Le samedi matin s’était levé calme et bleu sur Tamatave. Une brise légère faisait frissonner les palmiers du quartier de Tanamakoa, où même les klaxons semblaient respecter le silence du week-end. Ralantsoa, déjà debout depuis six heures, avait retroussé ses manches : aujourd’hui, elle allait nettoyer chaque centimètre carré de la maison. Et peut-être, avec un peu de chance, chasser de son esprit le sourire narquois de Ny Aina Andrianisa.
Son sanctuaire, c’était cette villa à la façade crème, bien entretenue, entourée d’un jardin minimaliste mais impeccable. Un rêve bâti pierre après pierre, heure après heure de travail acharné. Chaque mur, chaque recoin, portait la trace de son exigence : propre, ordonné, fonctionnel. Pas un coussin de travers. Pas une étagère surchargée. À peine quelques touches de couleurs – un vase turquoise ici, une orchidée blanche là – comme pour dire : je suis humaine, mais juste un peu.
Elle passa l’aspirateur dans le couloir, frotta la cuisine jusqu’à ce que le marbre brille comme un miroir. Elle réorganisa même ses dossiers personnels, ses factures, ses livres classés par auteur, langue et genre. Chaque geste précis, chaque mouvement rigoureux, avait pour but de contrôler le chaos intérieur que cet homme avait réveillé. Ny Aina. Même son prénom sonnait comme une provocation.
Un bruit de pas légers dans le salon la ramena à la réalité.
— Tu nettoies encore ? Tu viens juste de faire la maison mercredi, murmura sa mère, en peignoir, les cheveux argentés en chignon.
Ralantsoa se redressa, essuya ses mains sur un torchon.
— J’avais besoin de m’aérer l’esprit. Et puis ça me détend.
Sa mère esquissa un petit sourire.
— Toi, ce n’est jamais le jardin ou la musique ou même la cuisine. C’est le carrelage.
Ralantsoa se perdit dans ses pensées.
La maison, elle l’avait achetée trois ans plus tôt. Une villa confortable, lumineuse, équipée de tout ce qu’il fallait pour que ses parents puissent vieillir en paix. Son père, discret comme toujours, lisait le journal sur la terrasse. Ils ne manquaient de rien. C’était sa promesse.
C’était sa réparation.
Car il y avait eu un temps, pas si lointain, où tout leur manquait.
Un temps où l’impuissance avait laissé des cicatrices que même le silence n’avait jamais réussi à recouvrir.Ralantsoa, elle, n’avait rien oublié.
Ni les regards vides. Ni la nuit interminable. Ni ce poids, tombé sur eux comme une pluie froide au cœur de la saison sèche.Depuis ce jour, Ralantsoa avait décidé que plus jamais ils ne manqueraient de rien.
Ni ses parents. Ni elle.Alors elle avait relevé les manches, serré les dents, et bâti.
Pour qu’ils vivent, désormais. Et pour que plus jamais la misère ne décide à leur place.Elle prit une grande inspiration, regarda autour d’elle. Tout était à sa place. Rien ne dépassait.
Sauf cette pensée envahissante.
Ce regard brillant. Ce sourire qu’elle voulait écraser autant qu’elle redoutait de revoir.Elle allait devoir faire bien plus qu’un ménage pour l’effacer.
Madame Vero garda le silence un moment, les yeux rivés sur l’enveloppe posée devant elle. Elle la prit du bout des doigts, comme si elle pesait plus lourd qu’elle ne l’était réellement, puis la posa doucement à côté de son carnet.— Très bien, finit-elle par dire. Je prendrai note de votre décision, Ralantsoa. Le préavis débutera donc demain. Officiellement.Elle releva les yeux vers elle.— Je suppose que votre décision est définitive ?Ralantsoa acquiesça, calme.— Elle l’est.— Très bien, répéta Madame Vero, d’un ton plus neutre. Vous êtes une collaboratrice précieuse, je le pense sincèrement. Mais si c’est ce que vous jugez le mieux pour vous, je ne peux que respecter ça.Elle se tourna ensuite vers Ny Aina, qui n’avait toujours pas prononcé un mot. Il avait le regard fixé quelque part entre ses mains, le visage figé.— Et vous, Ny Aina ? Vous souhaitez ajouter quelque chose ?Il secoua la tête lentement.— Non, madame. Je respecte sa décision.Un silence tendu s’installa. Madame
L’après-midi touchait à sa fin lorsque Ralantsoa rejoignit Fara dans la chambre qu’elle occupait depuis son arrivée. Sa sœur pliait ses affaires avec son fils qui jouait à côté d’elle. Le simple fait de la voir ainsi, sur le point de repartir, fit monter une boule dans la gorge de Ralantsoa.Fara leva la tête en la voyant entré.— Tu viens m’embêter pour bien faire ma valise ? demanda-t-elle en souriant.— Je voulais surtout profiter un peu de toi avant que tu partes.Ralantsoa s’assit sur le lit. Fara la regarda avec attention.— Comment tu te sens ?Ralantsoa hésita, puis haussa les épaules.— Fatiguée. Vidée. Et j’ai toujours ces foutues nausées.Fara s’assit à côté d’elle et posa une main sur son bras.— Ce n’est pas étonnant avec tout ce que tu traverses. Mais ne reste pas seule avec ça, okay ? Et prends soin de toi. Pour toi et pour ce bébé.Ralantsoa acquiesça en silence. Fara la serra alors contre elle, dans une étreinte chaleureuse qui lui fit du bien.— Je serai loin, bien s
