Éric
Il est presque quatre heures du matin quand je quitte l’hôtel.
Le couloir est silencieux, couvert de moquette épaisse, étouffant mes pas comme si même l’endroit avait honte de moi. L’ascenseur descend lentement, trop lentement. Mon reflet dans les parois métalliques me renvoie une image trouble : yeux rougis, chemise froissée, bouche marquée par les baisers d’une autre. D’un coup de manche, j’essaie d’effacer ce que je suis devenu. Peine perdue.
La ville dort.
Lyon s’étire dans un calme spectral. Les rares voitures croisent mon chemin sans s’arrêter. Les vitrines sont éteintes. Les arbres tremblent doucement sous le vent nocturne. Les feuilles mortes glissent sur le trottoir comme des aveux qu’on tente de fuir.
Je marche vite, les mains dans les poches, le col du manteau relevé. Pas pour me réchauffer. Pour me cacher.
Je n’ai pas pris de taxi. Je ne veux pas rentrer trop vite. Je veux sentir mes jambes me brûler, mon cœur cogner sous les côtes. Je veux mériter un peu de la douleur que je devrais ressentir. Mais tout est confus. Ce que je ressens, c’est autre chose. Une torpeur moite, une tension entre la honte et le désir.
Je sens encore Jade sur moi.
Sa peau, son odeur. Cette trace invisible et indélébile. J’ai beau passer ma main sur mon cou, elle est là. Là, partout. Même le vent froid ne la chasse pas. Elle me colle à la peau comme une sentence.
Quand je lève les yeux, j’aperçois les premières lueurs du quartier. Mon quartier. Mon immeuble. Mon autre vie. Celle de l’époux fidèle. Du juriste sérieux. Du voisin discret.
Je ralentis. Mes jambes deviennent lourdes.
L’ascenseur de l’immeuble est silencieux, et chaque étage me donne envie de redescendre. De fuir. Mais fuir où ? Chez elle ? Ce serait pire. Je suis dans cet entre-deux nauséabond où aucun retour en arrière n’est possible, mais où rien devant n’est vraiment clair.
Lorsque j’arrive devant la porte, les clés tremblent dans ma main. Le métal claque dans la serrure. Mon ventre se serre.
Le salon est plongé dans l’obscurité, comme si la nuit s’était aussi installée à l’intérieur de mon foyer.
Je referme doucement derrière moi. J’enlève mes chaussures à pas de loup. J’avance comme un voleur dans ma propre maison. Une odeur familière m’enveloppe, celle du linge propre, du bois ciré, du café froid. Et ce silence… il est plus lourd que n’importe quel cri.
Je m’approche de la chambre.
La porte est entrouverte. Clara est allongée, dos tourné, dans la pénombre. Une mèche de cheveux dépasse de son oreiller. Sa respiration est lente, régulière. Mais je la connais. Ce n’est pas le sommeil. C’est l’attente silencieuse. Le contrôle.
Je reste là, quelques secondes, figé. À la regarder. À sentir la morsure du remords me traverser les os.
Elle est belle. Même là, immobile. Une beauté douce, familière, silencieuse. Rien à voir avec l’électricité brute de Jade. Clara, c’est la lumière stable, celle qu’on oublie d’admirer. Jade, c’est la foudre. Et je suis allé vers la foudre, en sachant qu’elle me brûlerait.
Je me dirige vers la salle de bain. J’allume la lumière. Je ne supporte pas mon reflet. Mes yeux fuient le miroir.
Je fais couler l’eau glacée. Je frotte. Fort. J’ai la peau rouge, à vif. Mais je continue. Comme si la douleur pouvait racheter l’acte. Je me passe les mains dans les cheveux. Je tremble. J’ai envie de vomir.
Quand je ressors, Clara est réveillée. Elle ne me regarde pas. Mais je sais qu’elle ne dort pas.
— Tu rentres tard, dit-elle.
Sa voix est posée, plate. Pas un reproche. C’est pire que ça. C’est un diagnostic.
— J’ai eu… une discussion qui a traîné. Avec un collègue.
Mensonge. Sec. Moche. Mal formulé.
Elle ne dit rien. Ne relève pas. Elle garde les yeux ouverts vers le mur.
— Tu sens l’alcool.
Je me tais.
