Home / Romance / CŒUR EN RÉVOLTE / Chapitre 5 – L’encre sous la peau

Share

Chapitre 5 – L’encre sous la peau

Author: Déesse
last update Last Updated: 2025-09-03 03:31:36

Élise

Le matin s’étire, pâteux, englué dans l’angoisse. Mon corset me serre plus que d’habitude. Le tissu colle à ma peau comme une seconde prison. Chaque respiration est un combat. Mon père ne me parle pas, il attend. Le silence est un fil tendu entre nous. Il sait que je dois dire oui. Il sait que j’hésite. Et il sait surtout qu’il ne peut rien faire de plus. La décision, pour une fois, repose sur moi.

Et j’aime ce pouvoir. Même s’il m’écorche.

Je quitte la maison avant qu’il n’ouvre la bouche. Je m’enfonce dans la ville comme on plonge sous l’eau. Je cherche l’air ailleurs. Les rues sont encore calmes, lavées par la rosée. Je ne vais pas chez Armand. Pas aujourd’hui. Il me manque, mais je ne veux pas le voir. Pas tant que je ne saurai pas ce que je fais.

Je me rends chez Madame Moreau. Une femme qui lit les lignes de la main, mais surtout celles du cœur. Une ancienne libraire que la ville a oubliée. Elle sent l’encre, le café, les secrets.

Elle me regarde entrer et ne dit rien. Elle sait.

– Tu as mal dormi, dit-elle.

Je m’assieds sans répondre. Je tends la main.

– Non, Élise. Pas aujourd’hui. Pas ta main. Ton dos.

Je fronce les sourcils. Elle se lève, va chercher une boîte de fer, l’ouvre.

– J’ai quelque chose pour toi.

Je baisse la robe. Elle découvre ma peau. Mes omoplates. Mon épine dorsale, droite comme une lame.

Et elle tatoue.

Pas un vrai tatouage. De l’encre qui s’efface. Mais le geste est là. L’intention. Le feu dans la chair.

– Une phrase, murmure-t-elle. Pour ne pas oublier qui tu es, ni pourquoi tu choisis.

Je sens la morsure fine de l’aiguille.

"On m’a crue soumise, j’étais silence."

Quand elle termine, elle m’offre un miroir. Je ne regarde pas.

Je sais.

Et je pars.

Le soir tombe sur la ville. Les réverbères s’allument comme des lucioles disciplinées. Je marche jusqu’au jardin du Palais. Là où Monsieur de Latour m’a donné rendez-vous. Il m’attend, debout, sans manteau malgré le froid. Son regard s’attarde à peine sur moi. Il sait aussi. Il attend seulement les mots.

Je m’arrête à quelques pas.

– J’ai une condition, dis-je.

Il incline la tête.

– Je veux pouvoir écrire. Pas sous mon nom. Mais je veux que mes mots paraissent. Que mes idées vivent. Même si je dois me cacher derrière un masque.

Il ne sourit pas. Il acquiesce simplement.

– D’accord.

– Je veux également protéger Armand. Il ne doit jamais savoir ce que vous et moi faisons ensemble. Je veux qu’il continue à croire que je suis perdue. Que je ne suis qu’une femme soumise.

Il fronce les sourcils.

– Cela ne le brisera-t-il pas ?

– Mieux vaut brisé que mort.

Le silence se tend.

Puis il dit :

– Et vous ? Qu’est-ce que cela vous coûtera, Élise ?

Je le regarde droit dans les yeux.

– Moi ? Tout. Et c’est pour ça que je le fais.

Il comprend.

Et ce soir-là, il ne m’embrasse pas.

Il ne me touche pas.

Il signe avec moi un pacte silencieux. Un mariage d’ombres et d’encre.

Les jours suivants sont flous. Des préparatifs. Des visites. Des robes. Des regards. On me félicite. On me plaint à voix basse. On me jalouse en silence. On m’observe.

Mais personne ne voit.

Personne ne voit la fille dans le miroir qui, chaque soir, relit les mots qu’elle tatoue dans sa tête.

Chaque nuit, je m’échappe.

Je vais déposer des feuilles, des feuillets, des phrases griffonnées à la hâte. Armand les publie, les diffuse, sans jamais savoir que c’est moi. Il croit à un nouveau résistant, un homme. Il parle de lui comme d’un frère d’armes.

Je souris dans l’ombre.