Ralantsoa était presque prête à partir quand Ny Aina apparut dans l’encadrement de la porte, l’air tourmenté.— Ralantsoa, s’il te plaît… reste encore un peu. On peut en parler. Je t’en prie.Elle se figea quelques secondes, mais reprit aussitôt son geste pour fermer son sac.— Non, Ny Aina. Pas aujourd’hui. J’ai besoin de prendre du recul.Il s’approcha, essayant de la retenir par le bras, mais elle esquiva doucement son geste.— Je ne peux pas te forcer à comprendre ce que je ressens, dit-elle d’une voix lasse. Mais là, j’ai besoin d’être loin de toi. Je t’avais fait confiance…— Ralantsoa… je suis désolé. Je n’aurais jamais dû te le cacher. Mais je tiens à toi, et ça, je ne te l’ai jamais caché.Elle leva un regard douloureux vers lui, puis secoua la tête.— Ça ne suffit pas, Ny Aina. Pas après ce que tu as fait.Elle quitta la pièce sans se retourner, sortit rapidement et quitta la maison, laissant Ny Aina seul, impuissant.Arrivée chez elle, elle retrouva ses parents au salon. To
Lorsqu’ils sortirent enfin du bureau, les couloirs étaient presque vides. La plupart des employés avaient déjà quitté les lieux. Le silence des locaux contrastait cruellement avec le tumulte intérieur de Ralantsoa.Elle marchait lentement, à côté de Ny Aina, comme si chaque pas l’éloignait un peu plus de son équilibre fragile. Il ne disait rien. Il la regardait seulement, veillant à ce qu’elle ne vacille pas.Dans l’ascenseur, aucun mot ne fut échangé. Juste leurs souffles mêlés, et leurs pensées enchevêtrées. Au rez-de-chaussée, elle serra son sac contre elle comme si c’était une armure invisible. Dès qu’ils franchirent les portes vitrées de l’immeuble, l’air chaud de la fin d’après-midi les enveloppa.— Viens chez moi, souffla Ny Aina doucement. Juste un moment. Tu as besoin de te poser.Ralantsoa acquiesça, incapable de protester. Elle en avait besoin. Elle ne voulait pas rentrer tout de suite chez elle. Pas maintenant. Pas avec tout ce qui l’attendait.Le trajet en voiture se fit
Ralantsoa tourna la tête lentement, le souffle court, la main encore posée sur la nuque de Ny Aina. Ce qu’elle vit la fit blêmir. Madame Vero.La Responsable des Ressources Humaines. Tailleur sobre, cheveux tirés en un chignon impeccable, regard froid comme une lame. Elle se tenait droite dans l’encadrement, bras croisés sur la poitrine, l'air impassible.Mais ce qui glaça le sang de Ralantsoa, ce fut le silence qui suivit. Pas un mot. Pas une expression. Juste ce regard perçant.Puis, dans un geste sec, Mme Vero entra dans le bureau et referma la porte d’un clic net derrière elle.Elle s’approcha lentement du bureau, laissant ses talons résonner dans l’air tendu. Elle planta son regard dans celui de Ralantsoa, puis de Ny Aina.— Vous avez une explication ?Ni l’un ni l’autre ne répondit tout de suite.— Je vous écoute, insista-t-elle, toujours d’un calme glacial. Je vous rappelle que l’interdiction de relations entre collègues n’est pas une ligne décorative dans le règlement intérieu
Pour le reste de la semaine, Ralantsoa et Ny Aina continuèrent à vivre dans une espèce de bulle, loin des regards des autres. Au bureau, ils faisaient tout pour éviter de se croiser. Ils se concentraient sur leurs tâches respectives, faisant de leur mieux pour que rien ne laisse transparaître la vérité. La distance qu’ils s'imposaient pendant la journée n'atténuait en rien les sentiments qui brûlaient en eux, mais c’était un compromis nécessaire. Le soir, lorsqu'ils se retrouvaient, ils laissaient tout derrière eux, trouvant un semblant de paix dans la présence de l’autre, mais la pression montait, subtilement.Les jours se succédaient et, malgré la complicité qu'ils ressentaient l’un pour l’autre, quelque chose de lourd persistait. La grossesse de Ralantsoa devenait de plus en plus évidente pour elle, mais elle n’en parlait pas encore à ses proches, ayant peur de ce qu’ils en penseraient. Elle avait l'impression que son corps changeait de plus en plus chaque jour, mais elle faisait d