Nathan Je n’ai pas le temps de douter. À peine ma décision prononcée, les silhouettes autour de la table se lèvent lentement, comme si un rituel venait d’être enclenché. Le regard de l’homme au sourire carnassier s’attarde sur moi une dernière fois avant qu’il ne tourne les talons.« Suis-le. »C’est tout ce qu’on me dit. Pas de nom, pas d’explication, pas de bienvenue. Rien. Je suis un pion sur leur échiquier, et je viens d’être placé sur la première case.Le hangar disparaît derrière moi alors que je suis l’un des hommes à travers un couloir sombre, puis une autre porte, puis des escaliers en métal qui résonnent sous nos pas. Nous sortons à l’arrière du bâtiment. L’air de la nuit est glacial, mais je n’ose pas frissonner. Un SUV noir nous attend, moteur allumé. L’homme monte côté passager, sans un mot. Je prends place à l’arrière.Le chauffeur, un type massif au crâne rasé, se contente de me lancer un regard dans le rétroviseur. Pas hostile, pas curieux non plus. Juste vide.On rou
— NoahLe retour au hangar se fait dans un silence de plomb. Le moteur ronronne, la nuit semble s’épaissir autour de nous, comme si elle voulait me dévorer avec mes pensées. Le cuir du siège grince sous mes mouvements nerveux. J’ai beau serrer la mallette contre moi, je ne sens pas son poids physique… je sens celui de ce qu’elle représente.Je repense à ce que le vieux m’a dit. Des preuves. Des noms. Mon frère voulait que tout sorte.Il voulait que tout sorte…Alors pourquoi est-ce qu’il est mort ? Pourquoi est-ce qu’ils m’ont laissé entrer, moi, sans même m’interroger ?Pourquoi m’a-t-on fait confiance si vite ?Et surtout… pourquoi est-ce que je n’ai pas fui ?Le SUV freine brusquement. On est de retour. Le hangar, toujours aussi désert, avale la voiture dans ses entrailles métalliques. La lumière blafarde des néons perce le noir par intermittence, créant des ombres mouvantes sur les murs. J’ai l’impression d’entrer dans une gueule, une mâchoire d’acier prête à se refermer. Le chauf
— NoahJe ne dors pas.Ils m’ont laissé dans une pièce sans fenêtre, avec un lit étroit, un lavabo rouillé et une ampoule qui grésille. Les murs sont d’un blanc sale, couverts de marques grises qu’on ne distingue que lorsqu’on s’attarde trop longtemps. Des ombres de gestes, des traces d’anciens occupants.Je suis allongé, les yeux grands ouverts, fixant le plafond. Il n’y a rien d’autre à faire. Rien d’autre à penser. Pourtant, mon esprit tourne à cent à l’heure.Hugo.Ce nom me revient encore et encore, comme un marteau qui cogne à la porte de ma conscience.Je revois son regard. Sa voix cassée. Sa peur.Et moi… moi, accroupi devant lui, comme un juge silencieux, l’encourageant à livrer ce qu’il ne possédait même pas.J’ai fait ça.Je serre les dents.Je ne suis pas comme eux.Je me répète cette phrase en boucle, comme un mantra. Mais chaque fois, la voix du type au sourire revient me hanter.« Tu apprends vite. »Et ce goût amer revient dans ma gorge.Je me redresse brusquement, m’a
— Samuel (Noah)Je m’appelle Samuel.C’est ce que disent mes papiers, ce que répète mon téléphone quand j’enregistre un message, ce que j’ai appris à dire sans trembler.Samuel , Vingt-deux ans. Études arrêtées. Ancien expatrié revenu au bercail après avoir fui un passé brumeux. Une fiction cousue main.Ils ont tout préparé : un faux CV, des souvenirs fabriqués, des photos retouchées. Même un ticket de cinéma oublié dans la poche de mon manteau.Tout est là pour donner du poids à mon ombre. Pour qu’on me croie.Et pourtant, chaque fois que ce prénom résonne dans l’air, il m’écorche les tympans.Parce qu’il n’est pas moi.Parce qu’il n’est qu’un rôle.Mais dans ce rôle, je deviens invisible.Et pour eux, c’est tout ce qui compte.---Je loge au quatrième étage d’un immeuble sans charme, dans une rue où tout semble s’être figé dans une époque qu’on préfère oublier.Des escaliers trop étroits. Des murs qui transpirent l’humidité. Le papier peint s’effrite comme une vieille mémoire, et le
