LOGINLe jour s’était défait dans une lenteur de soie.La vallée d’Afella avait ce silence inquiet des soirs où le monde retient son souffle.Hassan suivait le sentier des oliviers, un seau vide à la main. À distance, Lalla Tislin avançait aussi, le regard bas, attentive au froissement des feuilles. Ils n’avaient rien promis, et pourtant ils s’étaient donné rendez-vous : au puits.Autour de la margelle, l’air paraissait plus dense. La pierre gardait la chaleur du jour, mais sous la chaleur bruissait un frisson. Hassan posa sa paume sur le rebord : la vibration d’hier était revenue régulière, présente, comme un cœur à l’intérieur de la roche.— Il est différent, dit-il.— Plus proche, répondit Tislin.Ils se penchèrent. L’eau ne bougeait presque pas, sinon ce léger tremblement qui n’appartenait pas à l’eau. Une lueur, timide d’abord, dessina la spirale. Pas la même qu’au matin : celle-ci était double, comme si le souffle avait appris à revenir sur lui-même.— Aïcha avait raison, murmura Tislin. Le vent se souvient.— J’aimerais savoir de quoi, dit Hassan.Une rafale descendit — non du ciel, mais du puits lui-même. Elle ne sentait ni le froid ni la poussière, plutôt une odeur d’argile fraîche et de miel. La corde que portait Hassan se tendit d’elle-même, comme tirée par une main invisible. Il la retint. Tislin posa la sienne sur la sienne, simple geste qui fit taire le tremblement.— Ne lutte pas, dit-elle doucement. Écoute.Alors, quelque chose parla. Pas un mot, pas une phrase : un souffle articulé. La spirale s’ouvrit comme une fleur de lumière et fit apparaître, un battement, le reflet de deux visages — les leurs — superposés.Ils reculèrent.— C’est un appel, dit Hassan.— Ou un choix, répondit Tislin.Une silhouette se découpa dans la pénombre : Aïcha n’Tissint.— Ni l’un ni l’autre. Une reconnaissance, dit-elle. Le puits connaît vos noms.— Pourquoi maintenant ? demanda Tislin.— Parce que la montagne a faim. Elle réclame les paroles qu’on lui a retenues trop longtemps.Aïcha sortit de sa besace une petite lame de pierre, translucide, sertie d’un anneau d’argent.— Le talisman des passages, dit-elle. Qui le porte ne ment pas au vent.Elle le tendit vers Tislin.— Pourquoi moi ?— Parce que lui, dit Aïcha en désignant Hassan, a déjà la vérité dans les mains — la corde et l’eau. Toi, tu as la mémoire — et le nom.Tislin prit le talisman. Au contact de sa peau, une chaleur discrète se répandit, comme un thé sucré dans la poitrine. Aïcha hocha la tête.— Maintenant, écoutez : à minuit, le vent va demander un prix. Il le demande toujours quand il rend un signe.— Quel prix ? dit Hassan.— Celui qu’il choisira. Mais on peut négocier.Elle déposa sur la margelle trois poignées d’herbes : ifsi, tazgawt, azuggal.— La montagne comprend les gestes plus que les phrases. On donnera d’abord ce qui soigne, pour qu’elle comprenne qu’on vient sans armes.Hassan observa Tislin, puis les herbes, puis l’eau.— Et si Rachid vient avant minuit ?— Alors il viendra, dit Aïcha simplement. Le vent sait cacher une minute aux yeux des hommes.Comme pour la contredire, un hennissement monta du bas de la vallée. Une torche glissa entre les murs du village, autre puis une autre. Les ombres de cavaliers se découpèrent sur la bande pâle du ciel.— Il a flairé le changement, souffla Hassan.— Laisse-le flairer, dit Aïcha. On ne chasse pas le vent avec un sabre.Rachid n’arriva pas jusqu’au puits. Il s’arrêta plus bas, près des greniers, donna des ordres brefs, tourna la tête comme pour fixer l’odeur. Puis il repartit en direction de la maison du cheikh.— Il a peur de l’eau, constata Tislin.— Non, dit Aïcha. Il a peur de ce qu’elle dit.La nuit se referma. Les étoiles, d’abord timides, sortirent de leur cachette. Le silence prit le puits dans une écoute tenace. Aïcha traça sur la pierre un cercle de cendre.— Quand je dirai “souffle”, répéta-t-elle, vous ne parlez pas. Vous respirez seulement. Le vent sait reconnaître les bruits du mensonge.Ils attendirent. Le temps s’étira, mince, jusqu’à devenir presque un fil. Tout au fond, une note se mit à vibrer — grave, stable, comme tenue par une flûte invisible. Aïcha ferma les yeux.