Le monde de Livia se rétrécit pour se concentrer sur les cinq notes qui venaient de s'échapper des doigts de Kaelen. Cinq notes qui n'avaient rien à faire là, dans cette pièce, dans la musique de cet homme. C'étaient ses notes, celles d'Ethan. Un fragment de leur secret, une clé brisée jetée au milieu de la symphonie tourmentée de Kaelen Vance.
Le sang qui avait afflué à ses joues pendant leur dialogue musical se retira d'un coup, la laissant glacée. Sa respiration se bloqua dans sa poitrine. Kaelen avait déjà quitté la pièce, mais sa présence, et surtout celle de cette mélodie, flottait encore dans l'air, lourde, menaçante. Coïncidence ? L'idée traversa son esprit, un filament d'espoir auquel elle tenta de s'accrocher. Une simple progression harmonique, un hasard statistique parmi les milliards de combinaisons musicales possibles. Mais elle savait, avec une certitude qui lui nouait les entrailles, que ce n'était pas le cas. La mélodie d'Ethan était trop particulière, trop dissonante et mémorable pour être un accident. Elle resta figée pendant ce qui lui parut une éternité, sa main posée sur le couvercle froid du piano. L'instrument, qui quelques instants plus tôt avait été un pont entre elle et Kaelen, lui semblait maintenant une arme, un témoin silencieux d'un secret terrible. Chaque fibre de son être lui criait de fuir, de courir hors de cette maison, loin de cet homme. Mais où irait-elle ? La porte de sa cage dorée venait de se refermer, et les barreaux semblaient soudain bien plus réels. Avec un effort surhumain, elle se força à bouger. Ses jambes étaient flageolantes, ses mains tremblaient. Elle quitta la salle de musique sans un regard en arrière et traversa les couloirs immaculés de L'Observatoire comme une automate. Chaque caméra discrète qu'elle devinait dans les coins lui semblait être un œil accusateur. Savait-il ? Savait-il qu'elle avait reconnu la mélodie ? Avait-il joué ces notes intentionnellement, comme un avertissement ? Ou était-ce une erreur, un lapsus de sa mémoire fracturée ? Une fois dans la sécurité relative de ses appartements, elle verrouilla la porte et s'adossa contre le bois, le cœur battant à tout rompre. Elle sortit son téléphone, ses doigts glissant sur l'écran. Alex. Elle devait parler à Alex. Elle appela, priant pour qu'il réponde. « Liv ? Tout va bien ? Votre séance est terminée ? » La voix enjouée d'Alex contrastait violemment avec la panique qui l'étouffait. « Alex... » sa propre voix n'était qu'un murmure étranglé. « Il l'a jouée. » « Joué quoi ? Liv, tu me fais peur. Respire. » « La mélodie, Alex. La mélodie d'Ethan. Pas en entier. Juste un fragment. Cinq notes. Mais c'était elle. Je suis formelle. Il l'a intégrée dans une improvisation. » Un silence de mort s'installa à l'autre bout de la ligne. Livia pouvait presque entendre les rouages tourner à plein régime dans le cerveau de son ami. « Merde, » lâcha finalement Alex. Sa légèreté avait complètement disparu. « Merde, Liv. Tu es absolument certaine ? » « Je suis musicienne, Alex. C'est mon métier d'entendre ce genre de choses. C'était là. Inexplicable, mais là. Qu'est-ce que ça veut dire ? Mon Dieu, est-ce qu'il... est-ce qu'il a fait quelque chose à Ethan ? » Le mot "tuer" resta coincé dans sa gorge, trop horrible pour être prononcé. « D'accord, d'accord, ne panique pas, » dit Alex, reprenant le contrôle. « On ne sait rien pour l'instant. Ça peut vouloir dire beaucoup de choses. Il a pu connaître Ethan. Il a pu l'entendre la jouer. Il a pu trouver des notes de mon frère. Ça ne fait pas de lui un meurtrier. Mais ça fait de lui quelqu'un qui est directement lié à la disparition d'Ethan. Et ça, c'est une certitude. » « Que dois-je faire ? » demanda-t-elle, se sentant soudain très petite, très seule. « Je ne peux pas rester ici. C'est trop dangereux. » « Non, Liv, écoute-moi très attentivement, » la voix d'Alex était dure, impérieuse. « Tu ne dois surtout pas partir. Si tu t'enfuis maintenant, il saura que tu sais quelque chose. Tu deviendrais une menace directe. Tu dois agir comme si de rien n'était. Tu es sa thérapeute, point. C'est ton meilleur camouflage. » « Agir comme si de rien n'était ? Alex, comment veux-tu que je fasse ça ? Comment veux-tu que je m'assoie en face de lui demain, en sachant ça ? » « Tu le feras parce que ta vie en dépend. Et parce que c'est notre seule chance de savoir ce qui s'est passé. Tu dois le faire rejouer. Tu dois l'amener à te faire confiance, encore plus. Laisse-le parler. Nous devons savoir d'où vient cette mélodie dans son esprit. En attendant, je vais intensifier mes recherches. Je vais me concentrer sur ce fameux Elias, son mentor décédé. S'il y a un secret, il est peut-être enterré avec