— ÉliseOn m’a appris à ne pas regarder les inconnus dans les yeux.À baisser la tête.À marcher droit.À toujours avoir un trousseau de clés à portée de main, le doigt prêt à appuyer sur la plus longue en cas d’urgence.On m’a appris à survivre.Mais personne ne m’a appris à vivre après la tempête.Et depuis qu’il est là — ce garçon, cet homme, ce Samuel —, le vent recommence à souffler dans ma poitrine.Pas fort. Juste assez pour déranger la poussière.Juste assez pour que je me demande si quelque chose pourrait repousser sous les cendres.---Je l’ai vu avant qu’il me voie.Je le crois, du moins.C’est difficile à dire avec certitude, quand on passe ses journées à surveiller sans avoir l’air d’y toucher.À observer chaque visage, chaque silhouette dans le reflet d’une vitrine ou d’une flaque.À analyser le rythme des pas derrière soi, le claquement d’une portière, la direction du vent.Il a ce regard trouble.Pas menaçant, pas tout de suite. Mais trop calme pour être vraiment innoc
Élise Mais s’il est comme moi…S’il est juste un autre cœur blessé sous une autre peau brisée…Alors peut-être qu’on pourra, ensemble,changer les règles.Ou au moinsarrêter de se mentir.Ralentir le temps.Laisser nos silences se parler.Parce qu’à force de survivre,j’ai oublié ce que c’étaitd’être simplement en vie.Et si lui aussi l’a oublié…Alors peut-êtrequ’on peut se rappeler ensemble.— SamuelIl y a quelque chose dans sa manière de se tenir.Raide mais fragile.Comme une tour qu’on aurait reconstruite trop vite après un séisme.Elle me regarde comme si j’étais un fantôme.Ou pire : comme si elle m’attendait depuis toujours sans en avoir conscience.Et moi, je reste là.Assis sur ce banc que je n’ai pas choisi par hasard.À prétendre lire un livre que je connais par cœur depuis des années.Elle pense que je suis tombé sur elle par hasard.Mais rien, avec elle, ne sera jamais dû au hasard.---Je m’appelle Samuel.Enfin, ici, c’est le nom que j’utilise.Il y en a eu d’autr
ÉliseIl y a quelque chose dans ses silences qui me trouble plus que mille paroles.Samuel.Ce nom tourne dans ma tête comme un écho qu’on n’arrive pas à faire taire. Je le regarde, chaque matin, assis sur ce banc. Il ne parle pas beaucoup. Il lit. Il écoute. Il me répond parfois avec un sourire doux, presque maladroit. Comme s’il avait peur que je le devine.Et pourtant, je sens bien qu’il cache quelque chose.Personne ne choisit ce banc par hasard. Pas à cette heure, pas chaque matin. Personne ne s’attarde dans le parc d’un quartier aussi gris sans raison. Et surtout, personne ne me regarde comme lui le fait… avec cette espèce de mélancolie retenue, comme s’il s’excusait d’avance de ce qu’il allait me faire.Je suis fatiguée de fuir. Fatiguée de deviner.Alors demain, je lui poserai la vraie question.Celle qui ne se camoufle plus derrière la politesse.Celle qui dit : “Qui es-tu vraiment, Samuel ?”---SamuelElle est venue plus tôt ce matin.Son fils tenait sa main, comme toujours
ÉliseIl revient.Je le vois de loin, assis sur le même banc, mais aujourd’hui, il est plus proche du bord, comme s’il s’autorisait à frôler ma réalité. Il n’a pas ouvert son livre. Il ne fait même pas semblant de lire. Le simple fait qu’il soit là, à découvert, presque vulnérable, me serre le ventre.Je ne suis pas surprise. Pas vraiment. C’est comme si mon corps, avant même mon esprit, avait su qu’il reviendrait. Comme une de ces douleurs fantômes qu’on apprend à apprivoiser, qu’on cache dans un coin de la poitrine, en espérant qu’elle se taise.Il est là.Et moi, je suis là aussi.Mon fils court devant moi, la joie simple de l’enfance éclatant dans ses pas. Il lance un cri aigu en direction du bac à sable, s’arrête, regarde Samuel et, sans hésiter, lui adresse un petit salut de la main. Samuel répond d’un geste tout aussi doux. Ils se reconnaissent déjà, d’une manière que je n’ai pas encore acceptée.Je m’avance, comme on marche vers une frontière.— T’es revenu, je murmure, presqu
