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Chapitre 7 — Là où la route commence

Author: Déesse
last update Last Updated: 2025-08-05 20:24:05

Gracias

Je ne sais plus très bien si j’ai vraiment entendu sa voix dire je viens te chercher, ou si c’est mon esprit épuisé qui a brodé cette phrase comme une bouée, un dernier fil accroché à l’intérieur de ma cage thoracique prête à céder, mais quelques minutes plus tard, le téléphone vibre dans ma paume glacée et mes doigts collés d’eau et de nuit.

 SMS : "Je suis là dans vingt minutes. Ne bouge pas. Reste visible. Je suis en voiture grise."

Reste visible.

Ces deux mots me brûlent autant que la pluie qui me dévore les os, parce que je ne sais plus comment on fait ça, être visible, exister, tenir debout dans le regard d’un autre sans disparaître tout de suite dans la gêne ou la honte, alors je me plaque contre un porche anonyme, celui d’un immeuble sale au seuil fissuré, et j’attends, les bras serrés autour de moi, le cœur dans la gorge, mes jambes comme deux piquets gelés sous ce pyjama qui pèse le poids d’un naufrage.

La ville ne m’appartient plus, elle est devenue cette bête immense et étrangère qui me crache au visage et dont je n’ai même plus les codes, je suis nue, pas seulement de vêtements mais de repères, d’abri, de nom, et tout ce que je peux faire, c’est attendre ce moment qui viendra peut-être, ou pas, avec cette peur absurde qu’il ait changé d’avis, qu’il me laisse là, plantée, ridicule, devant le monde entier.

Et pourtant il vient.

Une voiture grise aux vitres teintées ralentit, s’immobilise en douceur, sans klaxon, sans brusquerie, comme si le silence aussi pouvait soigner, puis la portière s’ouvre, et c’est lui, cet homme à la voix tranquille, à la présence dense, celui qui ne m’a rien promis mais dont l’ombre m’a tenue debout toute la nuit.

Il descend de la voiture, lentement, sans me presser, sans me jauger, et son manteau de laine parfaitement coupé, sa chemise légèrement ouverte sur un pull en cachemire bleu nuit, sa montre discrète mais visiblement hors de prix, tout chez lui parle d’élégance silencieuse, d’un monde dont je suis exclue mais qui ce soir, m’ouvre la portière, sans exigence, sans ticket, sans prix.

Ses yeux s’attardent sur moi, sur mes cheveux dégoulinants, mes bras repliés, ma peau trop pâle, mon pyjama qui colle à mes hanches comme une insulte, mais il ne dit rien, pas un mot, seulement une crispation de la mâchoire, presque imperceptible, comme s’il absorbait ma douleur sans l’exposer.

— Gracias, dit-il.

Et mon prénom n’a jamais sonné aussi doucement, aussi lentement, aussi humainement, il ne le tord pas, ne le vomit pas, ne l’arrache pas pour me faire mal, il me le rend, il me le redonne entier, comme un nom qui aurait encore une place dans ce monde.

Je monte sans discuter.

L’intérieur de la voiture est tiède, vaste, silencieux, il sent la menthe poivrée, le cuir neuf, un parfum boisé qui ne vient pas de supermarché mais de ces maisons de parfumerie que je n’ai jamais osé franchir, et je m’enfonce dans le siège de cuir souple, mon dos se relâche, mes nerfs aussi, mes doigts ne lâchent pas le plaid qu’il me tend comme on donne un drapeau blanc à quelqu’un qui ne sait plus se battre.

Il démarre sans précipitation, les mains posées sur le volant comme si tout était déjà sous contrôle, et je ne peux m’empêcher de le regarder du coin de l’œil, ce visage calme, cette peau à peine marquée par le temps, ces traits tirés mais dignes, la mâchoire volontaire, l’élégance de l’homme qui ne doit rien à personne mais qui choisit, ce soir, de faire demi-tour pour une étrangère en ruine.

— Je suis désolé, finit-il par dire.

Je tourne la tête.

— Pour quoi ?

Il inspire légèrement.

— Pour ce qu’on t’a fait, même si je ne te connais pas, même si je ne suis pas responsable, je suis désolé que quelqu’un ait cru que tu méritais d’être détruite à ce point.

Je serre les dents, mes yeux me brûlent, mais il n’a pas cherché à me consoler, seulement à dire ce qui devait l’être, avec cette voix grave, posée, presque lente, une voix qui ne cherche pas à convaincre mais à exister près de moi, pour moi.

— Ty n'es pas obligé de dire ça, je murmure.

— Je sais.

On roule encore, la ville se fait moins dense, moins agressive, les immeubles laissent place aux villas, puis aux bois, aux lampadaires espacés, aux grandes allées privées, et je comprends qu’il ne vit pas comme les autres, qu’il s’est retiré volontairement d’un monde qui hurle trop, qu’il a choisi la distance, le calme, la solidité, ce genre de solitude maîtrisée que seuls les hommes trop blessés savent cultiver.

— Je t’emmène chez moi, dit-il, comme on dit je te tends la main, tu pourras te laver, manger, dormir, rien d’autre n’est exigé.

— Et après ?

Il me regarde brièvement.

— Après, tu feras ce que tu veux. C’est toi qui décides. Tu es libre.

Libre , un mot que je croyais oublié.

Je baisse les yeux sur mes jambes nues, honteuses. Il m’attrape une couverture supplémentaire dans le coffre à un feu rouge. Ses doigts effleurent les miens. C’est chaud. Stable.

Je le remercie à peine.

Puis la voiture s’engage dans une allée bordée de grands arbres noirs, de pierres anciennes, et au bout, une maison, grande sans être froide, élégante sans être arrogante, faite de pierre claire, de bois foncé, d’une architecture moderne mêlée à l’ancien, un refuge pensé, construit, habité par quelqu’un qui connaît le poids du silence.

Il sort, m’ouvre la portière, me laisse descendre. Je titube un peu, il tend la main mais ne me touche toujours pas. Il me laisse cette dignité-là.

L’intérieur de la maison est encore plus vaste que je l’imaginais, le sol en bois sombre brille doucement, des œuvres d’art aux murs, des tapis épais, une cheminée où crépite un feu discret, une odeur de café et de lavande, des bibliothèques entières remplies de livres anciens, tout est à sa place, tout est beau, mais rien n’est criard, et je comprends que je viens d’entrer dans un monde qui n’a pas besoin de crier qu’il est riche pour l’être.

Je reste figée dans l’entrée, trempée, épuisée, recroquevillée sous mon plaid.

Il me montre une porte à droite.

— La salle de bain est là. Tu prends tout le temps que tu veux. Il y a des serviettes propres, je vais te trouver des vêtements secs. Je ne monte pas. Je t’attends ici. Personne ne viendra.

Je le regarde. Il sourit.

Pas le sourire d’un homme satisfait de sa bonne action.

Non, un sourire fatigué, un peu abîmé, de ceux qu’on donne quand on a déjà porté son propre chaos, et qu’on reconnaît celui des autres.

Je referme la porte derrière moi.

Et je souffle.

Pour la première fois.

Pas parce que je vais bien.

Mais parce que je ne suis plus en danger immédiat.

Parce que je suis quelque part où rien ne hurle.

Et peut-être, juste peut-être, quelque part où je peux commencer à me recoller.

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Comments (1)
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Varao Emilia
Il y a 2 chapitres numéro 7, ils sont identiques...
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