LOGINGabriel
Je reste figé, immobile dans la pénombre de mon bureau, tandis que la lumière blafarde de la ville glisse sur le verre épais de la baie vitrée. Dehors, le béton et l’acier s’étirent à perte de vue, dessinant un paysage urbain froid et impersonnel. Pourtant, au milieu de cet océan de froideur, c’est elle qui embrase mon esprit : Élise.
On dit de moi que je suis maître de tous les secrets, inébranlable, implacable. Et pourtant, ce matin, le sol semble se dérober sous mes pieds. Pas à cause d’un danger extérieur, mais parce qu’elle a réveillé une quelque chose que je croyais scellée à jamais. Cette jeune femme, si fragile en apparence, porte en elle un feu qui me trouble. Elle a osé me regarder autrement que comme un monstre froid. Elle a vu ce qui se cache derrière le masque, derrière l’acier de Gabriel De Rohan.
Je pose doucement le dossier sur mon bureau ces formalités, ces chiffres, ces CV sans même l’ouvrir. Rien ne capture ce qu’elle représente. Ce n’est pas une candidature, c’est une énigme. Une clé, peut-être, pour ouvrir la porte verrouillée de mon âme.
Je perds mon regard sur la porte qu’elle a franchie il y a quelques minutes. Si petite, si fragile, dans ce palais de verre et de pouvoir, elle semble pourtant plus vivante que n’importe qui ici.
Je me lève et fais quelques pas dans la pièce aux murs bardés d’œuvres d’art choisies pour impressionner, pas pour réchauffer. Je respire profondément, tentant d’apaiser la tempête qui gronde en moi.
La vérité est simple, et pourtant terriblement complexe : j’ai peur. Pas d’elle, mais de ce qu’elle réveille en moi. Cette part enfouie, ce souvenir d’un homme capable d’aimer, d’espérer. Cette part que j’ai enfouie sous les cendres d’un passé que je refuse d’affronter.
Le regard d’Élise, cette flamme mêlée de vulnérabilité, m’a bouleversé. J’ai senti un poids s’alléger, et en même temps une douleur plus vive, plus profonde.
Je me remémore cette nuit sur le toit. Le silence lourd de tension, les non-dits, les regards lourds de promesses et de blessures.
Elle croit en moi.
Je secoue la tête, amer. Je ne veux pas être celui qui offre des rêves. Je suis l’homme qui contrôle, qui impose, qui exige.
Et pourtant… pour la première fois depuis longtemps, j’envisage autre chose. Une possibilité. Une lumière douce qui s’immisce dans l’obscurité de mon existence.
Je songe à tout ce qu’il faudrait changer, sacrifier, affronter pour ne pas la perdre dans ce monde de glace et de pouvoir. Cette idée me terrifie autant qu’elle me fascine.
Je détourne les yeux de la fenêtre et passe une main dans mes cheveux, dérangeant l’image parfaite que je cultive. Je ne suis plus seulement un dirigeant, un conquérant. Je suis un homme vulnérable, déchiré entre mes démons et ce que je pourrais devenir.
Un long soupir m’échappe.
Je murmure pour apaiser la tension qui me consume.
— Elle ne sait pas encore à quel point tout cela est fragile… À quel point tout peut basculer.
Je reporte mon regard sur le dossier que je n’ai pas ouvert. Une étrange détermination m’envahit. Je veux la connaître. Comprendre cette force qui brille en elle.
Peut-être même l’aimer.
Mais avant tout, je sais que je dois être patient et prudent.
Clara
Assise sur le bord de mon lit, je fixe le vide, mes mains posées sur mon ventre, doucement arrondi. Chaque battement de mon cœur résonne comme un tambour sourd dans ma poitrine, emportant avec lui un flot de questions, d’angoisses.
Comment leur dire ? À maman, à mamie ? Comment leur avouer que je suis enceinte, que ce bébé pousse en moi, qu’il va tout changer ? Leur regard, leurs attentes, leurs espoirs… Tout me semble à la fois lourd et fragile, comme si un mot de travers pouvait tout briser.
