Éva
Il fait nuit quand je quitte le bureau. Une nuit lourde, sans vent, où même l’air semble figé dans une attente fiévreuse. Je marche lentement. Je n’ai pas envie de rentrer. Pas envie de retrouver le silence de mon studio, le vide organisé de mon existence. J’ai la gorge nouée, comme si chaque respiration m’écorchait de l’intérieur.
Je tourne à droite, puis encore à droite. Mes pas me guident sans y penser, comme un instinct revenu d’un autre temps. J’arrive devant une porte noire, discrète, sans enseigne. Une sonnerie. Une caméra. Une seconde d’hésitation. Puis je parle.
— Lune.
Le déclic est immédiat. La porte s’ouvre.
À l’intérieur, les murs sont couverts de velours foncé. La lumière est basse, dorée, presque intime. Tout est comme avant. Le parfum du bois ciré, la chaleur du cuir, la musique classique qui flotte en arrière-fond. Et ce silence feutré qui vous avale dès l’entrée. Je laisse mes doigts glisser sur la rampe de l’escalier. Je descends.
En bas, le couloir est désert. Mais la porte du fond est entrouverte. La pièce est éclairée par une lampe au verre opalin. Un fauteuil. Une silhouette.
Il l’a su. Il m’attendait.
Victor se lève lentement. Il porte une chemise noire, simple, sans cravate. Il ne parle pas. Il me regarde. Je le regarde. Et pendant quelques secondes, nous ne sommes plus que deux présences silencieuses face à face, deux éclats d’un même passé.
Je m’approche, le cœur battant plus fort que d’habitude.
— Je ne suis pas là pour toi.
Ma voix tremble légèrement, mais je l’étouffe. Il sourit, à peine, ce sourire glacial qui m’a toujours fait frissonner.
— Je sais. Tu es là pour elle. Pour Lune.
Je hoche la tête. Il me tend une boîte. Noire, vernie, lourde. Je la reconnais. Elle contient ce que j’ai laissé derrière moi : un téléphone crypté, une clé USB codée, une montre équipée, un carnet vide au cuir usé. Mon ancien arsenal. Mes armes.
Je prends la boîte sans un mot.
— Le dossier que je t’ai laissé… L’homme que tu dois approcher s’appelle Sébastien Marval. Il dirige une holding aux Seychelles, mais ses bureaux sont ici, dans le 8e. Derrière ses investissements éthiques se cache un trafic d’influence de très haut niveau.
— Pourquoi ne pas l’avoir détruit toi-même ?
Je ne peux retenir la question. Il me fixe d’un air implacable, comme si chaque seconde d’hésitation de ma part l’irritait.
— Parce qu’il ne se laisse pas approcher. Il faut quelqu’un de propre. Quelqu’un d’oublié. Toi.
Je sens un frisson parcourir ma colonne vertébrale, une peur sourde que j’essaie d’ignorer. Un retour à tout ce que j’ai fui. Je tremble intérieurement.
— Je n’ai plus rien à voir avec ça. C’est fini, Victor. Je ne veux pas reprendre ce métier. Pas après tout ce que j’ai… Je veux plus que ça.
Mon cœur bat plus fort, une vérité que j’essaie de me convaincre d’accepter, mais il me scrute, comme s’il pouvait voir à travers chaque mensonge que je me raconte.
Il soupire, mais son regard ne faiblit pas. Et, soudain, il me le dit, d’un ton calme mais tranchant :
— Tu n’as pas le choix. Si tu refuses, tout ce que tu as construit depuis ces dernières années s’effondrera. Je vais retrouver tous ceux qui sont restés dans ton passé. Et je vais faire en sorte que leur vie devienne un enfer. Pour toi, pour eux, pour tout ce que tu crois avoir reconstruit.
Je recule d’un pas. Sa menace est claire, nette, sans appel. Il n’a pas changé. Il peut détruire ma vie en un claquement de doigts. Il le sait. Et moi aussi.
Je sens mes jambes se dérober sous moi, mais je tiens bon, je me force à respirer.
— Tu ne feras pas ça. Ce n’est pas qui tu es, Victor. Tu n’es plus cet homme-là.
Il sourit à nouveau. Ce sourire, froid et cruel, celui qui me hante encore.
