Élise
Je suis dans ma chambre, encore enveloppée dans la douce chaleur de la matinée. Le souvenir de Armand, de ses baisers et de sa présence furtive, flotte autour de moi comme un parfum interdit. Soudain, un bruit de pas retentit dans le couloir. Mon cœur rate un battement : c’est mon père.
Je me précipite vers la fenêtre, le souffle court, et j’aperçois Armand près du rebord. Il me regarde, un mélange d’inquiétude et de tendresse dans les yeux.
– Vite, chuchoté-je, passe par la fenêtre… vite !
Il hoche la tête, disparaissant avec une agilité silencieuse, et je referme précautionneusement les volets. Le danger est passé, mais l’adrénaline brûle encore mes veines.
Quelques secondes plus tard, un knock autoritaire retentit à ma porte.
– Élise ! Ouvre-moi immédiatement !
Je respire profondément, reprenant contenance, et laisse entrer mon père, Monsieur Henri de Villeneuve. Il entre avec sa démarche stricte, le visage fermé, scrutant chaque recoin de ma chambre comme s’il cherchait déjà la moindre faiblesse.
– Pourquoi as-tu mis tant de temps pour m’ouvrir ? demande-t-il, la voix glaciale.
Je hausse les épaules, feignant l’indifférence.
– J’étais occupée… qu’est-ce que vous voulez ?
Son regard perçant ne me quitte pas, et je sens que ses yeux cherchent à sonder chaque pensée, chaque secret que je pourrais cacher.
– Ce soir, dit-il enfin, tu assisteras au dîner de fiançailles. Ce sera dans la propriété de ton futur époux, Charles-Antoine de Montferrand.
Je me fige. Charles-Antoine de Montferrand… un homme beaucoup plus âgé que moi, un nom que je connaissais uniquement par la société et les commérages. Mon estomac se noue, et je sens la colère et la peur se mêler en un mélange amer.
– Vous… vous ne pouvez pas me forcer ! m’exclamai-je, la voix tremblante mais vibrante de révolte. Je ne veux pas… je ne veux pas de ce mariage !
Mon père me fixe, ses yeux deviennent encore plus froids, tranchants comme des lames.
– Écoute-moi bien, Élise, dit-il d’une voix glaciale mais ferme. Tu n’as pas le choix. Ce mariage n’est pas une question de désir ou de volonté personnelle. C’est une alliance. Pour la famille. Pour l’honneur. Et tu t’y conformeras.
Je sens mes poings se serrer, mes doigts trembler de colère. Une rage sourde bouillonne dans ma poitrine, mais je dois rester prudente. Le moindre mot de trop pourrait déclencher sa colère, et je ne peux pas risquer cela.
– Mais… je… protestai-je, les mots bloqués dans ma gorge.
– Tu as entendu, Élise, coupe-t-il sèchement. Le dîner ce soir n’est pas une option, et ta présence est obligatoire. Tu fermeras la bouche et suivras les règles comme toujours.
Je baisse les yeux, mes mains crispées sur le tissu de ma robe. La pièce semble se refermer autour de moi, et je sens une boule de désespoir monter dans ma poitrine. Pourtant, au fond de moi, le feu secret de ma rébellion ne s’éteint pas. Lucien, ses baisers volés, sa présence furtive… tout cela me rappelle que je ne suis pas seule, que je peux trouver une force autre que celle que mon père croit détenir.
– Très bien, dis-je enfin, la voix tremblante mais mesurée. Je… je serai prête pour ce soir.
Mon père hoche la tête, satisfait de ce semblant d’acceptation. Il se retire, laissant derrière lui une tension glaciale et un silence oppressant.
Je reste là, seule, les mains sur les genoux, reprenant mon souffle. Le mariage, le dîner, le fiancé imposé… tout cela semble insurmontable. Mais je sais que je dois tenir. Pour Lucien, pour moi, pour la liberté que je refuse de céder.
Mes yeux se tournent vers la fenêtre par laquelle Lucien est parti. Un sourire triste mais déterminé se dessine sur mes lèvres. Quoi qu’il arrive ce soir, quoi qu’il dise ou impose, je ne renoncerai pas à ce que je ressens pour lui. Je dois être forte, et chaque baiser volé, chaque promesse silencieuse, devient mon armure contre l’autorité et les contraintes de ce monde.
Le dîner approche, et avec lui, le poids des conventions, des alliances, et de la société. Mais au fond de moi, une flamme brûle, fragile mais obstinée, prête à éclairer les ombres de cette vie qui m’est imposée.