SamuelJe serre la main d'Élise sous la table.Elle tremble à peine, mais je le sens.Elle aussi a compris.Quelque chose de terrible se prépare.Pas seulement l’attaque.Pas seulement la violence.Autre chose.Quelque chose qui remue l’âme, qui fouille dans les entrailles, qui réveille des souvenirs que je croyais morts et enterrés.Un instinct ancien griffe l'intérieur de mon crâne, hurle que le pire est à venir.Je jette un œil aux clients autour de nous.Ils commencent à paniquer.Certains se lèvent précipitamment, renversant leurs verres, bousculant les chaises.Le serveur crie d’appeler la police.Trop tard.Beaucoup trop tard.Je me lève d'un bond, tirant Élise avec moi.Elle ne pose pas de questions. Elle sait lire l'urgence dans mon regard.On fonce vers l'arrière du restaurant, bousculant une serveuse en larmes, ignorant les protestations paniquées.Mon cœur tambourine dans ma poitrine, battant un rythme frénétique dans mes oreilles.La porte de service.Notre seule issue.M
AlexandreLa pluie commence à tomber au moment où je m’éloigne du café.Des gouttes lourdes, glacées, cognent contre ma capuche. Chaque impact résonne comme un rappel brutal de ce que je m'apprête à faire.Chaque pas claque sur l’asphalte fendu, chaque battement de mon cœur martèle l’évidence : cette fois, je ne peux pas rester spectateur.Pas cette fois.Je glisse dans une ruelle étroite, engloutie par l’ombre. Le téléphone volé vibre dans ma paume.Un message s’affiche."Équipe 2 en place. Fin de mission avant 23h00."Pas minuit.Vingt-trois heures.Ils accélèrent.Ils sentent que quelque chose dérape.Ils vont frapper plus tôt, plus fort, sans subtilité.Et cette fois, ils n’attendront pas poliment devant un vieux café.Je me mets à courir.Pas pour fuir.Pour traquer.Je dois trouver qui tire les ficelles. Couper la tête du serpent avant qu’il ne crache son venin.Avant qu'il ne touche Samuel.Je connais ces jeux.Je les ai joués.Je les ai gagnés.Et j’en ai perdu bien trop.Un c
AlexandreIl ne sait pas que je suis là.Depuis la rue, dissimulé sous ma capuche, je les observe à travers la vitre craquelée du vieux café.Samuel.Mon frère.Mon double.Celui qui m’a cru mort pendant tout ce temps. Celui que j'ai laissé croire au pire, par nécessité... ou par lâcheté.Je vois ses épaules, tendues sous le poids d'un monde qu'il essaie encore de porter seul.Je reconnais sa posture, ce léger tremblement qu'il cache aux autres, cette rage froide qui bout sous sa peau.Et face à lui, la fille.Élise.La faille.Le point où tout en lui se désarme, où ses défenses tombent.Elle ne s’en rend même pas compte, mais elle est en train de le sauver — doucement, silencieusement.Je serre les dents.Ce n’est pas de la jalousie qui me noue les tripes. Ce n’est pas non plus de la haine.C’est pire.C’est ce vide en moi, ce gouffre que Samuel a fui en se raccrochant à une main tendue... pendant que moi, je me laissais engloutir.Je pourrais partir.Tourner les talons.Laisser cett
SamuelJe reste sur ce banc longtemps après son départ, le papier serré dans ma main moite.Le monde continue de tourner autour de moi — les enfants crient, les feuilles bruissent sous le vent d’avril, les conversations flottent dans l’air comme des bulles prêtes à éclater — mais moi, je suis figé.Il n’y a plus que cette adresse, cette minuscule ligne d’encre, qui bat contre ma paume comme un deuxième cœur.Je sais ce que ça signifie.Ce soir, je n’aurai plus d’excuses.Ce soir, je ne serai plus seulement celui qui observe depuis l’ombre, qui prétend avoir le temps.Ce soir, il faudra choisir. Définitivement.Je ferme les yeux un instant, le souffle court.Je suis tellement habitué aux ordres, aux missions, aux manipulations, que le simple fait de devoir faire un choix libre me terrifie plus que n’importe quelle arme pointée sur moi.Mais je le ferai. Pour elle. Pour moi aussi, peut-être.Je me lève, range le papier dans ma poche, et je pars avant que le doute ne me rattrape.---La
SamuelJe relis l’adresse, encore et encore, comme si les lettres pouvaient s’effacer sous mes yeux, comme si ce choix pouvait disparaître s’il me faisait trop peur.Il n’y a que trois rues à traverser pour atteindre ce lieu qu’elle m’a indiqué. Trois rues qui pèsent comme trois continents. Chaque pas est une trahison silencieuse de celui que j’étais censé être. Chaque pas me pousse un peu plus loin de l’ombre où j’ai vécu trop longtemps.Le vent est frais ce soir. Il soulève des odeurs de bitume, de bois mouillé, et de feuilles mortes. L’air a un goût de fin d’été, de promesses épuisées. Mon cœur cogne trop vite contre mes côtes. Je ne devrais pas avoir peur. Je suis censé être l’homme sans attaches, celui qui observe, qui manipule, qui disparaît avant que quiconque ne réclame quoi que ce soit.Mais Élise n’a rien réclamé.Elle a tendu la main.Et je suis celui qui doit prouver que je peux la prendre sans la souiller.Je m’arrête devant une petite maison. Vieille, sans charme particu