Je deviens ce frère.

Je deviens cent voix.

Et plus je m’efface, plus mes mots prennent corps.

Le jour du mariage arrive comme un couperet.

Je suis belle. J’ai froid. Mais je suis droite.

Armand est là. Dans l’église. Il me regarde avec ce regard fendu d’incompréhension et de douleur.

Je ne pleure pas.

Je ne cligne même pas.

Je dis oui.

Monsieur de Latour me prend la main. Il ne serre pas. Il ne tremble pas. Il m’accompagne hors de l’église sous les applaudissements polis d’une ville endormie.

Nous sommes un couple. En apparence.

Mais dans le carrosse, il me glisse un mot.

« Ce soir, la première réunion aura lieu. Tu parleras. Pour la première fois. En ton vrai nom. »

Je ferme les yeux.

Et je sens sur ma peau la brûlure fine d’une encre nouvelle.

Celle qui ne s’efface pas.

Celle que l’histoire retiendra.

Parce que je ne suis plus la fiancée.

Ni la fille.

Je suis le vent sous les jupes.

Je suis la main derrière la plume.

Et bientôt,

je serai la révolution dans un corset de soie.

Continue to read this book for free
Scan code to download App

Latest chapter

  • CŒUR EN RÉVOLTE    Chapitre 6 – L’éveil des ombres

    ÉliseLe jour se lève à peine sur la ville quand je sors du carrosse. L’air est encore frais, presque glacial, et chaque souffle que je prends forme un nuage blanc qui s’évapore aussitôt. La fraîcheur mordante du matin me gifle le visage, mais elle ne suffit pas à calmer l’orage qui gronde dans ma poitrine. Chaque pas vers la demeure de Monsieur de Latour est un défi, une lutte sourde entre la peur viscérale et la détermination farouche qui s’empare de moi. Je ne suis plus cette fille docile qu’on enferme dans des robes trop serrées, qu’on réduit au silence et à l’obéissance. Non, aujourd’hui, je suis bien plus qu’une ombre timide au coin d’une pièce. Aujourd’hui, je suis une voix qui s’éveille, un souffle qui va briser les chaînes invisibles.Je pousse la porte massive de la vieille maison. Le bois, ancien et solide, grince sous mes doigts tremblants puis sous mes pas prudents. Une lumière tamisée éclaire la pièce centrale où plusieurs silhouettes se tiennent déjà rassemblées. L’odeu

  • CŒUR EN RÉVOLTE    Chapitre 5 – L’encre sous la peau

    ÉliseLe matin s’étire, pâteux, englué dans l’angoisse. Mon corset me serre plus que d’habitude. Le tissu colle à ma peau comme une seconde prison. Chaque respiration est un combat. Mon père ne me parle pas, il attend. Le silence est un fil tendu entre nous. Il sait que je dois dire oui. Il sait que j’hésite. Et il sait surtout qu’il ne peut rien faire de plus. La décision, pour une fois, repose sur moi.Et j’aime ce pouvoir. Même s’il m’écorche.Je quitte la maison avant qu’il n’ouvre la bouche. Je m’enfonce dans la ville comme on plonge sous l’eau. Je cherche l’air ailleurs. Les rues sont encore calmes, lavées par la rosée. Je ne vais pas chez Armand. Pas aujourd’hui. Il me manque, mais je ne veux pas le voir. Pas tant que je ne saurai pas ce que je fais.Je me rends chez Madame Moreau. Une femme qui lit les lignes de la main, mais surtout celles du cœur. Une ancienne libraire que la ville a oubliée. Elle sent l’encre, le café, les secrets.Elle me regarde entrer et ne dit rien. Ell

  • CŒUR EN RÉVOLTE    Chapitre 4 – Le bal des masques

    ÉliseLe miroir ne me reconnaît pas.Je suis là, pourtant. Je me vois. Le rouge écarlate de la robe épouse mes hanches, souligne ma taille, découvre mes épaules. Mes cheveux sont relevés, tressés, domptés. Mes lèvres ont la couleur du vin et du vice. Tout est parfaitement à sa place.Sauf moi.Je ne suis pas à ma place dans cette robe. Ni dans ce manoir. Ni dans cette vie.Une domestique frappe doucement à la porte, entre sans attendre.– Monsieur de Latour est arrivé, mademoiselle. Le dîner va commencer.Je hoche la tête. Elle recule, s’efface, me laisse seule.Je reste encore quelques secondes devant le miroir. Je me force à respirer. Je me force à sourire. Un sourire qui ne touche jamais mes yeux. Un masque. Rien de plus.Puis je sors.Le couloir est silencieux. Chaque pas sur le parquet est une détonation. J’ai l’impression que le monde entier écoute. Que les murs, les portraits absents, les tapis élimés, tous retiennent leur souffle.Mon père m’attend au bas de l’escalier. Il por