ÉLISELe jour se lève lentement, comme à contrecœur.La lumière grise filtre à travers les rideaux de lin, timide et voilée, et me trouve déjà éveillée.Charles-Antoine dort encore, une main sur ma taille, paisible, presque enfantin.Le voir ainsi, si calme après la nuit qu’il croit avoir possédée, m’arrache un sourire sans joie.Il ignore tout , de moi, de mes pensées, de ce que je m’apprête à faire.La nuit a été un voile, un théâtre. Le matin, lui, sera vérité.Je me dégage avec douceur, sans bruit.Le parquet gémit sous mes pas nus ; chaque craquement semble me trahir.Je me penche pour ramasser ma robe, froissée sur le tapis, et la passe lentement, comme si je revêtais à nouveau mon rôle d’épouse exemplaire.Mais sous le tissu, mon cœur bat plus fort.Je n’ai plus le luxe du doute.Le miroir me renvoie un visage pâle, fatigué, mais décidé.Je coiffe mes cheveux avec soin, épingle une mèche derrière mon oreille, et cache dans mon corsage la clé du petit coffre que Charles-Antoine
CHARLES-ANTOINELa maison est silencieuse, seulement troublée par le crissement des planchers et le souffle régulier des domestiques qui s’effacent derrière les portes closes.Je la trouve dans le salon, près du feu mourant, les mains posées sur ses genoux comme si elle voulait retenir le monde à distance.— Élise, murmurai-je, en entrant avec un plateau.Des petits verres de liqueur et quelques friandises disposées avec soin sur de la porcelaine fine. La lumière vacillante du feu fait briller le cristal, et mon cœur s’accélère à la mesure de notre complicité silencieuse.Elle lève les yeux et me transperce de son regard feintement froid.— Merci, dit-elle simplement, son ton glacé ne promettant rien.Je m’approche, pose le plateau sur la table basse.— Je pensais à un petit jeu ce soir… juste pour nous. Un moyen d’oublier les convenances.Elle me fixe en silence. Un mince sourire effleure ses lèvres, mais ses yeux restent prudents, presque défiants.— Quel genre de jeu ?Je lui tends
ÉLISE La lumière filtre à travers les rideaux épais, dorée, immobile, impitoyable.La chambre garde encore la chaleur de la nuit, mais tout semble déjà figé, comme si le temps retenait son souffle autour de nous.Je m’éveille avant lui.Charles-Antoine dort d’un sommeil tranquille, une main posée sur le drap, son visage apaisé.Je le regarde, longuement.Il a la sérénité de ceux qui croient avoir accompli leur devoir et cette croyance, plus que tout, me donne de la force.Je me lève sans bruit.Mes pas nus glissent sur le tapis. Le miroir m’attend, grand, impassible.Je m’y découvre pâle, les cheveux défaits, la peau encore marquée par la nuit.Mais derrière cette image docile, je sens battre quelque chose d’autre : une détermination calme, presque sacrée.Je souris à mon reflet.Je m’y entraîne.La porte s’ouvre sans frapper.La gouvernante entre, accompagnée de deux jeunes servantes aux gestes calculés. Elles ne disent rien, mais leurs regards inspectent tout : les draps, le lit, l
ÉLISELa demeure des de Valmont est une forteresse de beauté.Tout y brille trop fort : les miroirs, les dorures, les regards des domestiques. L’air y est si lisse qu’on y glisse au moindre souffle. J’avance, prisonnière d’une perfection qu’on m’impose.Charles-Antoine marche à mes côtés comme s’il me guidait dans un royaume conquis. Sa voix douce masque une autorité que je sens vibrer à chaque mot. Tout en lui respire la maîtrise , celle d’un homme qui croit tenir son avenir entre ses mains.Et moi, je le regarde à peine. Je le laisse croire.Chaque salle est un théâtre silencieux : les candélabres, les tapisseries, les portraits de femmes mortes avant moi, toutes parées du même sourire résigné.Je pense à Armand. À la promesse de liberté qu’il m’a soufflée comme un serment.Et plus le marbre brille, plus je sens la pierre se refermer sur moi.Le soir tombe, et la maison change de peau. Les domestiques se retirent peu à peu, laissant derrière eux le parfum de la cire chaude. Dans les
ÉLISELe matin du mariage se lève comme un cortège silencieux. Les rayons du soleil traversent les vitraux, dessinant des lignes dorées sur le parquet ciré. Les domestiques s’affairent autour de moi, ajustant les plis de la robe, la dentelle, le voile. Chaque geste est précis, mesuré, mais mon cœur est ailleurs, prisonnier des pensées d’Armand.Je descends lentement les escaliers, chaque pas pesant comme une sentence. Le hall est décoré de fleurs blanches, de rubans argentés. Le parfum du lys et de la cire chaude emplit l’air. Mon père, droit et impeccable, me tend la main, et je la prends sans joie, un masque de respect sur le visage. La cérémonie approche, et je sens chaque regard me scruter, chaque sourire n’être qu’un voile de curiosité mondaine.— Tu es magnifique, murmure ma mère derrière moi, mais je sens l’ombre d’inquiétude dans ses yeux. Elle sait ce que je ressens, même si je ne prononce rien.Les invités affluent, tous parés de leurs plus beaux atours, tous souriants, tous
ÉLISELa salle est encombrée de parchemins et de plumes d’oie, de cartons d’invitations délicatement gravées. Le papier sent la cire, la poudre et l’angoisse. Je reste immobile devant le bureau, le cœur partagé entre les fastes que je dois préparer et l’ombre de la prison où Armand attend. Chaque nom que je trace sur les enveloppes me semble un trahison et un fardeau : la haute société, ses salons dorés, ses rires creux, tout ce monde qui ignore la misère et la manipulation derrière les portes closes.— Mademoiselle, dit Jeanne en déposant le plateau de thé, il faudrait que vous terminiez avant la fin de la journée. Les invitations…Je hoche la tête, sans le cœur. Mes doigts tremblent légèrement, traçant les lettres des noms : Comte de Brissac, Madame la Duchesse, Monsieur le Marquis… Chaque nom est un masque, chaque adresse un piège que nous devons traverser. Mais mon esprit est ailleurs, parcourant les rues étroites et les couloirs sombres où les témoins achètent leur loyauté et où