— Si tu savais à quel point tu te trompes, Éva. Tu crois que tu peux t’échapper, que tu peux fuir ce monde ? C’est impossible. Tu es encore Lune. Et tant que tu portes ce nom, tu me reviendras toujours. Quoi qu’il arrive.
Je ferme les yeux un instant, tentant de contenir la peur, la panique qui menace d’exploser. Mais quelque chose en moi, quelque chose que j’ai cru effacer, revient à la surface. Lune, la femme que j’étais, la tacticienne, celle qui jouait avec les hommes et les systèmes pour sa propre survie.
Je secoue la tête, me battant contre ce retour en arrière.
— Je n’ai plus rien à voir avec Lune.
Il s’avance lentement, ses pas résonnant comme des échos dans la pièce silencieuse.
— Tout ce que tu as vécu, tout ce que tu as fait, te suivra toujours, Éva. C’est ça, la vérité. Peu importe ce que tu penses. Peu importe ce que tu veux. Lune est toujours là. Et moi aussi.
Je suis paralysée, prise au piège entre la peur et la honte. Je n’ai pas le choix. La réalité me frappe. La liberté, celle que je croyais avoir, est une illusion. Je n’ai pas échappé à mon passé. Mon passé m’a rattrapée.
— Je… Je vais le faire. Mais je te préviens, Victor. C’est la dernière fois. Après ça, je disparais. Je te le promets.
Il acquiesce lentement, sans joie.
— Bien. Mais souviens-toi de ce que je t’ai dit. Tu n’es jamais vraiment partie.
Je prends la boîte, en silence. Je quitte la pièce, les mains tremblantes, le cœur lourd. Quand je franchis la porte, je sens une partie de moi rester là, derrière cette porte noire, avec lui. Lune est de retour, malgré elle.
Je me suis perdue. Et je viens juste de m'en rendre compte.
ÉVALa nuit est tombée sans bruit. Comme une couverture humide qu’on aurait posée sur mes épaules. Pas une nuit noire, non une nuit grise, étouffée, pleine de choses non dites. Tout est prêt, m’a dit Bella avant de se retirer. Les fleurs sont installées. La robe est suspendue, au bout du cintre comme un fantôme qui attend. Le vin a été livré. Les témoins sont là, à quelques chambres d’ici, à moitié endormis.Et moi, je fixe le plafond.Je n’ai pas trouvé le sommeil. Pas même la fatigue.Mon corps est allongé, mais mon esprit tourne comme une bête enfermée dans une cage trop étroite.Je passe les doigts sur la couture du drap, machinalement, en boucle. La lune filtre à peine par la fenêtre, trop voilée. Les murs me regardent. Et dans chaque ombre, je crois reconnaître un souvenir.Un doute.Une peur.La nuit, les choses prennent toujours une autre forme. Plus tranchante. Plus ancienne.Et ce soir, c’est tout ce que je suis qui remonte à la surface.Je me lève. Pieds nus. En chemise. Je
ÉVALes tissus s’empilent sur la table, fluides, brillants, rêches parfois. Il y a du blanc, bien sûr, mais aussi du noir. Et des éclats rouges, ocre, presque bruns. Je ne sais pas pourquoi je les ai demandés. Peut-être pour ne pas oublier. Peut-être pour ne pas mentir. Il n’y aura pas de mariage traditionnel. Rien ne l’a jamais été, entre lui et moi.Bella pince les lèvres. Elle n’a rien dit depuis que la couturière est entrée. Mais son regard me parle.Il me dit : es-tu sûre ?Il me crie : tu pourrais encore fuir.Mais il me murmure aussi, en silence : je suis là.— Celui-là, murmuré-je, en effleurant une étoffe sombre aux reflets cendrés. Celui-là, il me va.La couturière hoche la tête, note rapidement quelque chose sur un carnet, puis vient prendre des mesures que je ne sens même pas. Tout semble irréel. Comme un rêve cousu à la hâte. Un fil qui pourrait se casser à chaque seconde.Bella, toujours silencieuse, me tend une épingle. Elle évite de croiser mon regard.— Tu es sûre de