Je pourrais tout dire. Là. Maintenant. Me délester. Pleurer. Supplier. Mais les mots se bloquent dans ma gorge. Parce que je sais qu’à l’instant où je les prononcerai, il n’y aura plus de retour possible. Clara me verra tel que je suis. Un homme lâche. Et je ne suis pas prêt. Pas encore.
Je me glisse dans le lit. L’écart entre nous est immense. Pas en centimètres. En vérité. En douleur. En silence.
— Bonne nuit, souffle-t-elle.
Mais ce n’est pas un souhait. C’est une sentence.
Je fixe le plafond. Les ombres dansent doucement, projetées par la lumière extérieure. Je me repasse la scène. Jade. Ses soupirs. Son regard après l’amour. Son sourire de femme qui sait ce qu’elle a fait. Ce qu’elle a pris. Ce qu’elle détient maintenant.
Je me suis donné. Corps et cœur. Je n’ai pas juste trahi. J’ai cédé.
Clara est là, si proche. Mais elle est loin. Très loin. Ses épaules sont tendues. Son souffle est retenu. Elle ne dort pas. Elle attend. Ou elle encaisse.
Et moi, je me noie.
Je sens que je viens de rompre quelque chose de profond. Une ligne sacrée. Et le pire, c’est que je n’ai même pas envie de revenir en arrière.
Je suis vidé. Dépossédé. Déformé.
Je n’ai pas dormi , pas une minute , car je pense à cette femme , elle me rend fou .
Quand l’aube arrive, elle est froide. Elle éclaire trop de choses. Les plis du drap. Le creux vide entre nos corps. Le coussin que Clara ne serre plus.
Elle se lève sans un mot. Traverse la chambre comme une étrangère. Pas un regard. Pas un soupir. Elle ferme la porte de la salle de bain derrière elle.
Je reste là. Allongé. Immobile.
Je suis devenu un homme que je ne reconnais plus.
Et le pire…
C’est que je sais que je vais la revoir.
Jade.
ÉricC’est Clara qui l’a dit, hier soir.En rangeant les coussins du canapé.En relevant les rideaux.En regardant à peine Jade, plantée dans l’embrasure du couloir, un livre à la main.— Demain matin, on prendra le petit déjeuner tous ensemble.Sa voix était douce. D’une douceur chirurgicale.Et moi, j’ai senti le sol se dérober.Parce qu’il n’y avait aucune colère dans cette phrase.Aucune jalousie.Seulement une intention. Tranchante , parfaitement glacée.Ce matin, Jade est déjà levée.Elle est dans la cuisine, pieds nus, tee-shirt large, les cheveux relevés en un chignon lâche. Comme si elle était chez elle. Comme si tout lui appartenait. Même la lumière.Elle m’a croisé dans le couloir. M’a souri.— Bien dormi ? m’a-t-elle soufflé à l’oreille, avant de déposer un baiser invisible au coin de mes lèvres.Je n’ai pas répondu. Parce que ma femme était dans la salle de bain. Parce que ma fille chantait dans sa chambre. Parce que mon corps, encore, portait l’empreinte de Jade et qu’un
ClaraJe me réveille avant lui.C’est rare. Presque étrange. En général, c’est Éric qui se lève le premier. Discret. Organisé. Il aime ce moment à lui, avant le tumulte. Il va dans la cuisine, prépare le café, lit les journaux en ligne ou jette un œil aux mails du cabinet. Mais ce matin, son bras est encore sur moi. Son souffle régulier. Son torse monte et descend doucement, comme s’il cherchait à convaincre le monde qu’il dort paisiblement.Mais je le sens.Ce n’est pas un sommeil normal.Il y a quelque chose dans la tension de sa mâchoire, dans l’arc de ses sourcils, dans l’immobilité de ses bras. Un calme qui n’est pas du repos, mais de la fuite. Un silence qui ne repose pas, mais qui étouffe.Et moi, je ne bouge pas.Je reste là. Figée.Je l’observe, comme on observe une pièce fermée à double tour. Il y a en lui une porte qui ne veut plus s’ouvrir. Une distance nouvelle. Quelque chose qui n’était pas là, hier encore. Ou alors… que je refusais de voir.Je tends la main.Je effleure