  • CŒUR EN RÉVOLTE    Chapitre 3 – Une cage tapissée de soie

    ÉliseIl y a des silences plus tranchants que des cris.Celui de mon père, ce matin-là, est une lame que je sens sous la peau.Il est assis dans le salon aux murs nus, là où les portraits ont été décrochés pour être vendus. Une tasse froide entre les mains. Sa veste est froissée, ses yeux rougis. Il ne parle pas tout de suite. Il me regarde. Il attend.– Tu étais sortie.Sa voix est neutre. Neutre comme un cercueil fermé.Je baisse les yeux, mais je ne courbe pas l’échine. Pas cette fois.– Je suis allée marcher.Il serre la tasse un peu plus fort.– Sans chaperon.Je ne réponds pas. Il sait déjà. Il sait que je ne suis plus une fille docile.Il se lève lentement. Sa canne claque contre le parquet.– Tu crois pouvoir faire ça impunément ? Tu crois qu’un nom, même brisé, peut supporter ce genre de disgrâce ?Je le fixe. J’ai envie de lui hurler que le nom est déjà mort. Que la disgrâce n’a pas commencé avec moi.Mais je murmure seulement :– Tu as vendu ma main. Tu n’as plus rien à déf

  • CŒUR EN RÉVOLTE    Chapitre 2 – L’homme au papier froissé

    ÉliseJe ne dors pas cette nuit-là.Les draps sont glacés, trop vastes, froissés par des cauchemars que je ne veux pas nommer. Le feu n’a pas été allumé. Mon père a oublié, ou il a décidé que c’était un luxe inutile. Je suis restée allongée, les yeux grands ouverts, fixant le plafond craquelé, comme si un signe allait s’y dessiner.Je repense à lui. À cet homme dans la foule. À cette voix. Cette voix qui n’avait rien demandé, rien supplié, mais tout affirmé.Il avait l’air pauvre. Il avait l’air libre.Et c’est peut-être cela qui m’a le plus bouleversée : sa liberté nue. Sa voix nue. Comme un feu qui se moque des saisons.À l’aube, je me lève sans bruit. Mon père dort encore ou fait semblant. Le majordome a fui depuis des mois, les domestiques se sont évaporés un à un, et le jardin n’est plus qu’un enchevêtrement de ronces. Il ne reste que moi, fantôme d’un monde qui se délite.Je noue un châle autour de mes épaules, attrape un vieux carnet et une plume. Je ne sais pas pourquoi. Peut-

  • CŒUR EN RÉVOLTE    Chapitre 1 – Me marier

    ÉliseLe froid traverse les vitres sans rideaux et s’infiltre dans mes os. Il ne mord pas : il s’installe. Discret, persistant, comme le chagrin. Le manoir n’a plus de feu, plus de rires, plus de musique. Juste les craquements du bois affamé qui menace de céder sous le poids des années. Même l’horloge du vestibule a cessé de battre. Le silence s’étire comme un linceul.Les portraits de mes ancêtres me regardent de haut, poussiéreux, figés dans leur gloire défunte. On dit qu’ils furent fiers, impitoyables, élégants. Je les connais surtout comme des juges. Ils ne savent pas ce que c’est, l’humiliation du manque. Ils ne sauraient quoi faire d’une cuillère d’étain, d’un corset raccommodé, d’une robe blanchie par trop de hivers. À quoi bon l’aristocratie, si elle s’effrite au premier vent contraire ?Je suis née ici, dans cette maison trop grande pour le silence qui l’habite. Chaque pièce résonne comme une cathédrale vide. Jadis, ma mère dansait sur le parquet ciré, la soie de ses jupons g

More Chapters
Explore and read good novels for free
Free access to a vast number of good novels on GoodNovel app. Download the books you like and read anywhere & anytime.
Read books for free on the app
SCAN CODE TO READ ON APP
DMCA.com Protection Status