Share

Chapitre 5

Author: Jeanne Chino
« Pourquoi tu dis ça ? On est déjà une famille, non ? »

Delphine, tout en faisant mine d'éviter doucement la main de Léo, m'a lancé un regard craintif, rempli de reproche silencieux — comme si elle portait contre moi une plainte muette que seul lui pouvait entendre.

Léo s'est tourné vers moi, les yeux noirs de colère.

« Marion ! Pourquoi tu embêtes Delphine ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu n'étais pas comme ça, avant ! »

Qu'est-ce que je suis devenue ? Non. La vraie question, c'était qu'est-ce que vous êtes devenus, vous ? Maman, autrefois si douce et attentionnée. Papa, sévère mais juste. Et Léo, mon frère qui me protégeait toujours… Aujourd'hui, je ne reconnaissais plus aucun d'eux.

Je me suis contentée de lui répondre avec un sourire glacé, en le regardant droit dans les yeux :

« Alors vas-y, demande à Delphine. Dis-lui de dire en quoi je l'ai maltraitée. Je lui ai même laissé ma chambre. Qu'est-ce qu'elle veut de plus ? »

Delphine a aussitôt baissé les yeux, incapable de soutenir mon regard. Mais ce petit geste de faiblesse a suffi à raviver la colère protectrice de Léo. Il s'est mis à crier :

« C'est ton ton hautain qui la blesse ! Elle vient juste d'arriver ici ! C'est normal que tu lui laisses un peu de place ! »

Et me voilà, transformée en l'ennemie à abattre, tandis que lui, le preux chevalier, volait au secours de sa précieuse princesse.

Et bien sûr, mes parents n'ont rien fait d'autre qu'aggraver les choses.

« Marion, ton frère ne revient pas souvent, ne le contrarie pas. Allez, excuse-toi auprès de lui et de Delphine. »

Je les ai regardés, tous les trois, aussi injustes qu'aveugles, et j'ai dit, mot après mot :

« Ce que Delphine veut, je peux le lui céder. Parce que ça ne m'intéresse pas. Mais des excuses ? Jamais. »

J'ai claqué la porte de ma chambre et je me suis enfermée à l'intérieur, laissant leurs cris et la colère impuissante de Léo de l'autre côté du mur. Ce jour-là, leur joyeuse famille de quatre est sortie ensemble pour passer du bon temps. Personne n'a pensé à m'appeler. Personne n'a songé à me rapporter quoi que ce soit à manger.

Dans ma vie d'avant, j'aurais été effondrée. J'aurais peut-être pleuré, fait une grève de la faim, ou même fugué pour les faire culpabiliser. Mais aujourd'hui, je sais que ça ne sert à rien. Ça ne fait que me blesser davantage, et user mon propre corps pour rien.

Je me suis préparé un bon bol de nouilles, et en mangeant, j'ai ouvert le manuel que j'avais acheté en cachette.

Depuis ma réincarnation, je n'avais pas perdu un seul jour. Je travaillais dur, chaque minute, chaque seconde, pour devenir quelqu'un par moi-même. Et après mûre réflexion, j'avais décidé : je voulais devenir médecin.

J'avais sept ans, mais dans ma tête, je gardais les capacités intellectuelles d'une femme de plus de vingt ans. En classe, je laissais Delphine loin derrière moi. Ses petites manigances de fille fragile et faussement gentille impressionnaient toujours mes parents, mais face aux professeurs, ça ne marchait pas. Un contrôle raté restait un contrôle raté.

À la fin du trimestre, j'étais première de l'année. Delphine, elle, figurait parmi les derniers. Et chaque fois qu'un professeur convoquait les parents pour ses résultats catastrophiques, Delphine fondait en larmes, expliquant que la pression lui avait déclenché une crise ophtalmique. Mais jamais elle n'acceptait d'aller dans une école spécialisée. Jamais. À chaque période d'examens, c'était le chaos à la maison. Elle pleurait, criait, faisait des scènes… Impossible de réviser dans ce genre d'ambiance.

