Chapitre 1 — L’odeur des cendres
Aelis Le ciel est gris, la ville pourrie. Ça sent la pluie, la rouille, et le mensonge. Un cocktail âcre qui me colle à la gorge comme une menace silencieuse. Je m’accoude au rebord du toit, cigarette entre les lèvres, et je regarde les néons clignoter sur les façades suintantes de la Zone-3. Chaque lumière est une alarme. Chaque silence, une menace. Le béton transpire les souvenirs d’un monde mort depuis longtemps. Des cris étouffés montent parfois des ruelles, mais personne ne se retourne. Ici, on apprend à ne pas voir. À ne pas exister trop fort. La pluie commence, fine et glacée, comme si le ciel lui-même pleurait de honte. Je laisse les gouttes ruisseler sur mon visage. Une bénédiction sale. Un baptême post-apocalyptique. Mon blouson absorbe l’humidité, et l’odeur de cuir mouillé se mêle à celle du tabac. Je fume lentement, comme si cette clope était mon dernier luxe, mon dernier vestige de normalité. En bas, les ombres rampent. Des silhouettes maigres, fondues dans la crasse, prêtes à vendre leur peau pour une pile d’énergie ou un gobelet de stimulants frelatés. Un vieux camérabot survole la rue, lent et grinçant, ses lentilles fouillant chaque fissure, chaque visage. Il n’y a plus de lois ici. Juste des ordres. Et des balles pour ceux qui les questionnent. Ma sœur a disparu il y a trois mois. Un matin, l’appartement était vide. La porte grande ouverte. Une table renversée. Des éclats de verre. Et du sang. Trop peu pour un meurtre, trop pour un accident. Les autorités ont classé le dossier en moins de vingt-quatre heures. Fuite volontaire. Comportement instable. Sujet peu productif. Fin de l’histoire. Officiellement, elle s’est volatilisée. Officieusement, tout le monde s’en fout. Elle ne travaillait pas pour les bonnes corporations. Elle n’avait pas le bon pedigree. Une fille sans valeur statistique dans un monde de chiffres. Mais moi, je sais. Je sens. Quelque chose ne tourne pas rond dans ce qu’on m’a raconté. Et cette ville, avec ses entrailles numériques et ses placentas en béton, cache plus de secrets que de survivants. Je serre le pendentif retrouvé sous le caisson de ventilation. Son pendentif. Une lune fracturée. Je le porte autour du cou, près du cœur. Elle me l’avait offert quand j’avais dix ans. "Quand tu auras peur, regarde la lune. Elle veille toujours." Ce soir, la lune ne veille sur rien. — Tu comptes finir ta clope ou l’utiliser comme arme ? Je ne sursaute pas. Il sait entrer dans un espace comme une idée toxique : subtile, insidieuse, impossible à ignorer. Caelum Vortys. Il a l’air d’un glitch en chair et en os. Manteau noir jusqu’aux chevilles, silhouette longiligne, regard indéchiffrable. Il a quelque chose de dérangé dans la posture, dans la manière dont il tient sa tête, légèrement inclinée, comme s’il se moquait du monde, ou qu’il en avait déjà vu la fin. — Je réfléchissais à une façon élégante de cramer le Syndicat. Il ricane. Le son est sec, tranchant. Pas un rire. Une érosion. — Bonne chance. Ils sont plus nombreux que les cafards, et bien plus rancuniers. — Justement ce qu’il me faut. Il avance. Son pas ne fait presque aucun bruit, comme si la gravité elle-même hésitait à le retenir. À cette distance, je capte mieux les détails. Les tatouages qui serpentent le long de sa gorge, les inscriptions en alphabets oubliés, les fragments de code et les runes hybrides, cybernétiques et archaïques. Ce type est un message crypté, un manifeste chaotique tatoué à même la peau. Et certaines lignes sont brouillées par des cicatrices. Des erreurs de parcours. Des trahisons. — Tu veux infiltrer le cœur du Syndicat. Tu veux retrouver ta sœur. Très noble. Très con aussi. Tu sais ce qu’ils font aux infiltrés ? Je le fixe droit dans les yeux. — Je sais ce qu’ils ont fait à elle. Et je sais ce que je suis prête à faire en retour. Il me jauge. Comme s’il mesurait la profondeur de ma haine, la densité de mon désespoir. — T’as des crocs, princesse. J’aime ça. — Ne m’appelle plus