BELMONTJe reste immobile devant la fenêtre ouverte, le vent frais agitant doucement les rideaux délavés. La lumière hésite à pénétrer la pièce, le ciel est couvert, lourd de gris, comme si le monde lui-même retenait son souffle.Le murmure des feuilles à l’extérieur se mêle à celui de mes pensées, envahissantes, oppressantes.Je croyais que choisir serait simple.Qu’un oui, murmuré à voix basse, dans la pénombre, suffirait à balayer mes doutes.Mais ce matin, le poids de cette décision m’écrase.J’ai l’impression d’être suspendu, ballotté entre l’envie de tout brûler et celle de bâtir quelque chose de fragile.Éva marche à mes côtés, mais elle semble ailleurs, invisible par moments. Ses silences sont des cris sourds, ses regards des esquives qui me brisent.Je voudrais la prendre, la serrer fort, lui dire que je suis là.Mais je sens aussi mes propres failles, ces fissures que j’ai toujours cachées derrière un masque d’indifférence.J’ai passé ma vie à fuir les blessures.À camoufler
ÉVAJe pensais que ce serait plus simple après.Que le mot, une fois dit, ferait le reste.Mais non.Le matin après un oui n’est pas un conte.C’est un champ de bataille silencieux, pavé d’ombres familières. L’angoisse du réveil, les gestes hésitants, les regards qui cherchent sans savoir où se poser. Ce n’est pas la paix, pas encore. C’est la transition. Le bord d’un monde nouveau.Et je ne sais pas marcher droit sur un bord.Je suis debout devant la glace, les doigts tremblants autour d’un mug tiède. Je ne bois pas. J’essaie juste de rester là. Entière. De ne pas partir en miettes sous le poids de cette réalité qui recommence.Mon reflet ne m’aide pas. Il me juge, peut-être. Ou il me supplie. J’ai du mal à faire la différence. Mes cheveux sont encore en désordre, mes traits marqués. Mais il y a autre chose dans mes yeux. Quelque chose d’à peine perceptible. Une fièvre contenue. Une faille qui pulse, vivante.Belmont est derrière moi. Dans le reflet, je vois son dos nu, la chemise qu’
ÉVALe matin est doux.Trop doux.Comme une anomalie, une paix fragile que je redoute plus que la violence. Un calme tendu, suspendu à un souffle.Je m’éveille dans ce silence étrange, dense, où même le temps semble retenir son cours. Les draps sont froissés autour de moi, gardiens silencieux de ce que nous avons été cette nuit ou tenté d’être. Il y a encore son odeur sur l’oreiller. Un mélange de chaleur, de peau, de ce parfum discret qu’il porte toujours, comme un murmure.Mais il n’est plus là.Et je sens, avant même d’ouvrir les yeux, le vide qu’il a laissé. Un vide précis. Pas celui d’un départ… non. Celui d’une veille. D’une attente.J’ouvre les yeux. Lentement. Comme si le monde pouvait me blesser rien que par sa lumière. La pièce est baignée d’un éclat pâle, irréel. Un halo de jour qui n’ose pas entrer tout à fait. Les rideaux n’ont pas été tirés. La lumière glisse le long du parquet, touche la courbe de mes jambes, s’attarde sur ma main encore posée sur le matelas.Je ne boug
BELMONTLa pluie a cessé, mais l’écho des gouttes martèle encore mes tempes.Je suis resté éveillé toute la nuit, le regard rivé au plafond, les bras entourant un corps qui ne m’appartient plus vraiment. Éva dort ou fait semblant. Je n’en suis plus sûr. Ce que je sais, c’est que quelque chose en elle s’est dérobé.Ses respirations sont régulières. Trop. Comme si elle mimait le sommeil. Comme si, dans le silence, elle cherchait à me rassurer. Ou à me tromper.Ma respiration, elle, ne suit plus. Elle se suspend, s’écorche, tangue entre deux battements. Chaque fois que je ferme les yeux, j’imagine le pire.Je sens qu’elle me glisse entre les doigts. Comme de l’eau. Comme du sable trop fin. Je la retiens un instant, elle fuit. Encore et encore. Et pourtant, elle est là. Son corps lové contre le mien, ses jambes entremêlées aux miennes, sa peau chaude, si vivante.Mais tout en elle est ailleurs.Elle est là sans être là. Présente dans le geste, absente dans l’âme.Comme si elle s’éteignait