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Chapitre 5 — Les lignes de faille

Author: Melly
last update Last Updated: 2025-12-19 02:05:54

Adrien avait appris très jeune à compartimenter.

Sa vie n’était qu’une succession de pièces fermées à clé. Certaines luxueuses, d’autres sombres, mais aucune ne communiquait vraiment avec les autres. C’était ainsi qu’il avait survécu. C’était ainsi qu’il avait gagné.

Les journées s’enchaînaient à un rythme implacable. Conseils d’administration. Appels cryptés. Déjeuners où l’on parlait chiffres et domination comme d’autres parlent météo. Norvex n’était plus une simple acquisition : c’était un combat stratégique, une guerre d’ego où le moindre faux pas pouvait coûter des millions — ou bien plus.

Adrien y excellait.

À l’extérieur, il était impeccable. Calme. Tranchant. Indéchiffrable.

À l’intérieur, quelque chose se fissurait.

Lina apparaissait dans ses pensées sans prévenir. Pas comme une distraction agréable, mais comme une présence insistante. Il la revoyait derrière son comptoir, concentrée, fatiguée, terriblement réelle. Il se souvenait de la chaleur de sa peau, de sa manière de le regarder sans chercher à impressionner.

Il savait qu’il aurait dû lui écrire.

Il savait aussi pourquoi il ne le faisait pas.

Son monde dévorait tout ce qu’il touchait. Il l’avait vu trop souvent. Des femmes attirées par le pouvoir, puis détruites par ses conséquences. Lina n’était pas de celles qui se laisseraient griser — et c’était précisément ce qui le rendait dangereux pour elle.

Alors il se taisait.

Et chaque silence le rendait plus tendu, plus irritable, plus conscient de cette double vie qu’il prétendait maîtriser.

Lina, de son côté, ne raisonnait pas en termes de stratégies.

Elle ressentait.

Les journées se déroulaient dans une routine exigeante. Le café, les clients, les commandes répétées jusqu’à l’automatisme. Elle rentrait tard, fatiguée, le corps endolori, l’esprit encore trop éveillé.

Adrien ne quittait pas ses pensées.

Pas de manière romantique ou naïve.

Mais comme une interrogation ouverte.

Elle ne se mentait pas. Elle savait qu’elle s’était attachée trop vite. Elle savait aussi qu’il n’était pas un homme simple. Elle l’avait senti dès le premier regard. Cette retenue, cette maîtrise excessive, ce danger discret.

Ce qu’elle percevait, surtout, c’était le décalage.

Il n’était pas parti.

Il s’était retiré.

Et ce retrait la touchait plus qu’une rupture franche. Parce qu’il lui laissait l’espace de ressentir, d’attendre, d’espérer sans certitude.

Elle ne se sentait pas abandonnée.

Elle se sentait tenue à distance.

Et cela la rendait vulnérable.

Quand Adrien finit par écrire, la nuit était déjà bien avancée.

Il avait relu son message plusieurs fois avant de l’envoyer. Trop direct ? Trop tard ? Pas assez ?

« Est-ce que je peux te voir ce soir ? »

La réponse arriva presque immédiatement.

« Oui. »

Ce simple mot lui serra la poitrine.

Ils se retrouvèrent dans un bar discret, à l’écart des quartiers qu’il fréquentait habituellement. Un endroit sans prétention, presque invisible. Adrien l’avait choisi volontairement. Moins de regards. Moins de risques.

Lina l’attendait déjà.

Lorsqu’il la vit, quelque chose se détendit en lui, aussitôt remplacé par une tension plus profonde encore. Elle n’avait rien changé. Et pourtant, elle semblait différente. Plus consciente de l’effet qu’elle produisait.

Ils échangèrent des banalités, mais leurs corps parlaient autrement. Chaque geste était mesuré. Chaque regard portait une charge retenue.

— Tu as l’air épuisé, dit-elle doucement.

Il eut un sourire fatigué.

— C’est un état permanent en ce moment.

Ils burent lentement. Trop lentement. Comme si le temps pouvait être étiré pour éviter l’inévitable.

— Tu sais, reprit-elle, je ne te demande pas d’être parfait.

Il la regarda longuement.

— C’est justement le problème.

Leurs mains se frôlèrent. Pas par accident. Par choix.

Ce contact déclencha quelque chose de brutal chez Adrien. Une envie presque physique de perdre le contrôle. Il se pencha légèrement vers elle, sa voix plus basse.

— Il y a des choses que je ne peux pas t’offrir sans te mettre en danger.

— Je ne suis pas fragile, répondit-elle.

— Je sais.

C’est ce qui me fait peur.

Ils s’embrassèrent enfin. Un baiser contenu, mais chargé. Trop chargé pour être anodin. Quand ils se séparèrent, leurs respirations étaient déjà désaccordées.

Ils savaient qu’ils jouaient avec une limite.

Et aucun des deux ne voulait vraiment l’éviter.

Les jours suivants furent marqués par un retour du silence.

Adrien ne disparut pas complètement. Il maintint le lien. Mais il le contrôlait. Trop.

Lina le sentit immédiatement. Ce n’était pas une question de fréquence. C’était une question de présence réelle.

Elle observa sans commenter. Elle nota les changements. Les réponses plus vagues. Les promesses floues.

Quand ils se retrouvèrent enfin, elle était prête.

— Tu me caches quelque chose, dit-elle simplement.

Adrien resta immobile.

— Je fais de mon mieux, répondit-il.

— Ce n’est pas ce que je t’ai demandé.

Il soupira, passa une main sur son visage.

— Je te protège.

Ces mots la blessèrent plus qu’elle ne l’aurait cru.

— Ne fais pas ça, dit-elle avec calme. Ne transforme pas ton silence en vertu.

Il s’approcha, instinctivement.

— Je ne veux pas te perdre.

— Alors ne m’éloigne pas sans m’expliquer.

Il détourna le regard.

Ce fut là que quelque chose se brisa vraiment.

Pas de cris.

Pas de drame.

Juste cette certitude douloureuse : ils étaient attirés l’un par l’autre, mais pas encore capables de se dévoiler l'un à l'autre.

La passion était toujours là.

Mais désormais, elle avait une fissure.

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