ÉricJe ne dors pas.Je laisse mon corps peser contre elle. Je respire lentement. Je laisse croire que je me suis abandonné au sommeil. Mais en vérité… c’est tout l’inverse.Je suis en feu.Il y a sa main dans mes cheveux. Son souffle contre mon front. Son odeur. Son silence.Tout est trop réel.Trop vivant.Trop…..Son corps contre le mien est une énigme insoluble. Une évidence impensable. Sa chaleur me consume à petit feu. Et pourtant, je reste. Je ne pars pas. Je n’arrive pas à décrocher.Je devrais.Je devrais me lever. Regagner ma chambre. Me glisser dans le lit conjugal. Étirer le mensonge. Préserver l’illusion. Faire comme si rien n’avait eu lieu. Mais je reste là. Prisonnier de cette chambre, de cette femme, de cette nuit.Je sens son cœur battre contre mon bras. Régulier. Calme. Trop calme.Et moi, je tremble.Ses doigts quittent mes cheveux. Descendent lentement sur ma nuque. Puis mon dos. Légers. Précis. Profonds. Je ferme les yeux. Je retiens ma respiration. Je sais ce qui
JadeCe soir, je ne joue pas.Ce soir, je n’ai pas envie d’humilier, de provoquer, de tordre.Je n’ai pas envie de faire plier Éric, ni de tester ses limites, ni de l’étouffer avec mon silence.Ce soir, j’ai juste envie… de le regarder.D’être là. Dans cette pièce, avec lui. Rien d’autre. Rien de plus dangereux que cette vérité-là.Parfois, je me surprends moi-même.Je m’étais juré de ne jamais céder à ça. Cette tendresse rampante. Cette chaleur dangereuse. Ce poison lent qui prend racine dans les gestes les plus simples. C’est plus insidieux que la haine. Plus profond que le désir. C’est… une faille. Et je tombe dedans, les yeux ouverts.Et peut-être que ce n’est pas lui, le piège.Peut-être que c’est moi.Peut-être que c’est ici que je me perds, que je flanche, que je me trahis.Il est là.Et dans sa façon de me regarder ce soir, il n’y a plus de peur. Juste… une fatigue douce. Un abandon pur. Un besoin presque enfantin.Et ça me désarme.Et lui, ce soir, ne joue pas non plus.Il es
JadeJe me réveille avant l’aube.Pas parce que j’ai mal dormi. Pas parce que j’ai fait un cauchemar.Non. Je me réveille simplement parce que j’en ai décidé ainsi.Il n’y a pas d’alarme. Pas de bruit. Rien.Juste ce moment suspendu, où la maison est encore engourdie.Et moi, parfaitement réveillée.Lucide.Le lit est confortable. Un peu trop. Les draps sentent la lessive familiale, douce, tiède, presque maternelle. Ce genre d’odeur qui rassure, qui berce, qui fait croire à une vie normale.Mais rien n’est normal ici. Pas depuis que je suis entrée.Il y a un cadre avec des fleurs séchées au mur. Un tapis à motifs. Une lampe en forme de boule. Tout est si propre. Si bien rangé. Si… fade.Je me lève. J’enfile une robe légère, fluide, qui ne crie pas mais qui caresse.J’attache mes cheveux d’un geste nonchalant, laisse deux mèches tomber volontairement devant mes tempes.Je pose un peu de parfum derrière les oreilles. Celui qu’Éric connaît par cœur. Celui qui s’accroche aux draps même qu
ÉricJe n’ai pas dormi.Pas une seconde.Le salon est un champ de ruines. Le tapis froissé. Ma chemise, déchirée. Mon corps, marqué. Ma bouche, encore chaude de la sienne. Et pourtant, elle est partie comme un mirage.Je suis resté là, figé, nu, pendant une éternité. Comme si mon corps refusait de revenir à la réalité. Comme si l’air lui-même avait changé de consistance après son départ.Clara s’est levée à 7h comme toujours. Elle m’a trouvé dans la salle de bain, l’air fatigué, le regard fuyant. Un mal de crâne bidon comme excuse. Elle m’a embrassé sur la tempe. Elle a souri. Elle m’a demandé si je voulais du café. J’ai dit oui.Mensonge sur mensonge.Et moi, au milieu, un pantin de chair qui ne sait plus à qui il appartient. Ou plutôt, si. Je sais très bien. Mais je continue à faire semblant.À midi, je suis dans mon bureau. Les rideaux à moitié tirés. Les volets entrouverts. Lumière froide. Ombres longues. Je fixe le mur, incapable de me concentrer sur quoi que ce soit.Je la veux.