ÉVALa nuit est tombée sans bruit. Comme une couverture humide qu’on aurait posée sur mes épaules. Pas une nuit noire, non une nuit grise, étouffée, pleine de choses non dites. Tout est prêt, m’a dit Bella avant de se retirer. Les fleurs sont installées. La robe est suspendue, au bout du cintre comme un fantôme qui attend. Le vin a été livré. Les témoins sont là, à quelques chambres d’ici, à moitié endormis.Et moi, je fixe le plafond.Je n’ai pas trouvé le sommeil. Pas même la fatigue.Mon corps est allongé, mais mon esprit tourne comme une bête enfermée dans une cage trop étroite.Je passe les doigts sur la couture du drap, machinalement, en boucle. La lune filtre à peine par la fenêtre, trop voilée. Les murs me regardent. Et dans chaque ombre, je crois reconnaître un souvenir.Un doute.Une peur.La nuit, les choses prennent toujours une autre forme. Plus tranchante. Plus ancienne.Et ce soir, c’est tout ce que je suis qui remonte à la surface.Je me lève. Pieds nus. En chemise. Je
ÉVALes tissus s’empilent sur la table, fluides, brillants, rêches parfois. Il y a du blanc, bien sûr, mais aussi du noir. Et des éclats rouges, ocre, presque bruns. Je ne sais pas pourquoi je les ai demandés. Peut-être pour ne pas oublier. Peut-être pour ne pas mentir. Il n’y aura pas de mariage traditionnel. Rien ne l’a jamais été, entre lui et moi.Bella pince les lèvres. Elle n’a rien dit depuis que la couturière est entrée. Mais son regard me parle.Il me dit : es-tu sûre ?Il me crie : tu pourrais encore fuir.Mais il me murmure aussi, en silence : je suis là.— Celui-là, murmuré-je, en effleurant une étoffe sombre aux reflets cendrés. Celui-là, il me va.La couturière hoche la tête, note rapidement quelque chose sur un carnet, puis vient prendre des mesures que je ne sens même pas. Tout semble irréel. Comme un rêve cousu à la hâte. Un fil qui pourrait se casser à chaque seconde.Bella, toujours silencieuse, me tend une épingle. Elle évite de croiser mon regard.— Tu es sûre de
BELMONTJe reste immobile devant la fenêtre ouverte, le vent frais agitant doucement les rideaux délavés. La lumière hésite à pénétrer la pièce, le ciel est couvert, lourd de gris, comme si le monde lui-même retenait son souffle.Le murmure des feuilles à l’extérieur se mêle à celui de mes pensées, envahissantes, oppressantes.Je croyais que choisir serait simple.Qu’un oui, murmuré à voix basse, dans la pénombre, suffirait à balayer mes doutes.Mais ce matin, le poids de cette décision m’écrase.J’ai l’impression d’être suspendu, ballotté entre l’envie de tout brûler et celle de bâtir quelque chose de fragile.Éva marche à mes côtés, mais elle semble ailleurs, invisible par moments. Ses silences sont des cris sourds, ses regards des esquives qui me brisent.Je voudrais la prendre, la serrer fort, lui dire que je suis là.Mais je sens aussi mes propres failles, ces fissures que j’ai toujours cachées derrière un masque d’indifférence.J’ai passé ma vie à fuir les blessures.À camoufler
ÉVAJe pensais que ce serait plus simple après.Que le mot, une fois dit, ferait le reste.Mais non.Le matin après un oui n’est pas un conte.C’est un champ de bataille silencieux, pavé d’ombres familières. L’angoisse du réveil, les gestes hésitants, les regards qui cherchent sans savoir où se poser. Ce n’est pas la paix, pas encore. C’est la transition. Le bord d’un monde nouveau.Et je ne sais pas marcher droit sur un bord.Je suis debout devant la glace, les doigts tremblants autour d’un mug tiède. Je ne bois pas. J’essaie juste de rester là. Entière. De ne pas partir en miettes sous le poids de cette réalité qui recommence.Mon reflet ne m’aide pas. Il me juge, peut-être. Ou il me supplie. J’ai du mal à faire la différence. Mes cheveux sont encore en désordre, mes traits marqués. Mais il y a autre chose dans mes yeux. Quelque chose d’à peine perceptible. Une fièvre contenue. Une faille qui pulse, vivante.Belmont est derrière moi. Dans le reflet, je vois son dos nu, la chemise qu’
ÉVALe matin est doux.Trop doux.Comme une anomalie, une paix fragile que je redoute plus que la violence. Un calme tendu, suspendu à un souffle.Je m’éveille dans ce silence étrange, dense, où même le temps semble retenir son cours. Les draps sont froissés autour de moi, gardiens silencieux de ce que nous avons été cette nuit ou tenté d’être. Il y a encore son odeur sur l’oreiller. Un mélange de chaleur, de peau, de ce parfum discret qu’il porte toujours, comme un murmure.Mais il n’est plus là.Et je sens, avant même d’ouvrir les yeux, le vide qu’il a laissé. Un vide précis. Pas celui d’un départ… non. Celui d’une veille. D’une attente.J’ouvre les yeux. Lentement. Comme si le monde pouvait me blesser rien que par sa lumière. La pièce est baignée d’un éclat pâle, irréel. Un halo de jour qui n’ose pas entrer tout à fait. Les rideaux n’ont pas été tirés. La lumière glisse le long du parquet, touche la courbe de mes jambes, s’attarde sur ma main encore posée sur le matelas.Je ne boug
BELMONTLa pluie a cessé, mais l’écho des gouttes martèle encore mes tempes.Je suis resté éveillé toute la nuit, le regard rivé au plafond, les bras entourant un corps qui ne m’appartient plus vraiment. Éva dort ou fait semblant. Je n’en suis plus sûr. Ce que je sais, c’est que quelque chose en elle s’est dérobé.Ses respirations sont régulières. Trop. Comme si elle mimait le sommeil. Comme si, dans le silence, elle cherchait à me rassurer. Ou à me tromper.Ma respiration, elle, ne suit plus. Elle se suspend, s’écorche, tangue entre deux battements. Chaque fois que je ferme les yeux, j’imagine le pire.Je sens qu’elle me glisse entre les doigts. Comme de l’eau. Comme du sable trop fin. Je la retiens un instant, elle fuit. Encore et encore. Et pourtant, elle est là. Son corps lové contre le mien, ses jambes entremêlées aux miennes, sa peau chaude, si vivante.Mais tout en elle est ailleurs.Elle est là sans être là. Présente dans le geste, absente dans l’âme.Comme si elle s’éteignait