La musique qui s'élevait du Steinway était un torrent. Elle n'avait rien à voir avec les pièces classiques ou les improvisations jazz qu'on pouvait s'attendre à entendre. C'était un paysage sonore, une narration sans mots. Des arpèges rapides et angoissés montaient comme une crise de panique, pour ensuite se briser en accords mineurs poignants, lourds de regret. Il y avait des moments de fureur, où les basses grondaient comme un orage lointain, et des passages d'une délicatesse cristalline, si fragiles qu'ils semblaient sur le point de se désintégrer.
Liv ne bougeait pas, assise dans l'un des fauteuils en cuir placés non loin du piano. Elle avait fermé les yeux, non pas pour se détendre, mais pour mieux se concentrer, pour laisser la musique peindre des images dans son esprit. Elle entendait la solitude des vastes couloirs de L'Observatoire, la frustration d'un esprit brillant piégé dans une cage, qu'elle soit physique ou mentale. Elle entendait la douleur des cicatrices, celles qui marquaient sa peau et, sans aucun doute, celles bien plus profondes qui lacéraient son âme. Et au cœur de ce maelström sonore, il y avait une note persistante, un thème récurrent : la perte. Quand la dernière note s'évanouit dans le silence, l'écho sembla vibrer dans l'air pendant plusieurs secondes. Liv attendit, laissant le moment s'installer. Elle rouvrit les yeux. Kaelen Vance était toujours assis au piano, les épaules légèrement affaissées, ses mains reposant sur les touches comme si elles venaient de livrer une bataille épuisante. Il ne la regardait pas, son regard bleu glacier perdu dans le vague. « C'était... intense, » dit-elle finalement, sa voix douce pour ne pas briser la bulle fragile qui s'était formée autour d'eux. Il ne répondit pas tout de suite, prenant une profonde inspiration. « C'est généralement ce qui se passe dans ma tête. Un bruit de fond permanent. Parfois, le mettre sur un clavier aide à le canaliser. D'autres fois, ça ne fait que l'amplifier. » « Vous avez une mémoire musicale exceptionnelle, » remarqua Liv. « Les thèmes, les variations... c'est une structure très complexe. C'est presque comme si vous racontiez une histoire, mais avec des chapitres manquants ou dans le désordre. » Il se tourna enfin vers elle, un sourcil arqué. « Une critique musicale, Madame Moreau ? Je vous croyais thérapeute. » « Les deux ne sont pas incompatibles, » répliqua-t-elle sans se démonter. « Un thérapeute écoute des histoires toute la journée. La vôtre est juste... non verbale. Pour l'instant. Par exemple, il y a ce passage, très mélodique, presque nostalgique, qui revient plusieurs fois, mais il est toujours interrompu brutalement par une série d'accords très dissonants. Comme un souvenir heureux soudainement corrompu par quelque chose de violent. » Le visage de Kaelen se ferma, la lueur de curiosité dans ses yeux remplacée par une froideur glaciale. « Vous analysez trop. » « J'écoute, » corrigea-t-elle fermement mais sans agressivité. « Mon travail consiste à identifier des schémas. Et celui-ci est très clair. La dissonance semble être une sorte de... mur. Une défense. Chaque fois que la musique s'aventure vers quelque chose de potentiellement plus doux, plus lumineux, ce mur se dresse. » « Peut-être que le mur est là pour une bonne raison, » rétorqua-t-il, sa voix devenue sèche. « Peut-être qu'il n'y a rien de lumineux derrière. Juste un précipice. » « Ou peut-être que c'est juste ce que vous vous forcez à croire. » Il se leva brusquement, s'éloignant du piano pour retourner près de la fenêtre, reprenant sa posture de sentinelle. Le dialogue musical était terminé ; le dialogue verbal, lui, devenait un champ de mines. « Assez de psychologie de comptoir pour aujourd'hui, Madame Moreau. Vous vouliez m'entendre jouer, c'est fait. Quel est votre diagnostic ? Suis-je un cas récupérable ou dois-je simplement augmenter le volume pour couvrir le bruit ? » Le sarcasme était son bouclier, Liv le voyait clairement. Elle décida de changer d'approche. « Vous n'êtes pas un cas, Monsieur Vance, vous êtes une personne. Et mon diagnostic, si vous y tenez, c'est que vous utilisez la musique comme un exutoire, mais pas