ÉliseIl revient.Je le vois de loin, assis sur le même banc, mais aujourd’hui, il est plus proche du bord, comme s’il s’autorisait à frôler ma réalité. Il n’a pas ouvert son livre. Il ne fait même pas semblant de lire. Le simple fait qu’il soit là, à découvert, presque vulnérable, me serre le ventre.Je ne suis pas surprise. Pas vraiment. C’est comme si mon corps, avant même mon esprit, avait su qu’il reviendrait. Comme une de ces douleurs fantômes qu’on apprend à apprivoiser, qu’on cache dans un coin de la poitrine, en espérant qu’elle se taise.Il est là.Et moi, je suis là aussi.Mon fils court devant moi, la joie simple de l’enfance éclatant dans ses pas. Il lance un cri aigu en direction du bac à sable, s’arrête, regarde Samuel et, sans hésiter, lui adresse un petit salut de la main. Samuel répond d’un geste tout aussi doux. Ils se reconnaissent déjà, d’une manière que je n’ai pas encore acceptée.Je m’avance, comme on marche vers une frontière.— T’es revenu, je murmure, presqu
ÉliseIl y a quelque chose dans ses silences qui me trouble plus que mille paroles.Samuel.Ce nom tourne dans ma tête comme un écho qu’on n’arrive pas à faire taire. Je le regarde, chaque matin, assis sur ce banc. Il ne parle pas beaucoup. Il lit. Il écoute. Il me répond parfois avec un sourire doux, presque maladroit. Comme s’il avait peur que je le devine.Et pourtant, je sens bien qu’il cache quelque chose.Personne ne choisit ce banc par hasard. Pas à cette heure, pas chaque matin. Personne ne s’attarde dans le parc d’un quartier aussi gris sans raison. Et surtout, personne ne me regarde comme lui le fait… avec cette espèce de mélancolie retenue, comme s’il s’excusait d’avance de ce qu’il allait me faire.Je suis fatiguée de fuir. Fatiguée de deviner.Alors demain, je lui poserai la vraie question.Celle qui ne se camoufle plus derrière la politesse.Celle qui dit : “Qui es-tu vraiment, Samuel ?”---SamuelElle est venue plus tôt ce matin.Son fils tenait sa main, comme toujours
Élise Mais s’il est comme moi…S’il est juste un autre cœur blessé sous une autre peau brisée…Alors peut-être qu’on pourra, ensemble,changer les règles.Ou au moinsarrêter de se mentir.Ralentir le temps.Laisser nos silences se parler.Parce qu’à force de survivre,j’ai oublié ce que c’étaitd’être simplement en vie.Et si lui aussi l’a oublié…Alors peut-êtrequ’on peut se rappeler ensemble.— SamuelIl y a quelque chose dans sa manière de se tenir.Raide mais fragile.Comme une tour qu’on aurait reconstruite trop vite après un séisme.Elle me regarde comme si j’étais un fantôme.Ou pire : comme si elle m’attendait depuis toujours sans en avoir conscience.Et moi, je reste là.Assis sur ce banc que je n’ai pas choisi par hasard.À prétendre lire un livre que je connais par cœur depuis des années.Elle pense que je suis tombé sur elle par hasard.Mais rien, avec elle, ne sera jamais dû au hasard.---Je m’appelle Samuel.Enfin, ici, c’est le nom que j’utilise.Il y en a eu d’autr
— ÉliseOn m’a appris à ne pas regarder les inconnus dans les yeux.À baisser la tête.À marcher droit.À toujours avoir un trousseau de clés à portée de main, le doigt prêt à appuyer sur la plus longue en cas d’urgence.On m’a appris à survivre.Mais personne ne m’a appris à vivre après la tempête.Et depuis qu’il est là — ce garçon, cet homme, ce Samuel —, le vent recommence à souffler dans ma poitrine.Pas fort. Juste assez pour déranger la poussière.Juste assez pour que je me demande si quelque chose pourrait repousser sous les cendres.---Je l’ai vu avant qu’il me voie.Je le crois, du moins.C’est difficile à dire avec certitude, quand on passe ses journées à surveiller sans avoir l’air d’y toucher.À observer chaque visage, chaque silhouette dans le reflet d’une vitrine ou d’une flaque.À analyser le rythme des pas derrière soi, le claquement d’une portière, la direction du vent.Il a ce regard trouble.Pas menaçant, pas tout de suite. Mais trop calme pour être vraiment innoc