Je repense aux repas silencieux où leurs yeux semblaient chercher une vérité que je n’osais pas révéler. Je sais que cette nouvelle ne sera pas facile à entendre. Peut-être même qu’elle va les bouleverser, les décevoir.
Et pourtant, ce petit être est là. Il est la promesse d’un avenir, malgré tout.
Je ferme les yeux, imagine leur visage. Maman, douce et inquiète, tentant de masquer sa peur derrière un sourire tremblant. Mamie, plus dure, mais avec cette tendresse rugueuse qui transparaît quand elle croit que personne ne regarde.
Je me répète les mots dans ma tête, comme un mantra fragile : « Je suis enceinte. Je veux votre soutien. » Mais la gorge se noue, les larmes menacent de monter.
Je sais que je dois être forte. Pour moi, pour ce bébé. Mais je me sens si seule, perdue dans ce silence qui grandit entre nous.
Et si elles ne comprenaient pas ? Et si elles m’en voulaient ? Et si tout basculait ?
Je prends une profonde inspiration, serre les poings.
Il est temps. Il faut que je leur parle. Avant que ce secret ne devienne un fardeau trop lourd à porter.
Je me lève, le cœur battant, prête à affronter le regard de celles que j’aime.
Prête à ouvrir la porte à une vérité qui changera tout.
GabrielElle cligne des yeux, déconcertée par le retour au banal, au pratique, au domestique.— C’est tout ? Tu… tu fais ça et après, on dîne ? Comme si de rien n’était ?Un sourire, le premier de la soirée, effleure mes lèvres. Il doit être dur, ce sourire.— Oui. Parce que la vie continue. Ici. Parce que le jeu continue. Ici. Parce que tu as besoin de comprendre que cela fait partie du tout. De notre tout. L’intensité et la normalité. L’assaut et le repas du soir. Moi, exigeant. Et moi, préparant le dîner dans notre cuisine. Ils ne s’annulent pas. Ils se complètent. C’est l’équation de notre cohabitation.Je tends à nouveau la main, mais cette fois pour l’aider à se lever. Elle hésite, puis pose ses doigts glacés dans ma paume. Je l’aide à se lever, fermement. Elle est chancelante. Je la retiens un instant de trop, sentant tout son poids, sa fragilité et sa force tressées ensemble, au milieu de notre salon.— Tu vois ? dis-je, plus doucement. Je peux te briser d’une main et te soute
GabrielLa pièce est un champ de bataille apaisé. L’air, encore chargé d’ozone et de sel séché, porte l’écho de nos voix, de ses pleurs, de mes exigences. Son silence, à quelques mètres de moi, est une présence tangible, blessée, vibrante. Je la sens, Élise, comme une brûlure dans ma propre maison. Notre maison. Son désarroi, sa confusion… et cet éveil honteux que je viens de forcer à la surface sature l’espace que nous partageons.Je regarde par la fenêtre de notre salon. La ville s’allume, point par point, indifférente à la guerre microscopique qui vient de se dérouler dans cet appartement. Mes doigts, dans mes poches, conservent encore l’impression de sa chaleur, la mémoire du tissu fin et humide de sa robe. Le goût sur ma peau , son sel et son essence mêlés est un brandon dans ma bouche. J’ai franchi une ligne. Non par manque de contrôle, mais par excès de volonté. Pour lui rappeler. Pour me rappeler. La patience est une lame à double tranchant. Elle peut protéger ou elle peut tra