encore comme un outil. C'est ce que j'aimerais explorer avec vous. » Elle se leva à son tour, s'approchant non pas de lui, mais d'une étagère remplie de vinyles. Elle passa un doigt sur les tranches, lisant les titres. Bach, Satie, Debussy... mais aussi des choses plus modernes, du jazz, du post-rock. Une collection éclectique. « Qu'est-ce que vous écoutiez... avant ? Avant que la musique ne devienne juste un moyen de gérer le chaos ? » La question le prit au dépourvu. Il resta silencieux un instant, son regard suivant ses mouvements. « Ça remonte à loin, » dit-il finalement, sa voix légèrement moins tendue. « Mon mentor, Elias... il était un grand amateur de jazz. Coltrane, Miles Davis. Il disait que c'était la forme la plus pure de liberté structurée. Une contradiction magnifique. » Elias. Le nom flotta dans l'air. C'était la première fois qu'il mentionnait quelqu'un d'autre. Liv sentit qu'elle tenait un fil, fragile mais bien réel. « Et vous partagiez son avis ? » demanda-t-elle, tirant délicatement un album de Miles Davis, Kind of Blue. « J'étais trop jeune, trop arrogant. Je préférais la complexité mathématique de Bach. La logique, la prévisibilité. Elias disait que je finirais par comprendre que la vie, ce n'est pas une fugue de Bach, mais une improvisation de Coltrane. Pleine d'imprévus, de notes bleues, de moments où il faut tout réinventer en une fraction de seconde. » Il y avait une tristesse profonde dans sa voix quand il prononça la dernière phrase. « Il avait raison. » Liv se tourna vers lui, tenant le disque comme une offrande. « Alors pourquoi ne pas commencer par là ? Par une improvisation. Pas la vôtre. Celle d'un autre. Juste pour écouter. » Il la regarda, puis le disque dans ses mains, et une expression indéchiffrable traversa son visage. C'était un mélange de douleur et de nostalgie si intense qu'il semblait presque physiquement atteint. « Non, » dit-il sèchement, détournant le regard. « Pas ça. Pas aujourd'hui. » La porte qu'elle avait entrouverte venait de se refermer violemment. Le sujet "Elias" était clairement un territoire miné. « D'accord, » dit-elle, reposant doucement le disque à sa place. Elle ne devait pas pousser. Pas maintenant. « Alors essayons autre chose. Un exercice simple. Je vais jouer une courte phrase musicale. Très simple. Et je veux que vous la répétiez. Pas exactement, mais votre version. Votre réponse. Pas de réflexion, juste une réaction. Un dialogue pur. » Il sembla hésiter, méfiant. « Dans quel but ? » « Le but est de sortir de votre tête, de vos schémas complexes. De réagir instinctivement. De laisser la musique parler sans que votre intellect ne la censure. C'est un exercice de confiance. Confiance en moi, mais surtout, confiance en vos propres instincts musicaux, ceux qui ne sont pas liés à la douleur ou au chaos. » C'était un défi direct. Elle lui demandait de baisser sa garde, ne serait-ce qu'un peu. Il la dévisagea longuement, ses yeux bleus la sondant comme s'il cherchait la moindre faille, la moindre intention cachée. Puis, à sa grande surprise, il retourna s'asseoir au piano. « Faites. » Liv prit une profonde inspiration et s'approcha de l'instrument. Elle se posta à côté de lui, assez près pour qu'ils partagent le clavier, mais en gardant une distance respectueuse. L'odeur subtile de son eau de Cologne, un parfum boisé et épicé, lui parvint. Elle l'ignora, se concentrant sur les touches. Elle joua cinq notes. Une mélodie simple, interrogative, presque enfantine. Une question ouverte suspendue dans l'air. Elle releva les mains et le regarda. Il ne la regarda pas. Ses yeux étaient fixés sur le clavier. Après une longue seconde, ses doigts se posèrent sur l'ivoire et répondirent. Il reprit son thème, mais le modifia, ajoutant une note mineure qui le teintait de mélancolie, le concluant sur un accord qui ne résolvait rien, mais qui acceptait la question. C'était une réponse hésitante, prudente. Elle sourit intérieurement. C'était un début. Elle joua une autre phrase, cette fois un peu plus joyeuse, plus rythmée. Sa réponse fut plus lente à venir. Il semblait lutter contre lui-même. Puis il joua une contre-mélodie, complexe, qui s'enroulait