Pour ne pas blesser Delphine, et éviter qu'on la regarde de travers à cause de son statut d'enfant adoptée, mes chers parents compatissants avaient pris une décision très claire : ils iraient ensemble à la réunion parents-profs de Delphine. Même si la mienne avait lieu le même jour, à la même heure.

Ils ne pouvaient pas ignorer que, à cause de leur favoritisme évident, je devenais la risée de la classe. Mes camarades me chuchotaient dans le dos que j'étais une fille avec des parents, mais sans amour.
Continue to read this book for free
Scan code to download App

Latest chapter

  • L’amour introuvable   Chapitre 12

    « Moi, égoïste ? Moi, sans cœur ? C'est moi qui ai harcelé Delphine depuis l'enfance ? »« Vous disiez qu'elle était fragile, alors je lui ai laissé ma chambre pour aller dormir dans celle de la nounou. Vous disiez qu'elle avait besoin de plus d'attention, alors je suis allée seule à l'école dès l'âge de sept ans. Vous disiez qu'elle devait se faire soigner, alors j'ai toujours étudié avec des bourses, sans vous coûter un centime. Quand elle éternuait, toute la famille accourait à l'hôpital. Moi, j'ai eu 39°C de fièvre et personne ne s'en est soucié. »« Vous alliez à ses réunions parents-profs, vous vous rappeliez toujours de son anniversaire. Tout ce qu'elle voulait, je devais lui céder. Même mes parents, je vous ai laissés... Qu'est-ce que vous voulez de plus ? Oui, elle a eu une vie difficile, mais ce n'est pas ma faute. Ce n'est pas moi qui l'ai rendue malade ! »« Et tu dis que je ne suis pas digne d'être médecin ? Chaque livre, je l'ai acheté moi-même. Chaque école, je l'ai inté

  • L’amour introuvable   Chapitre 11

    Avant mon départ, j'ai passé une nuit entière à discuter à cœur ouvert avec la proviseure. Elle avait depuis longtemps compris que Maxime éprouvait des sentiments particuliers pour moi, mais elle m'a quand même dit avec fermeté que, même si un jour Maxime et moi ne finissions pas ensemble, je resterais toujours sa fille préférée.Après mon entrée à l'université, je n'ai plus jamais eu de contact avec la famille Laurent. Pourtant, ils ont continué à utiliser sans vergogne la carte bancaire que je leur avais laissée. J'ai tout de même entendu quelques nouvelles à leur sujet, à travers d'anciens amis. Il paraît qu'ils étaient dans une situation compliquée.Lors des examens d'entrée à l'université des Beaux-Arts, Delphine a de nouveau été rattrapée par ses problèmes de vue. Comme je ne m'étais pas présentée cette fois-là, elle avait pris le risque de mettre son nom sur une copie particulièrement réussie, dessinée par quelqu'un d'autre. Ensuite, elle était allée pleurnicher auprès de mon pè

  • L’amour introuvable   Chapitre 10

    Nous sommes assis au bord du lac, dans un cadre magnifique, à partager le gâteau d'anniversaire. La proviseure m'a offert un sac à dos tout neuf, et Maxime, lui, m'a offert un bracelet qu'il avait tressé de ses propres mains. Rien qu'en imaginant Maxime, d'habitude si brusque et maladroit, concentré à enfiler des fils et à faire des nœuds, je n'ai pas pu m'empêcher d'éclater de rire. Rouge de honte, Maxime s'est mis à sauter sur place, comme un enfant vexé.Deux années ont passé en un clin d'œil. J'étais sur le point de terminer le lycée. Pour couper les ponts avec la famille Laurent, j'ai décidé d'étudier la médecine à l'étranger. Grâce à mes excellents résultats, l'université m'a accordé une bourse complète.C'est seulement à la réception de la lettre d'admission que la famille Laurent a découvert mon projet. Je pensais que mes parents, toujours aussi dramatiques, allaient encore me reprocher de prendre des décisions toute seule.Mais à ma surprise, leur attitude avait radicalement

