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Chapitre 2 : L’eau du vent

Author: zinerom
last update Last Updated: 2025-11-09 03:55:44

Le jour s’était défait dans une lenteur de soie.La vallée d’Afella avait ce silence inquiet des soirs où le monde retient son souffle.Hassan suivait le sentier des oliviers, un seau vide à la main. À distance, Lalla Tislin avançait aussi, le regard bas, attentive au froissement des feuilles. Ils n’avaient rien promis, et pourtant ils s’étaient donné rendez-vous : au puits.Autour de la margelle, l’air paraissait plus dense. La pierre gardait la chaleur du jour, mais sous la chaleur bruissait un frisson. Hassan posa sa paume sur le rebord : la vibration d’hier était revenue régulière, présente, comme un cœur à l’intérieur de la roche.— Il est différent, dit-il.— Plus proche, répondit Tislin.Ils se penchèrent. L’eau ne bougeait presque pas, sinon ce léger tremblement qui n’appartenait pas à l’eau. Une lueur, timide d’abord, dessina la spirale. Pas la même qu’au matin : celle-ci était double, comme si le souffle avait appris à revenir sur lui-même.— Aïcha avait raison, murmura Tislin. Le vent se souvient.— J’aimerais savoir de quoi, dit Hassan.Une rafale descendit — non du ciel, mais du puits lui-même. Elle ne sentait ni le froid ni la poussière, plutôt une odeur d’argile fraîche et de miel. La corde que portait Hassan se tendit d’elle-même, comme tirée par une main invisible. Il la retint. Tislin posa la sienne sur la sienne, simple geste qui fit taire le tremblement.— Ne lutte pas, dit-elle doucement. Écoute.Alors, quelque chose parla. Pas un mot, pas une phrase : un souffle articulé. La spirale s’ouvrit comme une fleur de lumière et fit apparaître, un battement, le reflet de deux visages — les leurs — superposés.Ils reculèrent.— C’est un appel, dit Hassan.— Ou un choix, répondit Tislin.Une silhouette se découpa dans la pénombre : Aïcha n’Tissint.— Ni l’un ni l’autre. Une reconnaissance, dit-elle. Le puits connaît vos noms.— Pourquoi maintenant ? demanda Tislin.— Parce que la montagne a faim. Elle réclame les paroles qu’on lui a retenues trop longtemps.Aïcha sortit de sa besace une petite lame de pierre, translucide, sertie d’un anneau d’argent.— Le talisman des passages, dit-elle. Qui le porte ne ment pas au vent.Elle le tendit vers Tislin.— Pourquoi moi ?— Parce que lui, dit Aïcha en désignant Hassan, a déjà la vérité dans les mains — la corde et l’eau. Toi, tu as la mémoire — et le nom.Tislin prit le talisman. Au contact de sa peau, une chaleur discrète se répandit, comme un thé sucré dans la poitrine. Aïcha hocha la tête.— Maintenant, écoutez : à minuit, le vent va demander un prix. Il le demande toujours quand il rend un signe.— Quel prix ? dit Hassan.— Celui qu’il choisira. Mais on peut négocier.Elle déposa sur la margelle trois poignées d’herbes : ifsi, tazgawt, azuggal.— La montagne comprend les gestes plus que les phrases. On donnera d’abord ce qui soigne, pour qu’elle comprenne qu’on vient sans armes.Hassan observa Tislin, puis les herbes, puis l’eau.— Et si Rachid vient avant minuit ?— Alors il viendra, dit Aïcha simplement. Le vent sait cacher une minute aux yeux des hommes.Comme pour la contredire, un hennissement monta du bas de la vallée. Une torche glissa entre les murs du village, autre puis une autre. Les ombres de cavaliers se découpèrent sur la bande pâle du ciel.— Il a flairé le changement, souffla Hassan.— Laisse-le flairer, dit Aïcha. On ne chasse pas le vent avec un sabre.Rachid n’arriva pas jusqu’au puits. Il s’arrêta plus bas, près des greniers, donna des ordres brefs, tourna la tête comme pour fixer l’odeur. Puis il repartit en direction de la maison du cheikh.