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Éva
Chaque matin, je prends le même métro.
Même rame, même horaire, même place quand elle est libre. Ligne 9, direction Pont de Sèvres. Je me glisse dans la foule comme dans une seconde peau. Silencieuse. Anonyme. Invisible.
Je ne me mêle à personne. Je n'échange pas de regards. C’est une sorte de danse muette où chacun connaît sa place, où chacun joue son rôle. Personne ne me remarque. Et c’est parfait ainsi. Chaque matin, j’embrasse cette solitude douce, ce cocon qui me protège des autres.
À 7h52, je passe les portiques. Je sais que je suis dans les temps. À 8h06, je monte dans l’ascenseur en verre du bâtiment gris qui abrite les bureaux de Delcourt & Associés, cabinet d’avocats d’affaires. La vue depuis l’ascenseur est splendide, mais je n’y prête pas attention. Je me concentre sur mon reflet dans le verre, sur la manière dont je suis devenue presque une étrangère pour moi-même. Je souris brièvement à la réceptionniste, je réponds à quelques bonjours de manière mécanique, et je m’installe à mon poste. Bureau 14B, sixième étage.
Je n'ai jamais été faite pour être remarquée. Je me fonds dans les murs, dans la lumière blanche des néons, dans le bruit des photocopieurs et des discussions à voix basse. Mon existence s'écoule ici, sans vagues, à l’abri des tempêtes.
Je classe, je trie, je prépare des dossiers confidentiels pour des hommes pressés en costume. Ils m’appellent Mademoiselle Caron. Jamais Éva. Encore moins Lune. Ce nom appartient à un autre temps. À un autre moi. Celui que j’ai laissé derrière moi, noyé sous une mer de silence.
La journée passe dans une lente succession de gestes mécaniques. Je réponds à des emails que je ne lis jamais vraiment, je distribue des dossiers que je n’ouvre pas, je prends des appels auxquels je n’écoute que d’une oreille distraite. Le rythme est parfait. Prévisible. Sécurisant.
Et surtout, propre.
C’est cela, ma victoire. La normalité. Le vide. Un vide que j’ai appris à aimer, à cultiver. Dans ce silence, je me sens en contrôle. En sécurité. Le monde extérieur n’existe plus, et je suis enfin à l'abri de ses douleurs, de ses excès.
À 12h30, je déjeune seule. Toujours. Un sandwich au pain noir, une bouteille d’eau minérale. Je me rends dans la salle de repos, mais je n’y reste jamais plus de dix minutes. Pas de discussions futiles. Pas de complicité. Je suis l'ombre parmi les ombres. Je ne réponds jamais aux invitations. Pas de verres après le boulot, pas de sorties, pas d’amies. Il y a un monde entre l’isolement choisi et la solitude subie. Le mien est un bunker.
Je rentre chez moi à 18h17. Mon appartement est petit, mais il est mien. 34m², deuxième étage, immeuble sécurisé. Je verrouille la porte à double tour, comme chaque soir. Puis je me déshabille, me débarrassant de mes vêtements de fonction comme d’une armure. Je prends une douche chaude, je laisse l'eau faire son travail : effacer la journée, effacer mes pensées. Ensuite, une tisane. Un roman ennuyeux, un autre rituel, une distraction pour endormir mes rêves. Je dors tôt, je rêve peu.
Je suis sobre de tout : d’hommes, de plaisir, de souvenirs. Et tout cela me va parfaitement.
Mais ce soir, à 17h59, tout s’arrête.
Je sens sa présence avant même de le voir. Un frisson, une vibration dans l’air. Ce n’est pas un bruit, pas une parole. C’est une fausse sensation, une tension invisible mais palpable, qui fait vaciller l’équilibre fragile que j’ai réussi à établir autour de moi. Il est là, avant même d’être apparu. Une fissure dans mon système, un trouble que je n’avais pas anticipé.
Je relève les yeux.
Il est là.
Assis, comme s’il m’avait toujours attendue. Victor Lemaire. Tailleur de requins, destructeur de femmes. Mon passé le plus intime. Mon bourreau. Mon initiateur. Celui pour qui j’ai dit oui à tout, jusqu’à m’oublier.
Il n’a pas changé. Toujours ce regard froid comme un lac gelé, cette mâchoire tranchante, ce sourire carnassier. L’assurance de celui qui a toujours tout contrôlé. Il ne bouge pas, me fixe. Il ne me dit rien, mais il est déjà tout.
Je m’arrête dans mon geste, une fraction de seconde trop tard, me laissant submerger par une terreur sourde. Il sourit. Lentement. Dangereusement.
