<rêve>Le noir de Downside me happe. Je ne sais pas où je suis, juste que j’y suis.Dans les ruelles sombres, les portes claquent, les nuages télescopent la lune, le vent chuchote près des bennes à ordures. Je crois que je suis en train de rêver. Mais si nous savons que nous rêvons, c’est que nous ne rêvons plus, non?Mon champ de vision n’est pas obstrué par iBrain. D’ailleurs les couleurs sont beaucoup plus ternes sans le calibreur automatique. Je pose une main contre le mur et… Oh punaise, ce n’est pas ma main. Elle est beaucoup plus grande, n’a pas ce vernis à ongles bleu que j’apprécie tant. Et surtout, elle semble masculine?J’ai le souffle court, comme si je venais de courir, sauf que je ne m’en souviens pas. Je clopine dans les allées, m’abritant dès qu’un rideau s’ouvre à une fenêtre et que la lumière éclabousse le trottoir. J’ai tellement mal aux pieds que ça ne m’étonnerait pas qu’ils soient en sang.La main qui n’est pas
J’attends devant la salle pour mon rendez-vous avec la psy. C’était le tour de Leïa juste avant moi, et je n’ai pas pu m’empêcher de contempler les tatouages recouvrant son corps. Je ne suis pas une grande fan de ce genre d’artifices, mais j’admets qu’elle ressemble à une œuvre d’art. Elle a poussé le vice si loin qu’elle s’est fait tatouer des holo-tattoo. Les dessins, les couleurs et les arabesques se meuvent au fil de ses émotions tel un film parcourant sa peau. Je n’oserais jamais me faire une chose pareille, mais c’est sublime.—As, vous pouvez entrer, m’indique Rey en me faisant signe.Allez, entre dans la cage aux lions. Plus vite tu y es, plus vite tu en seras ressortie. Je retrouve ma position quasi fœtale dans le grand fauteuil de cuir blanc qui me tend les bras.—Alors, vous avez fait ce que je vous avais demandé? s’enquit-elle en reprenant son bloc-notes resté désespérément vierge lors de la précédente séance.Je ne sais pas si
Son frère?!Ce n’est pas possible. Le monde ne peut pas être monstrueux à ce point. Et ils n’ont rien vu, là-haut? Ils n’ont rien dit?—Je…, balbutie-t-elle, je ne comprends pas…Elle ne pleure pas, seul un trémolo dans la voix trahit sa souffrance. Rien que le regard perdu, vide, l’incompréhension la plus totale. Le choc.Je ne sais pas quoi dire pour soigner la blessure, pour lui remonter le moral. Tout ce que je pourrais dire serait fade et… mensonger. Car je doute qu’on puisse y changer quoi que ce soit. Je lui ouvre les bras, ne sachant pas si elle apprécie le contact physique, mais elle s’y réfugie. Son souffle court ricoche sur ma clavicule alors qu’elle me serre de toutes ses forces. Ça faisait longtemps que je n’avais pas eu les mots.Et c’est toujours aussi douloureux.—Ça va aller. Je te jure que ça va aller, fais-moi confiance.—Qu’est-ce que je vais faire? Je ne peux pas montrer ça a
Ellis n’est pas d’une grande compagnie, mais au moins il nous change les idées. Attablés avec Nora pour le repas du soir, nous écoutons distraitement les discussions des autres patients. Nous avons passé un long moment à jouer du piano dans la salle de musique, jusqu’à ce que nous en ayons les doigts douloureux. Nous nous divertissons des histoires de Leïa, qui n’a aucune gêne à raconter ses déboires quant à son tatouage finalement arrivé. J’en viens même à remettre en question la viabilité de Soulmates 2.0. Une morte et quatre tatouages défaillants pour le moment. Il n’y a que Cara qui a son âme sœur sans effet secondaire, même si elle ne lui plait pas.—Je ne comprends pas…, bégaye la jeune femme tatouée.On est cinq à table. Les inséparables, Nex et Leïa, et notre petit groupe. Le jeune homme est plutôt taciturne – c’est elle qui vole la vedette avec ses grands éclats de rire et ses tatouages mouvants.Ellis ne s’arrête pas de manger pour autant, même quan