— Il a peur de l’eau, constata Tislin.— Non, dit Aïcha. Il a peur de ce qu’elle dit.La nuit se referma. Les étoiles, d’abord timides, sortirent de leur cachette. Le silence prit le puits dans une écoute tenace. Aïcha traça sur la pierre un cercle de cendre.— Quand je dirai “souffle”, répéta-t-elle, vous ne parlez pas. Vous respirez seulement. Le vent sait reconnaître les bruits du mensonge.Ils attendirent. Le temps s’étira, mince, jusqu’à devenir presque un fil. Tout au fond, une note se mit à vibrer — grave, stable, comme tenue par une flûte invisible. Aïcha ferma les yeux.— Souffle.Ils inspirèrent ensemble. La spirale doubla encore, puis se resserra, puis s’ouvrit en un bourgeon clair. L’eau monta d’un doigt, sans déborder, et un voile fin — une bruine bleutée — s’éleva, enveloppant leurs visages. Ça ne mouillait pas. Ça éclaircissait.Hassan sentit, sous sa peau, la fatigue des jours se dénouer. Tislin sentit un nom oublié revenir, non à la bouche, mais au cœur : le nom d’une femme ancienne que sa grand-mère invoquait dans les veillées — Tislit n’Ouchen — la fiancée des sources.— Elle, dit-elle presque sans voix.— Oui, répondit Aïcha. Elle garde les passages. C’est par elle que l’eau du vent apprend la patience.La bruine retomba dans le puits comme retombe une parole au bon endroit. Le silence revint, mais pas le même : celui-ci avait la douceur d’une promesse tenue. Aïcha ôta le cercle de cendre d’un revers de main.— Ce soir, vous n’avez rien perdu, dit-elle. Alors, demain, vous perdrez autre chose. C’est la règle.— Que devons-nous faire ? demanda Hassan.— Deux choses :Ne parlez pas de ce que vous avez vu à qui pose des questions avec la bouche.Si le vent prononce de nouveau vos noms ensemble, répondez par un geste, pas par un mot.— Et mon père ? dit Tislin.— Le cheikh sait déjà que quelque chose a bougé, répondit Aïcha. Mais ce qui bouge dans un père, c’est plus lent que la montagne.Un pas traînant s’approcha. Si Belaïd se découpa dans l’ombre, appuyé à son bâton. Il jeta un regard au puits, à leurs visages, au talisman.— Alors, il a parlé, dit-il.— Il a soufflé, rectifia Aïcha. Les paroles viendront quand les hommes apprendront à les garder.Le vieux garda le silence, puis ajouta :— Le barrage. Les hommes de la ville viennent mesurer l’eau.— Ils mesureront ce qui peut se compter, dit Aïcha. Et ils oublieront ce qui compte.Au moment de se séparer, le vent remonta une dernière fois, portant dans son souffle deux syllabes claires :— Hassan TislinIls ne répondirent pas.Hassan prit la corde et la posa, délicatement, sur la margelle.Tislin, elle, défit le bracelet de son poignet et le laissa à côté du talisman.— Un geste, dit Aïcha. C’est bien.Plus bas, une porte claqua. On entendit la voix d’un homme, puis d’autres, puis le silence se referma comme on ferme une jarre. Aïcha se tourna vers la vallée.— Demain, dit-elle, le vent demandera ce qu’il a prêté. Préparez un “oui” qui ne ressemble pas à une fuite.Ils quittèrent le puits. L’air, derrière eux, vibrait encore comme une corde pincée. Sur la pierre, la double spirale resta visible quelques instants, puis s’effaça dans la nuit — non pas partie, mais cachée, comme une braise sous la cendre.Au bout du sentier, Tislin s’arrêta.— Hassan— Oui ?— Si demain nous perdons quelque chose, je veux que ce ne soit pas ce que nous avons compris ce soir.— Alors ce sera autre chose, dit-il.Et le vent, discret, sembla acquiescer.

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