— Bonjour, Éva.
Mon nom entre ses lèvres me brûle. C’est une sentence, une marque de possession qu’il laisse sur moi, un peu comme une cicatrice invisible. Je me fige, mon cœur bat trop fort, trop vite. Je vois les murs de ma routine se fissurer sous son regard.
— Vous n’avez rien à faire ici.
Ma voix est plus ferme que je ne l’aurais cru. Mais mes doigts se crispent sur la souris. La tension dans l’air est électrique, chargée, menaçant de déborder à chaque instant.
— Et pourtant, me voilà, souffle-t-il, une pointe de défi dans la voix.
Il se lève lentement, comme s’il prenait possession de l’espace. Il contourne mon bureau avec cette démarche fluide, prédateur. Je devrais me lever, m’opposer, crier, fuir, faire quelque chose. Mais je reste figée, incapable de bouger.
Il sort une enveloppe. Blanche. Cachet rouge.
Mon estomac se noue. Mon souffle se fait court.
Je sais ce qu’elle contient. Des preuves. Des images. Des mots griffonnés sur des contrats de silence, de servitude. Tout ce que j’ai fui pendant cinq ans. Tout ce que j’ai enfoui sous des couches de non-dits et de promesses brisées.
Il la dépose, comme un trophée, un rappel cruel de ce que j’ai perdu. Ce passé qui ne me lâche jamais vraiment.
— Tu as bien effacé toutes les traces, murmure-t-il, presque avec tendresse. Mais moi, je les ai gardées. Avec soin.
Je ne dis rien. Mes mains tremblent, mais je le cache, ou du moins j’essaie. Il le remarque. Il aime ça. Il aime me voir perdre le contrôle.
— Qu’est-ce que vous attendez de moi ?
Je le demande plus pour moi-même, comme si cette question pouvait dissiper la brume qui m’envahit. Mais je connais déjà la réponse. Je la vois dans ses yeux.
— Une dernière mission.
Il sourit. Ce sourire-là. Celui qu’il avait quand il me regardait m’abandonner dans ses draps, quand il jouait à me briser doucement, à me modeler selon ses désirs. Celui qu’il avait lorsque je lui ai dit "oui", sans savoir que c’était un oui pour tout.
— Non, dis-je, sans conviction. Je sais déjà que ce mot ne changera rien.
Mais ma voix sonne faux, trahie par l’écho du passé qui résonne en moi. Lui le sent. Il se rapproche, lentement, inéluctablement, comme un prédateur en pleine chasse.
— Ce que tu étais… Ce que je t’ai appris à devenir. Je veux que tu le sois encore. Une seule fois. Pour moi.
Éva Le claquement de la porte résonna longtemps après son départ. Un écho qui se cognait aux murs nus, qui faisait trembler l’air même. Vis, Éva. Même sans moi. Les mots creusaient, déchiraient. La douleur n’était plus une émotion, c’était un état. Une chape de plomb qui alourdissait chaque parcelle de mon être.Je restais à genoux sur le parquet glacé, les doigts enfouis dans la texture rugueuse du bois. La chaleur de son corps sur ma joue était déjà un souvenir qui s’estompait, remplacé par le froid mordant de la réalité. Il était parti. Il avait choisi de respirer sans moi. Et dans le sillage de son absence, une vérité atroce germait : il avait eu peur de l’ombre en moi, sans savoir que cette ombre, on me l’avait greffée.Une colère nouvelle naquit, lente et radicale. Elle me donna la force de me relever. Mes jambes flageolaient, mais une résolution de granit durcissait mon âme. Je ne pouvais pas le laisser partir avec ce mensonge empoisonné. Je devais lui offrir la vérité, même s
ÉVALe jour s’est levé sans couleur, une clarté grise qui se répand dans la pièce comme une brume sans chaleur.Belmont s’est levé avant moi, il a remis du bois dans la cheminée sans allumer le feu, juste pour s’occuper les mains, pour éviter de me regarder.Je sens qu’il s’éloigne déjà, même si ses pas ne bougent pas vraiment.L’air entre nous est devenu lourd, presque solide, comme si chaque souffle menaçait de tout briser.Je m’approche, pieds nus, le parquet froid sous ma peau.Il se fige quand j’arrive derrière lui.Je voudrais qu’il me prenne dans ses bras, qu’il dise que tout va s’arranger, mais il reste droit, rigide, enfermé dans un silence qui me déchire.— Belmont, murmuré-je, ne me tourne pas le dos.Il ne répond pas.Je contourne la table, le force à me regarder.Ses yeux sont sombres, lavés par une nuit sans sommeil, et pourtant je vois dedans quelque chose que je n’avais jamais vu avant : de la peur.Pas la peur pour moi.La peur de moi.— Je ne peux plus, dit-il enfin.