lui. » Livia ferma les yeux, essayant d'absorber ses paroles. Il avait raison. La panique était une ennemie. Elle devait être froide, calculatrice. Elle devait devenir une meilleure actrice que Kaelen lui-même. « D'accord, » dit-elle, sa voix un peu plus ferme. « D'accord, je vais essayer. » « Bien. Sois prudente, Liv. Plus que jamais. Et rappelle-moi après chaque séance. Chaque détail compte. » Après avoir raccroché, Livia resta assise sur son lit, le téléphone serré dans sa main. La peur était toujours là, un nœud glacé dans son ventre, mais elle était maintenant recouverte d'une fine couche de détermination. Alex avait raison. Fuir était une condamnation. Rester était une chance, aussi mince soit-elle. Plus tard dans la soirée, on frappa doucement à sa porte. C'était Madame Albright. « Madame Moreau, le dîner sera servi dans vingt minutes dans la salle à manger ouest. Souhaitez-vous vous joindre à nous ? » L'idée de manger, de faire la conversation, lui donnait la nausée. Mais refuser serait suspect. « Oui, merci Madame Albright. J'arrive. » « Très bien. Monsieur Vance ne se joindra pas à nous ce soir. Il souhaite être seul. » Cette nouvelle la frappa d'une manière inattendue. Une partie d'elle était immensément soulagée de ne pas avoir à l'affronter si tôt. Mais une autre partie, la partie nouvellement paranoïaque de son esprit, se demanda pourquoi. Était-ce à cause de leur séance ? Avait-elle touché un point trop sensible ? Ou réalisait-il, après coup, qu'il avait commis une erreur en jouant ces quelques notes ? Son absence était aussi assourdissante que l'avait été sa musique. Le dîner fut une épreuve surréaliste. Assise seule face à Madame Albright dans une salle à manger minimaliste et silencieuse, Livia força chaque bouchée d'un repas exquis qu'elle ne goûtait même pas. L'assistante était polie, posant des questions neutres sur son installation, sur ses premières impressions de L'Observatoire. Livia répondit par des monosyllabes, la tête ailleurs. « Monsieur Vance peut être... épuisant, » dit soudain Albright, comme si elle lisait dans ses pensées. « Ses séances de musique le laissent souvent dans un état de grande fatigue émotionnelle. Ne le prenez pas personnellement s'il se montre distant. » « Je ne le prends pas personnellement, » répondit Livia, s'étonnant du calme de sa propre voix. « Je suis ici pour l'aider, pas pour me faire un ami. » Un très léger sourire, à peine une inflexion, passa sur les lèvres de Madame Albright. « C'est la bonne attitude à avoir, Madame Moreau. C'est exactement pour cela que vous êtes ici. » De retour dans sa chambre, Livia sortit de son sac une petite pochette contenant quelques partitions. Parmi elles, une feuille sur laquelle elle avait elle-même retranscrit la mélodie d'Ethan des années auparavant. Elle la posa sur le bureau, regardant la suite de notes étranges. Ce n'était plus seulement un souvenir de son frère. C'était une pièce à conviction. Une carte au trésor ou une épitaphe. Son regard se perdit dans l'obscurité de la forêt derrière la baie vitrée. Elle était bien dans une cage. Mais maintenant, elle savait que la clé n'était pas à l'extérieur. Elle était quelque part à l'intérieur, cachée dans les méandres de l'esprit de Kaelen Vance. Et elle était déterminée à la trouver, quel qu'en soit le prix. Le jeu avait changé. Elle n'était plus une simple musicothérapeute. Elle était une infiltrée. Et sa mission venait de commencer.Le lendemain matin, Livia se prépara pour sa séance avec le soin méticuleux d'un soldat s'armant pour la bataille. Chaque geste était délibéré : le choix d'une tenue encore plus neutre et professionnelle que la veille, le lissage de ses cheveux en une queue de cheval stricte, l'application d'un masque de calme impénétrable sur son visage. La peur était une bête sauvage qui griffait l'intérieur de sa cage thoracique, mais elle ne devait rien en laisser paraître. Aujourd'hui, elle n'était pas la proie. Elle était le chasseur, et elle devait avancer à pas de loup.Lorsqu'elle arriva à dix heures précises devant la double porte de la salle de musique, elle prit une profonde inspiration, se remémorant les conseils d'Alex. Agir comme si de rien n'était. Ton meilleur camouflage.Elle frappa et entra sans attendre de réponse, comme elle l'aurait fait avec n'importe quel autre patient.Kaelen était déjà là, non pas près de la fenêtre comme la veille, mais assis dans l'un des fauteuils en cuir,