ÉliseLe temps s’est étiré, dissous dans le souffle apaisé qui s’échappe maintenant de nos poitrines. La tempête intérieure s’est calmée en un ressac doux et lassé. La lumière du soir dore la pièce, allongeant les ombres sur le parquet. Je suis ensommeillée, alourdie par le plaisir et la décharge d’émotions, nichée dans le creux de son bras, ma joue contre son torse. Je sens les battements de son cœur, encore rapides, sous ma paume. Le silence n’est pas vide. Il est lourd de ce qui vient de se passer, saturé de ce qui n’a pas été consommé.Sa main, qui dessinait des cercles lents sur mon épaule, s’immobilise. Puis elle se met en mouvement, non plus pour apaiser, mais pour explorer. Elle glisse le long de mon bras, descend sur ma taille, s’attarde sur la courbe de ma hanche, toujours sous le tissu léger de ma robe remontée.— Gabriel… murmuré-je, une protestation faible, engourdie.— Chut.La voix est basse, un murmure rêche contre mes cheveux. Elle n’admet pas de discussion. C’est une
ÉliseSa main se pose à plat sur mon sternum, puis remonte très lentement, jusqu’à effleurer le bord de mon décolleté. Mon cœur bat à tout rompre, cognant contre ses doigts comme un oiseau affolé. Je suis immobilisée par son intensité, par la solennité de ce moment. Ce n’est pas une simple approche sensuelle. C’est un rituel. Une prise de possession par les sens, dans la conscience aiguë de tout ce que je suis et ne suis pas encore pour lui.— J’ai envie de toi, Élise, avoue-t-il, la voix rauque de frustration et de désir contenu. D’une façon qui me rend fou. Mais je veux… je dois attendre. Par respect pour toi. Pour ce corps qui accomplit déjà un miracle. Je ne veux pas que notre première fois soit teintée de la peur de leur faire du mal.Des larmes me montent aux yeux. De soulagement ? De frustration ? Les deux, sans doute. Son contrôle, sa retenue calculée, sont plus érotiques que n’importe quelle avance brutale. Il me désire, mais il protège ce qui est en moi. Il honore à la fois
ÉliseLe jour passe, étrangement lent, délicieusement vide de tout agenda. Gabriel a tenu parole. Son téléphone est éteint, posé comme un objet étranger sur la table basse du salon. Le monde extérieur, avec ses exigences et ses dangers, a été mis en sourdine.Nous déjeunons sur la terrasse, sous un soleil timide. La conversation est légère, hésitante, comme si nous apprenions à nous parler sans le sous-texte du bureau, des stratégies, des défenses. Nous parlons de noms. De couleurs pour une chambre d’enfant. De choses concrètes et douces qui ne font pas trembler la terre sous nos pieds.Mais sous la surface, un courant plus profond, plus primitif, s’agite. Je le sens. Et je sais qu’il le sent aussi.Chaque fois que nos regards se croisent, c’est comme si l’écho des deux battements de cœur résonnait entre nous. Une tension nouvelle s’est installée, différente de la passion clandestine du début. C’est une attraction mêlée d’une crainte sacrée, d’un respect brutal pour le mystère qui s’a
GabrielJe tourne la tête. Son visage est à quelques centimètres du mien. Dans ses yeux, je ne vois pas de peur. Je vois de la tristesse. Une immense tristesse.— Tu es en train de construire une prison, Gabriel. Une magnifique, une dorée, une prison de sûreté absolue. Pour eux. Pour nous.— C’est une forteresse, je corrige, la mâchoire serrée.— C’est la même chose. Tu dresses des murs au lieu d’ouvrir tes bras.Ses mots me frappent comme des gifles. Je me lève d’un bond, faisant reculer mon fauteuil.— Tu ne comprends pas ! Tu ne sais pas ce que ce monde peut faire ! La convoitise, la violence, la malveillance… Ils sont Lacroix. Ils seront des cibles avant même de savoir marcher ! Je dois…— Tu dois quoi ? Les étouffer sous ton contrôle ? Leur voler leur enfance par anticipation de tous les dangers ?Sa voix monte d’un ton, teintée d’une colère que je ne lui connaissais pas.— Je ne les laisserai pas être vulnérables !— Ils seront vulnérables, Gabriel ! C’est ça, être un enfant ! C