jamais comme ça. — Marché conclu. Il sort un datapad. L’objet brille d’un bleu glacé, pulsant comme un cœur synthétique. Il me le tend. L’écran se déploie en éventail lumineux. Dossiers cryptés. Cartes mentales. Cibles. Coordonnées. Protocoles de contact. Falsifications d’identités. Tout y est. Une descente balisée vers l’enfer. Je prends l’objet, sans trembler. — Tu commenceras en bas. Tu grimperas s’ils te laissent vivre assez longtemps. Et faut que tu sois claire sur un point : ce monde-là n’a pas de place pour les scrupules. Tu veux survivre ? Alors oublie la morale. Et oublie qui tu es. — Trop tard. J’ai déjà tout brûlé. Le datapad glisse dans ma poche. Il est plus lourd qu’il n’y paraît. Ou peut-être est-ce juste le poids de ce que je viens d’accepter. Le vent redouble, fouettant nos visages, apportant avec lui des relents de plastique fondu et d’ozone. Une sirène résonne dans le lointain. Quelqu’un hurle. Puis le silence retombe. Compact. Tendu. En contrebas, un convoi blindé fend la brume. Trois véhicules, bardés d’armures, escortés par des sentinelles à visière rouge. Deux enfants se cachent sous une arche effondrée, pelotonnés l’un contre l’autre. Personne ne les aide. Personne ne les voit. Ils sont déjà des fantômes. Caelum me fixe encore un instant. Son regard s’attarde, cherche quelque chose. Une faille, peut-être. Un doute. Il ne trouve rien. — Première mission dans douze heures. Une cargaison. Un test. Sois à l’heure, ou meurs à l’avance. Il disparaît dans l’escalier rouillé, avalé par la rouille et la nuit. Je reste seule sur le toit. Le vent m’arrache les dernières braises de ma clope. Je pense à elle. À son rire. À sa voix. À la peur dans ses yeux, la dernière fois qu’on s’est vues. Je pense à ce qu’elle aurait fait à ma place. Et je sais déjà que je vais aller plus loin. Plus bas. Plus profond. Je jette mon mégot par-dessus le rebord. Il tombe dans l’obscurité. Moi, je reste. Immobile. En veille. Là où la cendre s’accumule, une étincelle suffit à tout faire exploser.Chapitre 18 — Fractures et promessesAelisLa messagère s’effondre presque à mes pieds, haletante, les traits tirés par la peur. Zara et Nikolai la soutiennent rapidement, tandis que je tends la main pour recevoir la lettre qu’elle serre dans ses doigts tremblants. Le bruit de ses pas précipités et son arrivée soudaine avaient déjà figé le camp dans une tension palpable.— Qui est-ce ? demandai-je d’une voix ferme, la gorge nouée, le cœur battant à tout rompre.Elle lève un regard désespéré vers moi, les yeux emplis de terreur et de fatigue.— Je viens de la cité de Valdren... murmure-t-elle à peine. Ils nous poursuivent, plus nombreux et plus impitoyables que jamais. Leur chef a donné l’ordre de vous éliminer. Mais… il y a une alliance possible. Une trêve fragile, seulement si vous acceptez de venir les rencontrer.Un murmure traverse le camp. La trêve. Ce mot qui résonne comme une promesse, aussi fragile qu’un souffle au cœur d’un ouragan.Je plisse les yeux, mes pensées s’emballent
Chapitre 17 — L’ombre des souvenirsAelisLe silence après la fuite est presque irréel. La forêt s’étend autour de nous, vaste, dense, une mer de feuilles et d’ombres mouvantes qui semble vouloir nous avaler tout entiers. Pourtant, c’est ici que nous devons tenir. Ici que nous devons trouver la force de continuer, de renaître, même si chaque pas semble lourd d’une fatigue infinie.Je pose doucement Soren au sol, son corps frêle encore tremblant, le front perlé de sueur. Il ferme les yeux, cherche un souffle plus calme, mais ses doigts s’agrippent à la terre, comme pour s’ancrer, s’accrocher à quelque chose de réel. À côté de lui, les enfants se rassemblent en un petit groupe, hagards mais vivants, leurs regards encore hantés par la violence qu’ils ont fuit. Leur innocence volée pèse lourdement sur mon cœur.Nikolai s’éloigne un instant, s’enfonçant dans les fourrés pour vérifier les alentours. Sa silhouette massive se fond dans la végétation, mais son pas reste ferme, assuré, chaque m
