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Chapitre 4

Author: Jeanne Chino
Même au moment crucial de l'examen d'entrée à l'université des beaux-arts, Delphine n'avait pas reculé. En pleine épreuve, elle avait soudain simulé un problème de vue, incapable de terminer son dessin. Et au moment de rendre les copies, elle avait échangé nos noms sur nos travaux.

Quand les résultats d'admission étaient tombés, j'avais tout de suite reconnu ma propre œuvre, affichée sous le nom de Delphine. J'avais supplié papa et maman de rétablir la vérité. Mais ils s'étaient contentés de serrer dans leurs bras une Delphine effondrée, en larmes, et de me dire, la voix pleine de reproches :

« Marion, tu pourras toujours repasser le concours l'année prochaine. Mais Delphine, elle… elle risque de perdre la vue d'un jour à l'autre ! »

« Elle a déjà eu une vie si difficile… Sois gentille, fais-lui une petite place. Tu verras, toi tu l'auras, ton école. »

C'était facile à dire, pour eux. Ils ne savaient pas combien d'heures j'avais passées à m'entraîner en secret. Combien de nuits j'avais dessiné dans le noir, jusqu'à en avoir mal aux yeux, juste pour ne pas être laissée derrière.

J'avais fini par craquer, hurlant :

« Elle m'a déjà volé papa et maman, et maintenant elle veut aussi me voler ma vie ?! Rendez-moi ma place, ou je quitte cette maison pour de bon ! »

Mais mon cri n'avait éveillé aucun regret. Seulement la colère brutale de mon père. Il m'avait giflée, furieux :

« Tu crois quoi ? Si Delphine n'avait pas eu ses problèmes de vue, tu l'aurais battue ? Tu n'as aucun talent pour la peinture. Même si tu entrais à l'école, tu serais bonne dernière ! »

Je m'étais figée, la joue brûlante, incapable de croire que ces mots sortaient de la bouche de mon propre père.

À la fin, Delphine avait bien obtenu ma place à l'université des beaux-arts. Et moi, j'étais devenue la risée du milieu. La fille biologique rejetée, humiliée. La perdante sans avenir, balayée par la fille adoptive au regard fragile. Mon rêve d'artiste s'était brisé. J'avais fini par mener une vie sans éclat, ni but.

Dans cette nouvelle vie, je n'avais plus la moindre passion pour le dessin. Alors, sous leurs yeux, j'ai pris tout le matériel de peinture qu'ils m'avaient offert, et je l'ai jeté dans la poubelle. Le visage de papa s'est assombri aussitôt. Mais cette fois, il n'a rien dit. Peut-être qu'au fond, il savait qu'il n'avait plus d'excuse. Ils sont simplement repartis, embarrassés, en emmenant Delphine.

Lorsque les vacances d'été ont commencé, mon frère Léo Laurent, qui faisait habituellement ses études à l'étranger, est revenu à la maison. Officiellement, c'était pour une réunion de famille. Mais en réalité, c'était surtout pour rencontrer la fameuse « nouvelle petite sœur » dont on lui avait tant parlé.

Comme dans ma vie d'avant, Léo a complètement succombé à son charme dès la première minute. Ce jour-là, Delphine est descendue dans le hall avec un voile blanc noué autour du visage, comme une aveugle. Elle avançait à tâtons, les bras tendus devant elle, cherchant son chemin. Puis, comme par hasard, elle a trébuché et est tombée droit dans les bras de Léo, qu'elle rencontrait pour la toute première fois.

Le visage rougi, les yeux embués, elle a murmuré d'une voix douce et fragile :

« Parce que je ne sais pas quand je deviendrai complètement aveugle, j'ai décidé d'apprendre à vivre dans le noir. Comme ça, je ne serai pas un fardeau pour papa, maman… ni pour toi, mon grand frère. »

Delphine savait parfaitement parler. Avec deux phrases, elle m'a mise à l'écart, tout en sous-entendant subtilement que notre relation était mauvaise.

Léo, jeune, impulsif et émotif, était resté sans voix. La jeune fille en face de lui, avec son air fragile et innocent, ressemblait à s'y méprendre à une héroïne du film — une de celles qu'on ne peut s'empêcher de protéger. Et à cet instant précis, il avait juré, en silence, de veiller sur Delphine pour le reste de sa vie.

Mes parents, tout heureux, ont aussitôt proposé une sortie en famille pour fêter le retour de Léo. Une journée rien que pour eux, histoire de « resserrer les liens ». Moi, je n'avais aucune envie de venir. Qu'ils profitent de leur jolie petite famille, tous les quatre. Qu'est-ce que ça avait encore à voir avec moi, la fille de trop — jalouse, capricieuse, mal-aimée ?

Mais évidemment, Delphine ne comptait pas me laisser respirer. Elle s'est doucement réfugiée dans un coin du salon, les épaules tremblantes, laissant tomber quelques larmes discrètes, brillantes comme des perles.

« Papa, maman… emmenez plutôt Léo et Marion. Vous êtes une vraie famille, tous les quatre. Moi, si je viens… je vais juste gâcher ce beau moment. »

Léo, pris de panique, s'est précipité vers elle. Avec une infinie tendresse, il lui a essuyé les larmes, comme si elle était en cristal.

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