— Souffle.Ils inspirèrent ensemble. La spirale doubla encore, puis se resserra, puis s’ouvrit en un bourgeon clair. L’eau monta d’un doigt, sans déborder, et un voile fin — une bruine bleutée — s’éleva, enveloppant leurs visages. Ça ne mouillait pas. Ça éclaircissait.Hassan sentit, sous sa peau, la fatigue des jours se dénouer. Tislin sentit un nom oublié revenir, non à la bouche, mais au cœur : le nom d’une femme ancienne que sa grand-mère invoquait dans les veillées — Tislit n’Ouchen — la fiancée des sources.— Elle, dit-elle presque sans voix.— Oui, répondit Aïcha. Elle garde les passages. C’est par elle que l’eau du vent apprend la patience.La bruine retomba dans le puits comme retombe une parole au bon endroit. Le silence revint, mais pas le même : celui-ci avait la douceur d’une promesse tenue. Aïcha ôta le cercle de cendre d’un revers de main.— Ce soir, vous n’avez rien perdu, dit-elle. Alors, demain, vous perdrez autre chose. C’est la règle.— Que devons-nous faire ? demanda Hassan.— Deux choses :Ne parlez pas de ce que vous avez vu à qui pose des questions avec la bouche.Si le vent prononce de nouveau vos noms ensemble, répondez par un geste, pas par un mot.— Et mon père ? dit Tislin.— Le cheikh sait déjà que quelque chose a bougé, répondit Aïcha. Mais ce qui bouge dans un père, c’est plus lent que la montagne.Un pas traînant s’approcha. Si Belaïd se découpa dans l’ombre, appuyé à son bâton. Il jeta un regard au puits, à leurs visages, au talisman.— Alors, il a parlé, dit-il.— Il a soufflé, rectifia Aïcha. Les paroles viendront quand les hommes apprendront à les garder.Le vieux garda le silence, puis ajouta :— Le barrage. Les hommes de la ville viennent mesurer l’eau.— Ils mesureront ce qui peut se compter, dit Aïcha. Et ils oublieront ce qui compte.Au moment de se séparer, le vent remonta une dernière fois, portant dans son souffle deux syllabes claires :— Hassan TislinIls ne répondirent pas.Hassan prit la corde et la posa, délicatement, sur la margelle.Tislin, elle, défit le bracelet de son poignet et le laissa à côté du talisman.— Un geste, dit Aïcha. C’est bien.Plus bas, une porte claqua. On entendit la voix d’un homme, puis d’autres, puis le silence se referma comme on ferme une jarre. Aïcha se tourna vers la vallée.— Demain, dit-elle, le vent demandera ce qu’il a prêté. Préparez un “oui” qui ne ressemble pas à une fuite.Ils quittèrent le puits. L’air, derrière eux, vibrait encore comme une corde pincée. Sur la pierre, la double spirale resta visible quelques instants, puis s’effaça dans la nuit — non pas partie, mais cachée, comme une braise sous la cendre.Au bout du sentier, Tislin s’arrêta.— Hassan— Oui ?— Si demain nous perdons quelque chose, je veux que ce ne soit pas ce que nous avons compris ce soir.— Alors ce sera autre chose, dit-il.Et le vent, discret, sembla acquiescer.
Le secret du ventLa nuit tomba comme une page qu’on referme avec lenteur. Dans Afella, personne n’osait parler trop fort depuis que la voix dorée avait traversé la vallée. On marchait plus doucement, on posait les jarres comme si la terre avait des oreilles — et elle en avait, désormais. Hassan, lui, sentait dans sa paume la spirale battre avec une régularité nouvelle, moins flamboyante qu’autrefois, plus profonde, comme si le vent s’était installé en lui pour de bon.Ce soir-là, Younes ne vint pas s’asseoir au bord du puits. Il s’éloigna au contraire, suivant un sentier que les chèvres n’empruntaient plus depuis la grande saison sèche. — Où vas-tu ? demanda Hassan. — Là où commence le souffle, répondit l’enfant sans se retourner. Il ne parlait pas plus fort qu’un brin d’herbe, et pourtant sa voix semblait agrandir l’air.Ils montèrent. Au-dessus d’eux, les étoiles se donnaient la main. La montagne, sous la lumière, avait le visage d’un vieillard heureux. Ils atteignirent u
Le murmure du mondeDepuis qu’il avait reçu la voix dorée, Younes ne vivait plus comme les autres enfants du village.Il se levait avant le soleil, quand le vent dort encore,et restait longtemps, les yeux fermés, assis sur la margelle du puits.Ses mains touchaient la pierre,et dans cette pierre, il sentait un rythme — un battement très ancien,le même que celui qu’il portait dans sa poitrine.Le village entier l’observait.Les femmes disaient :“Ce petit ne parle pas, mais tout se tait pour l’écouter.”Les hommes, eux, faisaient le signe du respect.Même les vieillards avaient cessé de chuchoter qu’il était “l’enfant du vent”.Ils savaient désormais que le vent lui appartenait, et qu’il appartenait au vent.Un matin, alors que la brume s’effaçait lentement, Younes leva la tête vers le ciel.Il vit des oiseaux voler en cercle, sans bruit,et dans ce silence suspendu, il sentit que la montagne retenait son souffle.— Père, dit-il doucement.Hassan, qui taillait le bois d’un figuier t