Je retourne sur mon lit, perturbée par cette révélation, sous le regard amusé d’Ellis. Et s’il avait raison? Et si, tout ce que nous faisons était bel et bien une réponse au conditionnement que l’on nous impose depuis des années?Puis, une pensée, plus insidieuse encore, commence à faire son chemin. Si tout ce qu’il dit est vrai… et alors? Qu’est-ce que ça peut bien changer pour nous? Que nos comportements soient conditionnés ou non, est-il vraiment possible de nous déconstruire après tant d’années? Peut-on seulement briser une société dans ce qu’elle a de plus profond?Décontenancée, je décide de m’occuper intelligemment. Je lis à propos d’un tas de maladies que je pourrais présenter. Enfin,«maladie»… Un mot que je n’aime pas. Je ne suis pas malade et ne l’ai jamais été! Mais tous ces troubles… je ne suis pas certaine de me retrouver en eux. Troubles dissociatifs de l’identité, troubles alimentaires – anorexie,
—Ellis…, soufflé-je en passant le pas de la porte.Allongé sur le lit, les yeux perdus dans le vague, il doit être en train de se perdre sur le réseau d’iBrain. Il a les cheveux en bataille, un sous-pull noir qui souligne la naissance de ses muscles. Je le détaille un moment avant de faire une nouvelle tentative.—Ellis…?—Quoi?—Je crois que j’ai fait une connerie.<nostalgie>—Jaspe?—Hmm?—Jaspe…—Quoi?!—Jaspe…—T’as fait une connerie?Je n’ose rien dire, je me mords juste la lèvre comme une idiote. Il sait que quand je commence comme ça, de toute façon, c’est cuit. Et je sais aussi que ma manière de l’appeler ainsi le fait fondre. Utiliser la mignonnerie pour parvenir à mes fins. Voilà une compétence clé.—As, tu as fait une connerie?Il vient me voir dans la cuisine, cont
Après un long moment à les écouter parler d’amour, d’âmes sœurs et de leur futur au sein de la société, je décide de m’isoler et de retourner dans ma chambre. Ce genre d’aveux à demi-mot me peine. Ce que représente Isaac ne me plait pas du tout, alors quoi? Je devrais ne rien faire? Attendre que de nouveaux rêves m’assaillent, m’oppressent, ou me montrent ce qu’il fait à l’autre bout de la ville? Et lui, alors, a-t-il accès aux miens, de rêves? Peut-il pénétrer dans mon intimité alors que je ne le connais pas? Toutes ces questions se bousculent dans ma tête et mes crampes d’estomac ne s’améliorent pas.J’ai la trouille de finir comme Hana, cobaye oublié pour avoir testé le programme qu’il ne fallait pas.<nostalgie>—Ce serait bien, si on commençait à rénover la chambre d’amis, tu ne crois pas? me propose Jaspe, alors que nous sommes au restaurant.Je repose lentement ma fourchette sur le bord de mon assiette,
<alerte>Vous êtes blessée. N’oubliez pas de désinfe…</alerte>Je frotte de toutes mes forces pour effacer ces marques. Ce n’est pas du feutre et ce n’est pas un tatouage non plus, même si ça y ressemble. C’est de la scarification. Ce connard d’Isaac s’est scarifié. Mais pourquoi? Pour me parler? Pour m’atteindre? Parce qu’il sait que je suis dans ses rêves? Putain! Comment le sait-il? Me sent-il? Et mes douleurs aux côtes? Aux jambes? Et si tout n’était que lié à ses propres douleurs?Ellis est venu toquer à la porte, voir ce qu’il se passe. Je n’ai rien répondu: il est au courant, de toute façon, il a vu les traces violacées s’étendre sur mes bras. Il sait que pour moi aussi quelque chose cloche dans le programme.J’ai peur de me rendormir et de replonger dans le prisme de cette personnalité instable, de ce meurtrier. Je ne connais pas Isaac, mais je sais déjà qu’il est t