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L'empreinte du désir
L'empreinte du désir
Author: Doriane Santos

L’odeur des cendres

last update Last Updated: 2025-06-05 18:41:14

Chapitre 1 — L’odeur des cendres

Aelis

Le ciel est gris, la ville pourrie. Ça sent la pluie, la rouille, et le mensonge. Un cocktail âcre qui me colle à la gorge comme une menace silencieuse. Je m’accoude au rebord du toit, cigarette entre les lèvres, et je regarde les néons clignoter sur les façades suintantes de la Zone-3. Chaque lumière est une alarme. Chaque silence, une menace. Le béton transpire les souvenirs d’un monde mort depuis longtemps. Des cris étouffés montent parfois des ruelles, mais personne ne se retourne. Ici, on apprend à ne pas voir. À ne pas exister trop fort.

La pluie commence, fine et glacée, comme si le ciel lui-même pleurait de honte. Je laisse les gouttes ruisseler sur mon visage. Une bénédiction sale. Un baptême post-apocalyptique. Mon blouson absorbe l’humidité, et l’odeur de cuir mouillé se mêle à celle du tabac. Je fume lentement, comme si cette clope était mon dernier luxe, mon dernier vestige de normalité.

En bas, les ombres rampent. Des silhouettes maigres, fondues dans la crasse, prêtes à vendre leur peau pour une pile d’énergie ou un gobelet de stimulants frelatés. Un vieux camérabot survole la rue, lent et grinçant, ses lentilles fouillant chaque fissure, chaque visage. Il n’y a plus de lois ici. Juste des ordres. Et des balles pour ceux qui les questionnent.

Ma sœur a disparu il y a trois mois. Un matin, l’appartement était vide. La porte grande ouverte. Une table renversée. Des éclats de verre. Et du sang. Trop peu pour un meurtre, trop pour un accident. Les autorités ont classé le dossier en moins de vingt-quatre heures. Fuite volontaire. Comportement instable. Sujet peu productif. Fin de l’histoire. Officiellement, elle s’est volatilisée. Officieusement, tout le monde s’en fout. Elle ne travaillait pas pour les bonnes corporations. Elle n’avait pas le bon pedigree. Une fille sans valeur statistique dans un monde de chiffres.

Mais moi, je sais. Je sens. Quelque chose ne tourne pas rond dans ce qu’on m’a raconté. Et cette ville, avec ses entrailles numériques et ses placentas en béton, cache plus de secrets que de survivants.

Je serre le pendentif retrouvé sous le caisson de ventilation. Son pendentif. Une lune fracturée. Je le porte autour du cou, près du cœur. Elle me l’avait offert quand j’avais dix ans. "Quand tu auras peur, regarde la lune. Elle veille toujours." Ce soir, la lune ne veille sur rien.

— Tu comptes finir ta clope ou l’utiliser comme arme ?

Je ne sursaute pas. Il sait entrer dans un espace comme une idée toxique : subtile, insidieuse, impossible à ignorer. Caelum Vortys. Il a l’air d’un glitch en chair et en os. Manteau noir jusqu’aux chevilles, silhouette longiligne, regard indéchiffrable. Il a quelque chose de dérangé dans la posture, dans la manière dont il tient sa tête, légèrement inclinée, comme s’il se moquait du monde, ou qu’il en avait déjà vu la fin.

— Je réfléchissais à une façon élégante de cramer le Syndicat.

Il ricane. Le son est sec, tranchant. Pas un rire. Une érosion.

— Bonne chance. Ils sont plus nombreux que les cafards, et bien plus rancuniers.

— Justement ce qu’il me faut.

Il avance. Son pas ne fait presque aucun bruit, comme si la gravité elle-même hésitait à le retenir. À cette distance, je capte mieux les détails. Les tatouages qui serpentent le long de sa gorge, les inscriptions en alphabets oubliés, les fragments de code et les runes hybrides, cybernétiques et archaïques. Ce type est un message crypté, un manifeste chaotique tatoué à même la peau. Et certaines lignes sont brouillées par des cicatrices. Des erreurs de parcours. Des trahisons.

— Tu veux infiltrer le cœur du Syndicat. Tu veux retrouver ta sœur. Très noble. Très con aussi. Tu sais ce qu’ils font aux infiltrés ?

Je le fixe droit dans les yeux.

— Je sais ce qu’ils ont fait à elle. Et je sais ce que je suis prête à faire en retour.

Il me jauge. Comme s’il mesurait la profondeur de ma haine, la densité de mon désespoir.

— T’as des crocs, princesse. J’aime ça.

— Ne m’appelle plus jamais comme ça.

— Marché conclu.

Il sort un datapad. L’objet brille d’un bleu glacé, pulsant comme un cœur synthétique. Il me le tend. L’écran se déploie en éventail lumineux. Dossiers cryptés. Cartes mentales. Cibles. Coordonnées. Protocoles de contact. Falsifications d’identités. Tout y est. Une descente balisée vers l’enfer.

Je prends l’objet, sans trembler.

— Tu commenceras en bas. Tu grimperas s’ils te laissent vivre assez longtemps. Et faut que tu sois claire sur un point : ce monde-là n’a pas de place pour les scrupules. Tu veux survivre ? Alors oublie la morale. Et oublie qui tu es.

— Trop tard. J’ai déjà tout brûlé.

Le datapad glisse dans ma poche. Il est plus lourd qu’il n’y paraît. Ou peut-être est-ce juste le poids de ce que je viens d’accepter. Le vent redouble, fouettant nos visages, apportant avec lui des relents de plastique fondu et d’ozone. Une sirène résonne dans le lointain. Quelqu’un hurle. Puis le silence retombe. Compact. Tendu.

En contrebas, un convoi blindé fend la brume. Trois véhicules, bardés d’armures, escortés par des sentinelles à visière rouge. Deux enfants se cachent sous une arche effondrée, pelotonnés l’un contre l’autre. Personne ne les aide. Personne ne les voit. Ils sont déjà des fantômes.

Caelum me fixe encore un instant. Son regard s’attarde, cherche quelque chose. Une faille, peut-être. Un doute. Il ne trouve rien.

— Première mission dans douze heures. Une cargaison. Un test. Sois à l’heure, ou meurs à l’avance.

Il disparaît dans l’escalier rouillé, avalé par la rouille et la nuit. Je reste seule sur le toit. Le vent m’arrache les dernières braises de ma clope. Je pense à elle. À son rire. À sa voix. À la peur dans ses yeux, la dernière fois qu’on s’est vues. Je pense à ce qu’elle aurait fait à ma place. Et je sais déjà que je vais aller plus loin. Plus bas. Plus profond.

Je jette mon mégot par-dessus le rebord. Il tombe dans l’obscurité. Moi, je reste. Immobile. En veille. Là où la cendre s’accumule, une étincelle suffit à tout faire exploser.

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