Le monde de Livia se rétrécit pour se concentrer sur les cinq notes qui venaient de s'échapper des doigts de Kaelen. Cinq notes qui n'avaient rien à faire là, dans cette pièce, dans la musique de cet homme. C'étaient ses notes, celles d'Ethan. Un fragment de leur secret, une clé brisée jetée au milieu de la symphonie tourmentée de Kaelen Vance.Le sang qui avait afflué à ses joues pendant leur dialogue musical se retira d'un coup, la laissant glacée. Sa respiration se bloqua dans sa poitrine. Kaelen avait déjà quitté la pièce, mais sa présence, et surtout celle de cette mélodie, flottait encore dans l'air, lourde, menaçante.Coïncidence ?L'idée traversa son esprit, un filament d'espoir auquel elle tenta de s'accrocher. Une simple progression harmonique, un hasard statistique parmi les milliards de combinaisons musicales possibles. Mais elle savait, avec une certitude qui lui nouait les entrailles, que ce n'était pas le cas. La mélodie d'Ethan était trop particulière, trop dissonante
La musique qui s'élevait du Steinway était un torrent. Elle n'avait rien à voir avec les pièces classiques ou les improvisations jazz qu'on pouvait s'attendre à entendre. C'était un paysage sonore, une narration sans mots. Des arpèges rapides et angoissés montaient comme une crise de panique, pour ensuite se briser en accords mineurs poignants, lourds de regret. Il y avait des moments de fureur, où les basses grondaient comme un orage lointain, et des passages d'une délicatesse cristalline, si fragiles qu'ils semblaient sur le point de se désintégrer.Liv ne bougeait pas, assise dans l'un des fauteuils en cuir placés non loin du piano. Elle avait fermé les yeux, non pas pour se détendre, mais pour mieux se concentrer, pour laisser la musique peindre des images dans son esprit. Elle entendait la solitude des vastes couloirs de L'Observatoire, la frustration d'un esprit brillant piégé dans une cage, qu'elle soit physique ou mentale. Elle entendait la douleur des cicatrices, celles qui m
Le sommeil avait été un visiteur élusif. Liv avait passé une grande partie de la nuit à écouter les silences de L'Observatoire, chaque craquement du bâtiment, chaque souffle du vent dans les arbres à l'extérieur lui semblant amplifié, porteur d'une signification cachée. La mélodie fugace jouée au piano la veille avait laissé une empreinte persistante, une curiosité mêlée d'appréhension quant à l'homme qui se cachait derrière ces notes.À neuf heures précises, comme une horloge suisse, Madame Albright se matérialisa à la porte de ses appartements. Toujours impeccable, toujours insondable.« Madame Moreau, êtes-vous prête ? Monsieur Vance vous attend. » Sa voix était un instrument de précision, chaque syllabe articulée avec une clarté clinique.« Oui, Madame Albright, je le suis, » répondit Liv, s'efforçant de projeter une assurance qu'elle était loin de ressentir. Elle avait choisi une tenue professionnelle mais confortable : un pantalon sombre et une blouse en soie de couleur neutre.
La porte massive pivota vers l'intérieur avec un sifflement pneumatique à peine audible, révélant un hall d'entrée qui aurait pu rivaliser avec le foyer d'un musée d'art contemporain. Un silence presque palpable emplissait l'espace, dont les plafonds voûtés se perdaient dans une pénombre que les rares éclairages indirects, encastrés dans le sol de marbre sombre et les murs de pierre brute, ne parvenaient pas à dissiper. L'air lui-même semblait porter une fraîcheur calculée, aseptisée, qui glaça Liv jusqu'aux os malgré la douceur apparente de la température. Il n'y avait aucune trace de désordre, aucun signe de vie quotidienne ; tout était impeccable, géométrique, et d'une beauté froide et intimidante.Devant elle se tenait Hélène Albright, silhouette longiligne dans un tailleur-pantalon gris anthracite si parfaitement coupé qu'il semblait moulé sur elle. Ses cheveux noirs étaient tirés en un chignon strict, et ses yeux sombres, derrière des lunettes à monture fine, observaient Liv ave
La nuit fut une torture d'indécision. Liv se tourna et se retourna dans son lit, les mots de Madame Albright résonnant en écho avec le tic-tac angoissant de l'horloge. D'un côté, la promesse d'une bouée financière, la perspective d'une sécurité qu'elle n'avait pas connue depuis des années. De l'autre, l'ombre de Nexus Corp, le visage souriant d'Ethan, et cette intuition tenace que quelque chose clochait terriblement.Au petit matin, les yeux cernés mais l'esprit étrangement clair, elle prit son téléphone. Elle avait besoin d'un avis extérieur, d'une ancre dans cette tempête.« Alex ? C'est Liv. J'ai besoin de te parler. Urgemment. »Alex Chen, son meilleur ami depuis l'université, un génie de l'informatique au grand cœur et à l'humour caustique, décrocha à la deuxième sonnerie, sa voix encore ensommeillée.« Liv ? Tout va bien ? Tu as une voix de déterrée. Encore une nuit à chasser les fantômes d'Ethan avec Chopin ? »Liv esquissa un sourire fatigué. « Presque. Écoute, j'ai reçu une o