La voix doréeLe vent, depuis des jours, soufflait sans colère.Il passait dans les ruelles comme un vieux visiteur revenu voir ses souvenirs.Le puits respirait toujours — lentement, régulièrement —et parfois, au milieu de la nuit, on entendait un rire d’enfant se mêler à son souffle.C’était celui de Younes.Depuis qu’il portait la spirale dorée, il ne rêvait plus comme les autres enfants.Ses rêves étaient faits de sons :le bruit du vent sur les pierres,le murmure des herbes dans les champs,et, parfois, des voix…celles qu’il n’avait jamais connues.Un soir, il demanda à son père :— Père… pourquoi j’entends des gens qui parlent dans le vent ?Hassan le regarda longtemps avant de répondre.— Parce que le vent garde tout ce que le monde dit.— Même les morts ?— Surtout eux.Younes resta pensif.— Et si je leur réponds ?— Alors ils t’écouteront. Mais attention… le vent répond toujours.La nuit suivante, la vallée s’endormit tôt.Un ciel lourd, sans lune, couvrait les montagnes.
Les enfants du ventLes années passèrent comme passent les saisons — sans hâte, mais sans retour.La vallée d’Afella avait changé.L’eau du puits ne chantait plus comme avant : elle murmurait des noms.Des noms d’anciens, de vivants, d’enfants à venir.Hassan avait vieilli, mais ses yeux gardaient la même clarté.La marque rouge sur sa paume ne s’était jamais effacée.Certains jours, elle battait encore, plus fort, comme si le vent voulait lui rappeler sa promesse.Aïcha n’Tissint n’était plus.On disait qu’elle s’était endormie dans les herbes, le visage tourné vers la montagne, un sourire aux lèvres.Et depuis ce jour-là, quand le vent soufflait au crépuscule, on aurait juré entendre sa voix dire :“Écoute. Le souffle continue.”Tislin, elle, n’était plus visible.Certains disaient qu’elle s’était fondue dans le vent, d’autres qu’elle vivait au sommet du mont Amghar, entre les brumes.Mais chaque fois que le vent soufflait du sud, on sentait un parfum de miel et d’argile,et les enf
Le retour du souffle(La première parole du vent.)L’aube vint sans bruit.La lumière se glissa entre les pierres, timide, presque honteuse.Depuis des jours, la vallée vivait dans une attente muette — un entre-deux où chaque souffle semblait appartenir à quelqu’un d’autre.Mais ce matin-là, le vent revint.Pas avec la violence d’autrefois.Il revint comme un souvenir, doux et précis.Et avec lui, une voix.Hassan, réveillé avant le jour, sentit d’abord une chaleur dans sa poitrine.La marque rouge battait fort, au rythme d’un cœur qui n’était pas tout à fait le sien.Puis il entendit un murmure :“Hassan…”Il se leva, sortit.La brume couvrait encore le sol, fine, argentée.Le puits, au milieu du village, respirait à nouveau.Chaque expiration soulevait une poussière lumineuse,chaque inspiration semblait avaler la lumière du monde.Au-dessus, une silhouette blanche apparut : Lalla Tislin.Elle marchait lentement, pieds nus, son voile effleurant la terre.Autour d’elle, le vent tourn
La marque du cœurLe lendemain du serment, le vent ne vint pas.Pour la première fois depuis des lunes, la vallée d’Afella connut un vrai silence.Pas celui de la peur, ni celui du deuil — un silence suspendu, vibrant, comme si le monde retenait son souffle.Mais à midi, quelque chose changea.Hassan travaillait près du figuier, réparant la margelle du puits.Quand il posa la main sur la pierre, un frisson le traversa — non de froid, mais de chaleur.Sous sa paume, la roche palpita, doucement, au rythme de son propre cœur.Il retira sa main, surpris, et vit une trace : une spirale fine, rouge, gravée dans la peau.Aïcha, qui observait de loin, s’approcha lentement.— Elle t’a marqué, dit-elle.— Qui ?— Le vent. Ou elle. Peut-être les deux ne font-ils plus qu’un.Hassan ne répondit pas.La marque brûlait, mais sans douleur.C’était une chaleur qui semblait vivante, qui battait.Chaque fois qu’il respirait, la spirale brillait un peu plus.— Que veut dire ce signe ? demanda-t-il.Aïcha







