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Chapitre 4 — Là où les femmes se battent seules

Author: Eternel
last update Last Updated: 2025-07-18 23:18:34

Élise

Le plafond est fissuré juste au-dessus de mon lit.

Chaque soir, je le regarde. Comme une blessure ouverte qui refuse de se refermer. Un peu comme nous.

Parfois, j’ai l’impression qu’il va s’écrouler. Et dans ces moments-là, j’imagine ce que ce serait, si tout s’effondrait d’un coup. Plus de loyer à payer. Plus de petits matins glacés. Plus de sacs trop lourds, de bouches à nourrir avec rien, de sourires forcés pour faire croire que tout va bien.

Mais il ne tombe jamais, le plafond. Il reste là, comme une promesse triste, fidèle à sa misère.

Dans la chambre exiguë que je partage avec Maman, l’air est toujours un peu trop humide. Les murs moisissent dans les coins, les fenêtres ferment mal, et l’odeur de lessive bon marché flotte dans l’air, mêlée à celle du vieux plastique et de la sueur de fatigue. On n’a pas grand-chose. Mais on respire. On survit à notre manière.

Je me lève sans bruit , le lino craque sous mes pieds nus, je le contourne par habitude pour ne pas réveiller Maman. Mais elle est déjà éveillée. Elle ne dort jamais vraiment. Elle flotte entre deux mondes, entre deux fatigues. L’une du corps, l’autre du cœur.

Ma grand-mère, elle, parle toute seule dans la cuisine. Elle râle contre le monde, contre les hommes, contre le gouvernement, contre le prix de l’huile et les reins qui lui font mal. La radio crépite un fond de bulletin météo. Encore une coupure d’eau. Encore des seaux à remplir en urgence.

J’enfile mon jean élimé, attache mes cheveux en chignon serré, et ouvre la porte de la chambre avec la lenteur d’un chat. Ici, le silence est précieux. Il faut savoir le garder. Il protège. Il cache les failles.

Maman est assise au bord du canapé, un vieux gobelet entre les mains. Son café est tiède depuis longtemps. Elle fixe le vide avec cette expression que je lui connais : celle de la femme qui a accepté sa défaite sans l’avouer. Elle travaille la nuit dans un entrepôt frigorifique. Le jour, elle s’efface derrière les tâches, derrière Mamie, derrière moi.

— Tu devrais déjà être partie, murmure-t-elle.

Je hoche la tête, attrape mon sac. Mon vieux sac noir, râpé sur les coutures, celui que j’emmène partout comme un bouclier. Dedans, mes cahiers, mon badge d’étudiante, ma fierté.

Mamie claque un tiroir. Elle entre dans la pièce, farine jusqu’aux coudes, le torchon jeté sur l’épaule comme une armure.

— T’as vu l’heure ? Tu veux rater ton avenir ou quoi ? C’est pas ici que tu vas le trouver, ton destin. Pas dans ces murs qui moisissent.

Je baisse les yeux, je ne réponds pas.

Elle continue :

— Et souviens-toi bien : un homme, c’est la première erreur. Il te prend ton corps, puis ton temps, et après, il s’en va. Comme ton grand-père. Comme ton père. Comme tous ceux des autres femmes d’ici.

Elle me lance un regard dur, mais dedans, y’a une forme d’amour tordu. Un amour qui a appris à cogner pour exister.

Puis, comme à chaque fois, le concert des voisines commence. Elles parlent fort dans le couloir, leurs voix traversent les cloisons trop fines.

— Elle est jolie, ta petite-fille, Gisèle, mais fais gaffe hein… Les jolies filles, ça attire les problèmes.

— Moi j’dis qu’une qui passe trop de temps à l’université, c’est qu’elle cherche à oublier qu’elle vient d’ici.

— Et son père ? On sait même pas qui c’est, hein ? Y’a pas un homme qui est resté dans cette famille.

Je ferme les yeux. Chaque mot entre comme une aiguille sous la peau.

Elles me jugent. Toujours.

Parce qu’on n’a pas de mari, parce qu’on vit entre femmes, parce que la pauvreté, ça s’hérite comme une malédiction.

Maman soupire, se lève doucement. Elle va jusqu’à l’évier, ouvre le robinet qui coule à peine, puis elle dit, sans se retourner :

— Tu vas devenir quelqu’un, Élise. T’as pas le droit de nous faire honte. Pas toi.

Je voudrais lui dire que je ne veux pas fuir. Que je veux réussir pour nous trois. Pour leur offrir enfin une vie où on n’aura plus besoin de tendre la main.

Mais je n’ai pas le temps. Le monde ne m’attend pas.

Je sors. La porte grince. Les voisines me toisent. L’une d’elles me lance un regard en coin, une cigarette au bec.

— Elle a les airs de celles qui se croient trop bien pour le quartier. Elle finira comme sa mère.

Je serre les dents. Mes jambes me portent vers la sortie, vers le froid du matin.

Dehors, les immeubles semblent tous dormir debout. Le béton est sale, les fenêtres sont cassées, les rires des enfants résonnent comme des cris de survie.

Je marche vite. Comme si chaque pas pouvait me faire sortir d’ici pour de bon.

Je pense à mes cours, à mes examens, aux livres que j’emprunte à la bibliothèque pour me remplir d’ailleurs.

Mais malgré tous mes efforts, malgré ma volonté de me concentrer… il y a cette nuit , ce toit. Ce silence partagé.

Et ce regard celui de ce monsieur .

Il m’a vue, alors que j’étais invisible.

Et depuis, il est là , dans un coin de ma tête. Une présence fragile mais tenace.

Je ne peux pas l’aimer. Je ne peux pas . Pas maintenant. Pas avec ce que je porte.

Mais dans le tumulte du réel, il est ce battement qui me rappelle que je suis vivante.

Alors je continue à marcher.

Le sac me scie l’épaule. Le froid me brûle les joues.

Mais je garde la tête haute.

Parce qu’un jour, je sortirai d’ici.

Et elles n’auront plus rien à dire.

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