autour de la sienne sans jamais la toucher vraiment, comme deux danseurs qui maintiennent une distance de sécurité. Ils continuèrent ainsi pendant près d'une demi-heure. Un dialogue étrange, une conversation faite de notes et de silences. Liv variait les ambiances, les rythmes, les harmonies, le testant, le sondant doucement. Et lentement, très lentement, elle sentit un changement. Ses réponses devenaient plus rapides, moins cérébrales. Il y avait des éclairs de chaleur, des moments de jeu presque enfantin, rapidement réprimés, mais ils étaient là. Pour la première fois depuis son arrivée, Liv sentit que l'homme à côté d'elle n'était pas seulement un PDG milliardaire reclus ou un patient tourmenté. Il était un musicien. Un musicien qui parlait à une autre musicienne. Finalement, elle joua une dernière phrase, une résolution douce et apaisante. Il y eut un long silence. Il ne répondit pas. Il leva simplement les mains du clavier et les posa sur ses genoux. « Ça suffit pour aujourd'hui, » dit-il, sa voix rauque. Liv hocha la tête, comprenant qu'il avait atteint sa limite. « C'était un bon début, Monsieur Vance. » « Kaelen, » dit-il brusquement, se levant. « Appelez-moi Kaelen. "Monsieur Vance" était mon père. Et je ne suis pas lui. » Il se dirigea vers la porte, s'arrêtant sur le seuil. « Demain. Même heure. » Puis il sortit, la laissant seule dans l'immense pièce, le silence retombant comme un lourd manteau. Liv resta un moment près du piano, le cœur battant. Kaelen. Il lui avait donné son prénom. C'était une brèche infime dans la forteresse, mais c'était une brèche. Et elle avait entendu quelque chose d'autre dans leur dialogue musical, quelque chose qui la troublait profondément. Dans l'une de ses réponses les plus instinctives, pendant une fraction de seconde, il avait joué une suite de notes qui lui était terriblement familière. C'était un fragment. Cinq notes, pas plus. Mais c'étaient cinq notes de la mélodie cryptique de son frère Ethan. Un frisson glacial la parcourut. Coïncidence ? Une réminiscence inconsciente ? Ou Kaelen Vance en savait-il bien plus qu'il ne le laissait paraître ? Le jeu venait de changer radicalement. Elle n'était plus seulement sa thérapeute. Elle était une enquêtrice sur un territoire ennemi, et son principal suspect venait de lui donner, sans le savoir, son premier indice crucial.Le lendemain matin, Livia se prépara pour sa séance avec le soin méticuleux d'un soldat s'armant pour la bataille. Chaque geste était délibéré : le choix d'une tenue encore plus neutre et professionnelle que la veille, le lissage de ses cheveux en une queue de cheval stricte, l'application d'un masque de calme impénétrable sur son visage. La peur était une bête sauvage qui griffait l'intérieur de sa cage thoracique, mais elle ne devait rien en laisser paraître. Aujourd'hui, elle n'était pas la proie. Elle était le chasseur, et elle devait avancer à pas de loup.Lorsqu'elle arriva à dix heures précises devant la double porte de la salle de musique, elle prit une profonde inspiration, se remémorant les conseils d'Alex. Agir comme si de rien n'était. Ton meilleur camouflage.Elle frappa et entra sans attendre de réponse, comme elle l'aurait fait avec n'importe quel autre patient.Kaelen était déjà là, non pas près de la fenêtre comme la veille, mais assis dans l'un des fauteuils en cuir,
Le monde de Livia se rétrécit pour se concentrer sur les cinq notes qui venaient de s'échapper des doigts de Kaelen. Cinq notes qui n'avaient rien à faire là, dans cette pièce, dans la musique de cet homme. C'étaient ses notes, celles d'Ethan. Un fragment de leur secret, une clé brisée jetée au milieu de la symphonie tourmentée de Kaelen Vance.Le sang qui avait afflué à ses joues pendant leur dialogue musical se retira d'un coup, la laissant glacée. Sa respiration se bloqua dans sa poitrine. Kaelen avait déjà quitté la pièce, mais sa présence, et surtout celle de cette mélodie, flottait encore dans l'air, lourde, menaçante.Coïncidence ?L'idée traversa son esprit, un filament d'espoir auquel elle tenta de s'accrocher. Une simple progression harmonique, un hasard statistique parmi les milliards de combinaisons musicales possibles. Mais elle savait, avec une certitude qui lui nouait les entrailles, que ce n'était pas le cas. La mélodie d'Ethan était trop particulière, trop dissonante