Chapitre 16 — Le poids du renouveauAelisLes échos des explosions résonnent encore dans mes oreilles, un grondement sourd qui semble se fondre en un battement continu, lourd et oppressant. La poussière retombe lentement, fine et implacable, déposant sur nos corps épuisés un voile grisâtre, rappel brutal de la destruction qu’on vient de traverser. Autour de nous, la base improvisée s’anime dans un tumulte chaotique : des murmures d’angoisse, des ordres hurlés par-dessus le vacarme, des pas précipités qui s’entrechoquent sur le sol jonché de gravats et de cendres.Je tiens Soren contre mon épaule, sentant son souffle court, irrégulier, presque fragile. Pourtant, il tient bon. Malgré tout, il est là. Son regard, grand et apeuré, s’accroche au mien avec cette innocence qu’aucune guerre ne devrait jamais pouvoir voler. Mais ici, rien n’est jamais sûr, rien n’est jamais acquis. Et ça me serre le cœur.Nikolai s’approche à grands pas, sa silhouette imposante dégage une force silencieuse, ma
Chapitre 15 — Ceux qui renaissent des cendresAelisLe souffle glacé du matin fouette mes joues, mord la peau à travers le tissu usé de ma cape. L’air est lourd de cendres et de poussière, chargé de cette odeur âcre et persistante qui s’accroche à nos vêtements, à nos cheveux, à nos poumons. Autour de nous, les ruines fumantes du centre détruit se dressent comme un cimetière en flammes. Des carcasses de métal tordues, des murs éventrés, des éclats noirs qui crachent encore une fumée âcre. L’odeur de la brûlure mêlée à celle plus douce, presque sucrée, de la sueur et du sang frais me colle à la peau, imprègne mes sens.Dans mes bras, onze enfants. Onze corps frêles, onze vies volées à l’ombre d’un cauchemar industriel qui nous pourchasse sans relâche. Certains sont endormis, épuisés par la fuite, d’autres pleurent doucement, ou fixent le vide, les yeux pleins d’une douleur que je connais trop bien. Onze âmes suspendues à mes forces vacillantes. Combien de temps encore pourrons-nous ten
Chapitre 14 — Ceux qui portent le feuNikolaiLe monde ne s’arrête pas quand on tue un monstre.Il s’adapte. Il se tord. Il enfante d’autres bêtes, plus rusées, plus douces, plus masquées. On a cru que l’ombre mourrait avec lui. Mais à l’instant où Aelis et moi franchissons la frontière de la Zone Morte avec l’enfant dans les bras, je comprends que tout recommence.La gamine ne parle pas. Elle s’appelle Lya. Ou du moins, c’est ce que son bracelet électronique prétend. Sept ans. Dossier effacé. Organes déjà modifiés. Elle n’a connu que les murs froids, les seringues et la douleur.Aelis ne la lâche plus.Moi, je ne dors plus.On se terre dans un bunker oublié par les cartes. Une grotte de béton entre les montagnes noires et les forêts rouges du Nord. Les anciens résistants y laissaient des stocks. L’endroit pue l’humidité, mais il est sûr. Pour l’instant.Je regarde Aelis jouer avec Lya. Lentement, elle lui apprend des gestes simples. Nommer les couleurs. Nommer les choses. Nommer la p
Chapitre 13 — Le Sang des PromessesNikolaiJe la tiens encore dans mes bras quand les gyrophares déchirent la nuit.Aelis tremble. Pas de froid. Pas de peur. D’un trop-plein. De cette tension qu’elle contient depuis trop longtemps. Je sens son cœur battre contre ma poitrine, irrégulier, affolé. Et le mien répond. Pas par tendresse. Par instinct.Je nous traîne dans une ruelle, loin de la rave en flammes. Je la plaque contre le mur suintant de moisissure, cherche ses yeux. Ils sont dilatés, trop noirs. Elle n’est pas vraiment là. Je l’ai déjà vue dans cet état. Quand elle remonte trop loin. Quand les douleurs des autres prennent le dessus sur les siennes.Je claque des doigts devant elle.— Aelis. Reviens.Elle cligne des yeux. Une fois. Deux fois. Puis elle expire. Longtemps. Comme si elle expulsait toute l’horreur du monde par ses poumons.— Il est encore là, murmure-t-elle.Je fronce les sourcils.— Qui ?Elle me fixe. Et je comprends.Mon père.Je serre les poings. Mes ongles s’en