ÉVAQuand j’ouvre les yeux, la lumière est différente, presque douce, presque fausse.Il y a ce silence suspendu, cette impression d’être revenue d’un lieu trop loin pour en parler.Le feu s’est éteint, les braises fument à peine, et l’air a cette odeur de cendre et de laine chaude.Je sens son bras autour de moi, lourd, immobile, comme s’il n’avait pas bougé depuis des heures.Son souffle effleure ma nuque, régulier, mais tendu, retenu.Je ne sais pas si je dois parler, s’il dort, s’il fait semblant.Je reste là, à écouter le battement de son cœur contre mon dos, cette cadence trop calme pour être paisible.Je ferme les yeux à nouveau.Je voudrais pleurer, mais les larmes se sont figées quelque part en moi, comme le reste.Son bras bouge enfin.Il se dégage lentement, sans brusquerie.Je sens le vide tout de suite.Je me retourne, il est déjà assis au bord du canapé, les coudes sur les genoux, les mains jointes.Son visage est fermé, presque froid, mais ses yeux me trahissent ils brû
BELMONTJe ne sais pas quand la nuit a commencé à se dissoudre, peut-être quand le vent a cessé de gémir sous les tuiles, ou quand la lampe s’est éteinte d’elle-même, ou peut-être quand mon corps a enfin cessé de lutter contre le sommeil.Je suis resté là, assis contre la porte, les bras croisés sur mes genoux, le menton posé sur mes poignets, à écouter son silence à elle, ce silence qui s’étirait, s’épaississait, prenait la forme d’un pressentiment.Je sens quelque chose changer , pas un bruit, pas un cri, juste une absence qui devient trop grande.Je me redresse d’un coup, j’écoute, je tends l’oreille, je colle ma joue contre le bois.Rien.Pas un souffle.Pas un frôlement.Le cœur me monte à la gorge.Je me lève, j’appuie mes paumes contre la porte, je frappe doucement.— Éva…Le vent me répond.Je sens le froid de l’extérieur à travers les interstices, un froid lourd, coupant, presque métallique.Je tourne la poignée.Elle résiste d’abord, puis cède dans un craquement sec.Et le m
ÉVALe bois froid contre mon front, mes paumes plaquées sur la porte comme sur un torse, je sens encore sa chaleur derrière, je la respire, je la bois, mais elle se retire déjà, il ne reste que la fibre rugueuse du bois sous mes doigts, j’ai le cœur en charpie, la respiration brisée, je me fais toute petite contre le battant comme une enfant punie qui attend qu’on l’appelle, mes cheveux collés par les larmes, mes genoux remontés contre ma poitrine, le vent s’infiltre dans mes vêtements, mord mes chevilles nues, je tremble, je murmure son nom encore et encore jusqu’à ce qu’il devienne un souffle sans voyelles .— Belmont… ouvre-moi… je t’en supplie…Ma voix se perd dans la nuit comme un fil qui se rompt, je gratte doucement le bois du bout des ongles, j’ai mal aux doigts mais je continue, c’est comme caresser une plaie, je sais qu’il est là derrière, je le sens, son ombre pèse contre moi, son silence est trop lourd pour qu’il soit parti, il est là, je le sais, et moi je suis dehors com
ÉVAJe ne lâche pas son bras, mes ongles s’enfoncent dans sa manche comme pour m’accrocher à sa peau, je sens les muscles de son avant-bras se tendre sous mes doigts, cette force que j’ai tant désirée et qui maintenant se retourne contre moi comme une lame de glace, je murmure son nom, je le supplie encore, ma voix n’est plus qu’un souffle cassé, mais il ne m’écoute plus, il est déjà loin, enfermé derrière un mur invisible où je n’ai plus d’accès, derrière une forteresse qu’aucun cri ne fissure .— Éva, lâche-moi, souffle-t-il d’une voix sourde, tu m’as assez pris, assez menti, assez enchaîné .Je secoue la tête, mes larmes se mêlent à ma respiration coupée, j’ai l’impression que ma cage thoracique va éclater sous le poids de mes sanglots, que chaque battement de mon cœur est un coup de marteau contre mes côtes, je me cramponne plus fort, je voudrais que mes mains s’enracinent en lui, qu’elles deviennent des chaînes vivantes, qu’il sente à quel point je n’existe plus qu’à travers sa p