La musique qui s'élevait du Steinway était un torrent. Elle n'avait rien à voir avec les pièces classiques ou les improvisations jazz qu'on pouvait s'attendre à entendre. C'était un paysage sonore, une narration sans mots. Des arpèges rapides et angoissés montaient comme une crise de panique, pour ensuite se briser en accords mineurs poignants, lourds de regret. Il y avait des moments de fureur, où les basses grondaient comme un orage lointain, et des passages d'une délicatesse cristalline, si fragiles qu'ils semblaient sur le point de se désintégrer.Liv ne bougeait pas, assise dans l'un des fauteuils en cuir placés non loin du piano. Elle avait fermé les yeux, non pas pour se détendre, mais pour mieux se concentrer, pour laisser la musique peindre des images dans son esprit. Elle entendait la solitude des vastes couloirs de L'Observatoire, la frustration d'un esprit brillant piégé dans une cage, qu'elle soit physique ou mentale. Elle entendait la douleur des cicatrices, celles qui m
Le sommeil avait été un visiteur élusif. Liv avait passé une grande partie de la nuit à écouter les silences de L'Observatoire, chaque craquement du bâtiment, chaque souffle du vent dans les arbres à l'extérieur lui semblant amplifié, porteur d'une signification cachée. La mélodie fugace jouée au piano la veille avait laissé une empreinte persistante, une curiosité mêlée d'appréhension quant à l'homme qui se cachait derrière ces notes.À neuf heures précises, comme une horloge suisse, Madame Albright se matérialisa à la porte de ses appartements. Toujours impeccable, toujours insondable.« Madame Moreau, êtes-vous prête ? Monsieur Vance vous attend. » Sa voix était un instrument de précision, chaque syllabe articulée avec une clarté clinique.« Oui, Madame Albright, je le suis, » répondit Liv, s'efforçant de projeter une assurance qu'elle était loin de ressentir. Elle avait choisi une tenue professionnelle mais confortable : un pantalon sombre et une blouse en soie de couleur neutre.
La porte massive pivota vers l'intérieur avec un sifflement pneumatique à peine audible, révélant un hall d'entrée qui aurait pu rivaliser avec le foyer d'un musée d'art contemporain. Un silence presque palpable emplissait l'espace, dont les plafonds voûtés se perdaient dans une pénombre que les rares éclairages indirects, encastrés dans le sol de marbre sombre et les murs de pierre brute, ne parvenaient pas à dissiper. L'air lui-même semblait porter une fraîcheur calculée, aseptisée, qui glaça Liv jusqu'aux os malgré la douceur apparente de la température. Il n'y avait aucune trace de désordre, aucun signe de vie quotidienne ; tout était impeccable, géométrique, et d'une beauté froide et intimidante.Devant elle se tenait Hélène Albright, silhouette longiligne dans un tailleur-pantalon gris anthracite si parfaitement coupé qu'il semblait moulé sur elle. Ses cheveux noirs étaient tirés en un chignon strict, et ses yeux sombres, derrière des lunettes à monture fine, observaient Liv ave
La nuit fut une torture d'indécision. Liv se tourna et se retourna dans son lit, les mots de Madame Albright résonnant en écho avec le tic-tac angoissant de l'horloge. D'un côté, la promesse d'une bouée financière, la perspective d'une sécurité qu'elle n'avait pas connue depuis des années. De l'autre, l'ombre de Nexus Corp, le visage souriant d'Ethan, et cette intuition tenace que quelque chose clochait terriblement.Au petit matin, les yeux cernés mais l'esprit étrangement clair, elle prit son téléphone. Elle avait besoin d'un avis extérieur, d'une ancre dans cette tempête.« Alex ? C'est Liv. J'ai besoin de te parler. Urgemment. »Alex Chen, son meilleur ami depuis l'université, un génie de l'informatique au grand cœur et à l'humour caustique, décrocha à la deuxième sonnerie, sa voix encore ensommeillée.« Liv ? Tout va bien ? Tu as une voix de déterrée. Encore une nuit à chasser les fantômes d'Ethan avec Chopin ? »Liv esquissa un sourire fatigué. « Presque. Écoute, j'ai reçu une o