le tumulte. Il va dans la cuisine, prépare le café, lit les journaux en ligne ou jette un œil aux mails du cabinet. Mais ce matin, son bras est encore sur moi. Son souffle régulier. Son torse monte et descend doucement, comme s’il cherchait à convaincre le monde qu’il dort paisiblement.Mais je le sens.Ce n’est pas un sommeil normal.Il y a quelque chose dans la tension de sa mâchoire, dans l’arc de ses sourcils, dans l’immobilité de ses bras. Un calme qui n’est pas du repos, mais de la fuite. Un silence qui ne repose pas, mais qui étouffe.Et moi, je ne bouge pas.Je reste là. Figée.Je l’observe, comme on observe une pièce fermée à double tour. Il y a en lui une porte qui ne veut plus s’ouvrir. Une distance nouvelle. Quelque chose qui n’était pas là, hier encore. Ou alors… que je refusais de voir.Je tends la main.Je effleure
ÉricJe ne dors pas.Je laisse mon corps peser contre elle. Je respire lentement. Je laisse croire que je me suis abandonné au sommeil. Mais en vérité… c’est tout l’inverse.Je suis en feu.Il y a sa main dans mes cheveux. Son souffle contre mon front. Son odeur. Son silence.Tout est trop réel.Trop vivant.Trop…..Son corps contre le mien est une énigme insoluble. Une évidence impensable. Sa chaleur me consume à petit feu. Et pourtant, je reste. Je ne pars pas. Je n’arrive pas à décrocher.Je devrais.Je devrais me lever. Regagner ma chambre. Me glisser dans le lit conjugal. Étirer le mensonge. Préserver l’illusion. Faire comme si rien n’avait eu lieu. Mais je reste là. Prisonnier de cette chambre, de cette femme, de cette nuit.Je sens son cœur battre contre mon bras. Régulier. Calme. Trop calme.Et moi, je tremble.Ses doigts quittent mes cheveux. Descendent lentement sur ma nuque. Puis mon dos. Légers. Précis. Profonds. Je ferme les yeux. Je retiens ma respiration. Je sais ce qui
JadeCe soir, je ne joue pas.Ce soir, je n’ai pas envie d’humilier, de provoquer, de tordre.Je n’ai pas envie de faire plier Éric, ni de tester ses limites, ni de l’étouffer avec mon silence.Ce soir, j’ai juste envie… de le regarder.D’être là. Dans cette pièce, avec lui. Rien d’autre. Rien de plus dangereux que cette vérité-là.Parfois, je me surprends moi-même.Je m’étais juré de ne jamais céder à ça. Cette tendresse rampante. Cette chaleur dangereuse. Ce poison lent qui prend racine dans les gestes les plus simples. C’est plus insidieux que la haine. Plus profond que le désir. C’est… une faille. Et je tombe dedans, les yeux ouverts.Et peut-être que ce n’est pas lui, le piège.Peut-être que c’est moi.Peut-être que c’est ici que je me perds, que je flanche, que je me trahis.Il est là.Et dans sa façon de me regarder ce soir, il n’y a plus de peur. Juste… une fatigue douce. Un abandon pur. Un besoin presque enfantin.Et ça me désarme.Et lui, ce soir, ne joue pas non plus.Il es
JadeJe me réveille avant l’aube.Pas parce que j’ai mal dormi. Pas parce que j’ai fait un cauchemar.Non. Je me réveille simplement parce que j’en ai décidé ainsi.Il n’y a pas d’alarme. Pas de bruit. Rien.Juste ce moment suspendu, où la maison est encore engourdie.Et moi, parfaitement réveillée.Lucide.Le lit est confortable. Un peu trop. Les draps sentent la lessive familiale, douce, tiède, presque maternelle. Ce genre d’odeur qui rassure, qui berce, qui fait croire à une vie normale.Mais rien n’est normal ici. Pas depuis que je suis entrée.Il y a un cadre avec des fleurs séchées au mur. Un tapis à motifs. Une lampe en forme de boule. Tout est si propre. Si bien rangé. Si… fade.Je me lève. J’enfile une robe légère, fluide, qui ne crie pas mais qui caresse.J’attache mes cheveux d’un geste nonchalant, laisse deux mèches tomber volontairement devant mes tempes.Je pose un peu de parfum derrière les oreilles. Celui qu’Éric connaît par cœur. Celui qui s’accroche aux draps même qu
ÉricJe n’ai pas dormi.Pas une seconde.Le salon est un champ de ruines. Le tapis froissé. Ma chemise, déchirée. Mon corps, marqué. Ma bouche, encore chaude de la sienne. Et pourtant, elle est partie comme un mirage.Je suis resté là, figé, nu, pendant une éternité. Comme si mon corps refusait de revenir à la réalité. Comme si l’air lui-même avait changé de consistance après son départ.Clara s’est levée à 7h comme toujours. Elle m’a trouvé dans la salle de bain, l’air fatigué, le regard fuyant. Un mal de crâne bidon comme excuse. Elle m’a embrassé sur la tempe. Elle a souri. Elle m’a demandé si je voulais du café. J’ai dit oui.Mensonge sur mensonge.Et moi, au milieu, un pantin de chair qui ne sait plus à qui il appartient. Ou plutôt, si. Je sais très bien. Mais je continue à faire semblant.À midi, je suis dans mon bureau. Les rideaux à moitié tirés. Les volets entrouverts. Lumière froide. Ombres longues. Je fixe le mur, incapable de me concentrer sur quoi que ce soit.Je la veux.