  • L’amour introuvable   Chapitre 9

    À ce moment-là, la proviseure, qui venait de garer la voiture, est arrivée à grandes enjambées. Les parents Laurent, en la voyant, ont aussitôt troqué leur visage hystérique contre un sourire flatteur, comme si de rien n'était.Delphine allait entrer au lycée l'an prochain. Elle avait des résultats médiocres mais une ambition débordante : elle rêvait d'intégrer le meilleur établissement, ce qui nécessitait forcément un coup de pouce de la proviseure.Dès qu'elle a compris que Maxime était le fils de la proviseure, une drôle d'expression a traversé le visage de Delphine. Elle a même discrètement lâché le bras de Léo.« Je savais que Marion ne nous aurait jamais menti. »Mes parents ont repris leurs esprits. Ils se sont mis à s'excuser maladroitement, surtout par peur de vexer Maxime. Moi, j'étais juste incluse dans le lot.« Merci, Madame la Proviseure, de prendre soin de Marion, même un jour de repos. »Maxime les regardait changer de ton plus vite qu'on tourne une page. Il a lâché un

  • L’amour introuvable   Chapitre 8

    « Elle est malade des yeux, pas aveugle non plus. Pourquoi faudrait toujours lui céder la place ? »La proviseure a tapé doucement sur le front de Maxime pour le rappeler à l'ordre. Puis, elle m'a prise dans ses bras, et en me caressant doucement le dos, comme une vraie mère, elle a dit :« Dans ce cas, tu vas devenir ma filleule. Un enfant aussi adorable, s'ils n'en veulent pas, moi j'en veux bien. »Je me suis effondrée dans ses bras, en larmes. À côté de nous, Maxime a murmuré dans sa barbe :« Si tu deviens sa fille… ça veut dire qu'on est frère et sœur maintenant ! »J'ai passé au lycée la période la plus paisible de toute ma vie. Même pendant les vacances d'hiver et d'été, je restais souvent en internat sous prétexte d'étudier.Mes parents n'avaient de toute façon plus vraiment le temps de s'occuper de moi. Apparemment, ils emmenaient Delphine partout pour consulter des médecins, et en même temps, ils l'inscrivaient à tout un tas de cours privés. Ils étaient si occupés qu'ils av

  • L’amour introuvable   Chapitre 7

    « C'est toujours comme ça avec les pistonnés, faut qu'ils s'installent pile au milieu. »« Être à côté d'elle, c'est se faire surveiller non-stop par le prof. Qui pourrait supporter ça ? »Les élèves se sont éparpillés tout autour, me laissant seule, isolée, assise en plein centre. Je gardais le dos bien droit et faisais semblant de ne pas entendre leurs moqueries. Sans me laisser perturber, j'ai ouvert calmement un manuel de soutien scolaire.C'est alors qu'un garçon a tiré la chaise à côté de moi et s'y est assis sans hésitation. Sa main fine et élégante s'est tendue vers moi.« Salut, tu es Marion Laurent ? Enchanté, je m'appelle Maxime Rousseau. Je peux être ton binôme ? »Je l'ai observé discrètement : un garçon à l'allure soignée, le genre qui plaît naturellement.« T'es sûr ? Si tu t'assois à côté de moi, certains vont dire que t'es pistonné. »Il a ri franchement, clignant de l'œil en se penchant vers mon oreille.« Haha, qu'ils essaient ! Je suis le fils de la proviseure. »C'

More Chapters
Explore and read good novels for free
Free access to a vast number of good novels on GoodNovel app. Download the books you like and read anywhere & anytime.
Read books for free on the app
SCAN CODE TO READ ON APP
DMCA.com Protection Status